lundi 21 mai 2018

Tactimétrie


Du combat rapproché et du sport collectif : aujourd’hui, l’approche scientifique

Le 13 novembre 1960, au Stade Silvo-Appiani de Padoue, l’Inter Milan subissait une défaite humiliante en septième journée de série A. C’était la troisième journée sans victoire pour le nouvel entraîneur Helenio Herrera. Ereinté par la presse, Herrera remet tout à plat. A partir des observations des matchs (il note alors tout, de la qualité de l’herbe des terrains aux tics techniques de ses joeurs en passant par les trajectoires des ballons) et de l’étude des idées des autres jusqu'à loin dans le passé, il met en place un nouveau système : le « catenaccio » (verrou), avec une défense renforcée grâce au libero et une capacité de contre-attaque verticale ultra-rapide, système qui va lui permettre de s’imposer dans le championnat italien et même en Europe, en prenant simplement moins de but (0,9 en moyenne par match contre 1,7 marqués pendant huit ans) que les adversaires. On en reparlera.

Ce qui est intéressant dans les sports collectifs pour qui étudie le combat, c’est qu’on s’y affronte aussi de manière directe et dans un cadre très contraint. Il y a peu d’innovations techniques dans les sports collectifs (de nouveaux ballons, quelques équipements personnels plus sophistiqués mais guère plus) et donc une obligation d’innover dans tous les autres champs. Ces innovations de structures ou de méthodes, de loin les plus nombreuses dans tous les domaines, surviennent après un changement de regard, parfois soudain par intuition, mais bien plus souvent par une analyse rigoureuse.

En 1977, l’historien Bill James publie Baseball Abstract, qui popularise l’analyse mathématique du base-ball (ou sabermetrics par référence à la SABR, Society for American Baseball Research, une société fondée en 1971). Il faut cependant attendre en effet le début des années 2000 et une grande nécessité, une très faible masse salariale pour un club de Major League baseball, pour que Billy Beane, le directeur-général des Athletics d'Oakland, l'adopte

Le plus intéressant de cette histoire (décrite en 2003 dans Moneyball de Michael Lewis et dans un film éponyme [ou « Le stratège »] en 2011) est que cette étude rationnelle a montré que les critères qui étaient utilisés « habituellement » par tous les clubs pour recruter des joueurs étaient complètement dépassés. On recrutait donc très cher des joueurs pour de mauvaises raisons, et par voie de conséquences, il était possible d’acquérir des joueurs en réalité plus performants mais sous-estimés. A partir de 2002, l’équipe atypique des Athletics a pu ainsi rivaliser avec les meilleures équipes de MLB avec une masse salariale trois fois inférieure, jusqu’à ce que les grandes équipes intègrent  à leur tour cette innovation (et le succès de Moneyball n’est pas étranger à ce retournement).

Ce qui est intéressant aussi c’est qu’en réalité cette méthode scientifique était déjà employée dans d’autres sports. Encore fallait-il regarder hors de son centre d’intérêt et son domaine de compétence pour trouver des idées nouvelles. Cette configuration mentale en T (compétence profonde + ouverture d’esprit), on pouvait dès l’époque de Baseball Abstractla retrouver  à Kiev chez Valeri Lobanovksi, entraîneur du Dynamo. Lobanovksi présentait la caractéristique, courante à cette époque en URSS, d’avoir été à la fois un bon joueur de football, médaille d’or de mathématique dans son lycée et diplômé d’ingénierie de chauffage de l’institut polytechnique de Kiev.

