Du combat rapproché et du sport collectif : aujourd’hui,
l’approche scientifique
Le
13 novembre 1960, au Stade Silvo-Appiani de Padoue, l’Inter Milan subissait une
défaite humiliante en septième journée de série A. C’était la troisième journée
sans victoire pour le nouvel entraîneur Helenio Herrera. Ereinté par la presse,
Herrera remet tout à plat. A partir des observations des matchs (il note alors tout, de la qualité de l’herbe des terrains aux tics techniques de ses joeurs en
passant par les trajectoires des ballons) et de l’étude des idées des autres jusqu'à loin dans le passé, il
met en place un nouveau système : le « catenaccio » (verrou), avec une
défense renforcée grâce au libero et une capacité de contre-attaque verticale
ultra-rapide, système qui va lui permettre de s’imposer dans le championnat
italien et même en Europe, en prenant simplement moins de but (0,9 en moyenne
par match contre 1,7 marqués pendant huit ans) que les adversaires. On en
reparlera.
Ce qui est intéressant dans les sports collectifs pour qui étudie
le combat, c’est qu’on s’y affronte aussi de manière directe et dans un cadre
très contraint. Il y a peu d’innovations techniques dans les sports collectifs (de
nouveaux ballons, quelques équipements personnels plus sophistiqués mais guère
plus) et donc une obligation d’innover dans tous les autres champs. Ces
innovations de structures ou de méthodes, de loin les plus nombreuses dans tous
les domaines, surviennent après un changement de regard, parfois soudain par
intuition, mais bien plus souvent par une analyse rigoureuse.
En 1977, l’historien Bill James publie Baseball Abstract, qui popularise l’analyse mathématique du
base-ball (ou sabermetrics par
référence à la SABR, Society for American
Baseball Research, une société fondée en 1971). Il faut cependant attendre en effet le début des
années 2000 et une grande nécessité, une très faible masse salariale pour un
club de Major League baseball, pour que Billy Beane, le directeur-général des Athletics d'Oakland, l'adopte.
Le plus
intéressant de cette histoire (décrite en 2003 dans Moneyball de Michael Lewis et dans un film éponyme [ou « Le
stratège »] en 2011) est que cette étude rationnelle a montré que les
critères qui étaient utilisés « habituellement » par tous les clubs
pour recruter des joueurs étaient complètement dépassés. On recrutait donc très cher
des joueurs pour de mauvaises raisons, et par voie de conséquences, il était
possible d’acquérir des joueurs en réalité plus performants mais sous-estimés. A
partir de 2002, l’équipe atypique des Athletics
a pu ainsi rivaliser avec les meilleures équipes de MLB avec une masse
salariale trois fois inférieure, jusqu’à ce que les grandes équipes intègrent à leur tour cette innovation (et le succès de
Moneyball n’est pas étranger à ce
retournement).
Ce qui est intéressant aussi c’est qu’en réalité cette méthode
scientifique était déjà employée dans d’autres sports. Encore fallait-il regarder
hors de son centre d’intérêt et son domaine de compétence pour trouver des idées nouvelles. Cette configuration
mentale en T (compétence profonde + ouverture d’esprit), on pouvait dès l’époque de Baseball Abstract, la
retrouver à Kiev chez Valeri Lobanovksi, entraîneur du Dynamo. Lobanovksi
présentait la caractéristique, courante à cette époque en URSS, d’avoir été à
la fois un bon joueur de football, médaille d’or de mathématique dans son lycée
et diplômé d’ingénierie de chauffage de l’institut polytechnique de Kiev.
Lui aussi, lorsqu’il prend la tête du Dynamo en 1973 et comme
Billy Beane plus tard, est confronté au problème du manque de ressources. Le
football n’est pas prioritaire dans une URSS où les fonds sont centralisés et
les joueurs sont de semi-amateurs qui doivent se confronter aux clubs
professionnels européens (dont Saint-Etienne en demi-finale de Coupe d'Europe). Par nécessité (mais ce n’est pas
le seul à devoir face au même défi) et par goût, il entreprend de remettre les
choses à plat et de pratiquer un « football scientifique ».
Lobanovski est le premier à utiliser les nouvelles technologies de l’époque
(informatique, cassettes vidéos) pour accumuler le maximum de données sur ses
joueurs, ceux des autres clubs, toutes les méthodes et systèmes de jeu
utilisés par les autres. Il est le premier aussi à s’entourer de
scientifiques, comme le Dr Anatoliy Zelentsov, spécialiste de bio-énergie (avec
qui il écrit Base méthodologique du
développement de modèles d’entraînements) mais aussi des psychologues et
même des philosophes. Curieux, il s’intéresse aussi au fonctionnement du cirque
de Moscou ou le Bolchoï dont il tire de précieux enseignements.
A partir de toutes ces analyses, Lobanovski modélise le
jeu (14 tâches individuelles pour les attaquants, 13 pour les défenseurs, 20
actions de coalition) et définit un modèle de jeu jugé optimal (où l’aléatoire
est réduit au maximum) avec les joueurs dont il dispose : un 4-4-2 avec
milieu en losange et des schémas collectifs appris par cœur par drill.
S’appuyant à l’époque sur une grande longévité de joueurs (et de l’entraîneur),
Lobanovski fait du Dynamo une « machine » remarquablement bien
organisée et performante jusqu’au moment où ses innovations sont copiées, son
système de jeu étudié et contré. Surtout l’environnement économique et
sociologique change radicalement avec la fin de la guerre froide et il ne peut
plus bénéficier de la stabilité nécessaire à l’efficacité du système.