Lui aussi, lorsqu’il prend la tête du Dynamo en 1973 et comme Billy Beane plus tard, est confronté au problème du manque de ressources. Le football n’est pas prioritaire dans une URSS où les fonds sont centralisés et les joueurs sont de semi-amateurs qui doivent se confronter aux clubs professionnels européens (dont Saint-Etienne en demi-finale de Coupe d'Europe). Par nécessité (mais ce n’est pas le seul à devoir face au même défi) et par goût, il entreprend de remettre les choses à plat et de pratiquer un « football scientifique ». Lobanovski est le premier à utiliser les nouvelles technologies de l’époque (informatique, cassettes vidéos) pour accumuler le maximum de données sur ses joueurs, ceux des autres clubs, toutes les méthodes et systèmes de jeu utilisés par les autres. Il est le premier aussi à s’entourer de scientifiques, comme le Dr Anatoliy Zelentsov, spécialiste de bio-énergie (avec qui il écrit Base méthodologique du développement de modèles d’entraînements) mais aussi des psychologues et même des philosophes. Curieux, il s’intéresse aussi au fonctionnement du cirque de Moscou ou le Bolchoï dont il tire de précieux enseignements.

A partir de toutes ces analyses, Lobanovski modélise le jeu (14 tâches individuelles pour les attaquants, 13 pour les défenseurs, 20 actions de coalition) et définit un modèle de jeu jugé optimal (où l’aléatoire est réduit au maximum) avec les joueurs dont il dispose : un 4-4-2 avec milieu en losange et des schémas collectifs appris par cœur par drill. S’appuyant à l’époque sur une grande longévité de joueurs (et de l’entraîneur), Lobanovski fait du Dynamo une « machine » remarquablement bien organisée et performante jusqu’au moment où ses innovations sont copiées, son système de jeu étudié et contré. Surtout l’environnement économique et sociologique change radicalement avec la fin de la guerre froide et il ne peut plus bénéficier de la stabilité nécessaire à l’efficacité du système.

Le monde militaire sait aussi parfois faire des observations rigoureuses du réel et elles donnent souvent des résultats surprenants. A la fin du XVIe siècle, Maurice de Nassau qui dispose lui aussi de ressources limitées face à la puissante Espagne fait analyser rationnellement le combat de l'époque. Il en déduit une optimisation du comportement des hommes sur le champ de bataille, matérialisé par les fameuses planches où, trois siècles avant le taylorisme, les gestes des soldats sont découpés et minutés. S’il mécanise le comportement des hommes, il assouplit le fonctionnement des unités de combat et en obtient une « productivité tactique » très supérieure à ce qui fait alors. 

Si Maurice de Nassau est un enfant de la Révolution des sciences (exactes) de son époque, Ardant du Picq, moins de trois siècles plus tard, accompagne la naissance des sciences humaines. Il est le premier à s’intéresser scientifiquement (par le biais d’enquêtes et de sondages) au comportement des hommes sur le champ de bataille. Notons qu’il agit ainsi en amateur éclairé, de soldat qui va vers les sciences, et qu’il perdra la vie au cœur de son domaine d’étude. 

Quelques dizaines d'années plus tard, à la fin des années 1930 puis dans les années de guerre, une analyse rigoureuse du combat d’infanterie « tel qu’il se pratique » aboutit à des observations étonnantes, en particulier celle que montrait que tout, ou presque se passait à moins 400 mètres. Dans ces conditions, il n’était pas forcément utile de disposer de munitions capables de frapper avec précision jusqu'à 800 mètres. Avec des munitions moins puissantes que celles des fusils mais avec un peu plus que celles des pistolets mitrailleurs, il devenait possible de concevoir une arme capable de tirer au coup par coup ou en rafale sur la majorité de l’espace de combat d’un fantassin. C’est ainsi qu’est né le fusil d’assaut, dont la variante AK-47 et ses dérivées ont eu une influence forte sur l’évolution du monde. L’observation des combats aériens au Vietnam a mené à une révolution des méthodes d’entrainement des pilotes américains et un accroissement spectaculaire de leur efficacité.