Le monde militaire sait aussi parfois faire des observations
rigoureuses du réel et elles donnent souvent des résultats surprenants. A la fin du XVIe
siècle, Maurice de Nassau qui dispose lui aussi de ressources limitées face à
la puissante Espagne fait analyser rationnellement le combat de l'époque. Il en déduit une
optimisation du comportement des hommes sur le champ de bataille, matérialisé
par les fameuses planches où, trois siècles avant le taylorisme, les gestes des
soldats sont découpés et minutés. S’il mécanise le comportement des hommes, il
assouplit le fonctionnement des unités de combat et en obtient une
« productivité tactique » très supérieure à ce qui fait alors.
Si
Maurice de Nassau est un enfant de la Révolution des sciences (exactes) de son
époque, Ardant du Picq, moins de trois siècles plus tard, accompagne la
naissance des sciences humaines. Il est le premier à s’intéresser
scientifiquement (par le biais d’enquêtes et de sondages) au comportement des hommes sur
le champ de bataille. Notons qu’il agit ainsi en amateur éclairé, de soldat qui
va vers les sciences, et qu’il perdra la vie au cœur de son domaine d’étude.
Quelques dizaines d'années plus tard, à la fin des années 1930 puis dans les années de guerre, une analyse
rigoureuse du combat d’infanterie « tel qu’il se pratique » aboutit à
des observations étonnantes, en particulier celle que montrait que tout, ou
presque se passait à moins 400 mètres. Dans ces conditions, il n’était pas
forcément utile de disposer de munitions capables de frapper avec précision jusqu'à 800 mètres.
Avec des munitions moins puissantes que celles des fusils mais avec un peu plus que celles des pistolets mitrailleurs, il devenait possible de concevoir une arme capable de tirer au coup par coup ou en rafale sur la
majorité de l’espace de combat d’un fantassin. C’est ainsi qu’est né le fusil
d’assaut, dont la variante AK-47 et ses dérivées ont eu une influence forte sur
l’évolution du monde. L’observation des combats aériens au Vietnam a mené à une
révolution des méthodes d’entrainement des pilotes américains et un
accroissement spectaculaire de leur efficacité.
L’observation des choses ne débouche pas forcément sur des
changements profonds mais elle s'avère toujours utile ne serait-ce que pour confirmer
que le système en vigueur fonctionne bien, en attendant, en combat comme en sport, les adaptions de l'adversaire. Cette observation peut être surtout, on l’a
vu, la source d'innovations radicales ou même de rupture. Dans ces conditions pourquoi ne le
fait-on plus régulièrement voire de manière permanente ?
En premier lieu, parce que cela demande des ressources et des efforts,
ces mêmes ressources que l’on supprime en premier lorsqu’on veut faire des
économies à court terme et que l’on préserve lorsqu’on réfléchit à long terme. En
France, outre les initiatives de certains corps et unités élémentaires, le combat
rapproché aux petits échelons est étudié par deux laboratoires principaux :
les Commandement des opérations spéciales et la Direction des études et de la
prospective (EDP) de l’infanterie, et particulièrement son Bureau études
générales et doctrine. Ils font un travail remarquable mais leurs moyens, notamment
humains, sont limités, loin de la Close
Combat Lethality Task Force mise en place en février 2018 par le
Département de la défense américain avec des moyens conséquents et directement
rattaché au Secrétaire.Surtout, il faut en comprendre la nécessité et avoir conscience
limites des habitudes et des croyances, qui sont destinées là-encore à être
périmées un jour. Le vrai professionnel cultive le doute.
Pourtant que d’économies,
et avant tout en vies humaines, en observant, expérimentant, encourageant
les exercices et les combats réels dans le détail. Où se trouve la banque de
données qui compile les retex détaillés de tous les combats d’infanterie depuis
cinquante ans ? Est-on capable d’expliquer en détail comment sont tombés
les 600 soldats morts et les milliers de blessés « pour la France » depuis la guerre
d’Algérie et d’en tirer des enseignements ? Existe-t-il un équivalent à la
Society for American Baseball Research
consacrée au combat, une Académie du combat rapprochée qui rassemblerait autour
des institutions des experts bénévoles (ou réservistes) militaires ou civils
venus d’horizons divers ? Encourage-t-on les idées des chefs de groupe, de
sections et de compagnie ? Comment peut-on expérimenter au plus petits échelons ?
Avec quels moyens ? Existe-t-il des instruments de simulation efficaces
du combat rapproché ? J’ai vu dans un manuel de la Seconde Guerre mondiale
et réalisé moi-même (ce qui m’a été utile un jour) des études sur le
comportement tireur-cible (combien de mètres peut-on parcourir face à un tireur
en attente, surpris, etc.) pourquoi cela n'existe-t-il pas au niveau national ? Pratique-t-on des expérimentations bioénergétiques
avec capteurs ?
Il est temps de
travailler comme au XXIe siècle.
Raphaël
Cosmidis, Christophe Kuchly, Julien Momont, Les
entraîneurs révolutionnaires du football, Solar, 2017.
Jonathan Wilson, Inverting
the Pyramid: The History of Football Tactics, Orion, 2008.
Michael Lewis, Moneyball:
The Art of Winning an Unfair Game, WW Norton & Co, 2003.