L’observation des choses ne débouche pas forcément sur des changements profonds mais elle s'avère toujours utile ne serait-ce que pour confirmer que le système en vigueur fonctionne bien, en attendant, en combat comme en sport, les adaptions de l'adversaire. Cette observation peut être surtout, on l’a vu, la source d'innovations radicales ou même de rupture. Dans ces conditions pourquoi ne le fait-on plus régulièrement voire de manière permanente ?

En premier lieu, parce que cela demande des ressources et des efforts, ces mêmes ressources que l’on supprime en premier lorsqu’on veut faire des économies à court terme et que l’on préserve lorsqu’on réfléchit à long terme. En France, outre les initiatives de certains corps et unités élémentaires, le combat rapproché aux petits échelons est étudié par deux laboratoires principaux : les Commandement des opérations spéciales et la Direction des études et de la prospective (EDP) de l’infanterie, et particulièrement son Bureau études générales et doctrine. Ils font un travail remarquable mais leurs moyens, notamment humains, sont limités, loin de la Close Combat Lethality Task Force mise en place en février 2018 par le Département de la défense américain avec des moyens conséquents et directement rattaché au Secrétaire.Surtout, il faut en comprendre la nécessité et avoir conscience limites des habitudes et des croyances, qui sont destinées là-encore à être périmées un jour. Le vrai professionnel cultive le doute. 

Pourtant que d’économies, et avant tout en vies humaines, en observant, expérimentant, encourageant les exercices et les combats réels dans le détail. Où se trouve la banque de données qui compile les retex détaillés de tous les combats d’infanterie depuis cinquante ans ? Est-on capable d’expliquer en détail comment sont tombés les 600 soldats morts et les milliers de blessés  « pour la France » depuis la guerre d’Algérie et d’en tirer des enseignements ? Existe-t-il un équivalent à la Society for American Baseball Research consacrée au combat, une Académie du combat rapprochée qui rassemblerait autour des institutions des experts bénévoles (ou réservistes) militaires ou civils venus d’horizons divers ? Encourage-t-on les idées des chefs de groupe, de sections et de compagnie ? Comment peut-on expérimenter au plus petits échelons ? Avec quels moyens ? Existe-t-il des instruments de simulation efficaces du combat rapproché ? J’ai vu dans un manuel de la Seconde Guerre mondiale et réalisé moi-même (ce qui m’a été utile un jour) des études sur le comportement tireur-cible (combien de mètres peut-on parcourir face à un tireur en attente, surpris, etc.) pourquoi cela n'existe-t-il pas au niveau national ? Pratique-t-on des expérimentations bioénergétiques avec capteurs ? 
Il est temps de travailler comme au XXIe siècle.


Raphaël Cosmidis, Christophe Kuchly, Julien Momont, Les entraîneurs révolutionnaires du football, Solar, 2017.
Jonathan Wilson, Inverting the Pyramid: The History of Football Tactics, Orion, 2008.
Michael Lewis, Moneyball: The Art of Winning an Unfair Game, WW Norton & Co, 2003.

samedi 19 mai 2018

Malheur au vainqueur-Une analyse de la guerre de Gaza (2009)



Déjà publié le 19 novembre 2012

Fiche au chef d’état-major des armées, février 2009.

Dans De la guerre, Clausewitz décrivait la guerre comme l’affrontement de deux trinités associant chacune un gouvernement, un peuple et une armée. Dans son esprit, cela se traduisait par un duel gigantesque entre deux forces armées jusqu’à l’écrasement de l’une d’entre elles. Privé de leur centre de gravité, l’Etat et le peuple n’avaient alors plus qu’à se soumettre au vainqueur sur le champ de bataille. Ce schéma s’est trouvé mis en défaut lorsque les Etats n’ont plus affronté d’autres Etats mais des « organisations » dont le centre de gravité n’était plus leur armée, généralement modeste, mais le soutien de la population, transformant le « duel » en « opération au milieu des gens ». 

Dans le cas de l’opposition entre Israël et le Hamas, cette asymétrie est encore accentuée par les particularités des deux adversaires. David devenu Goliath, Israël associe un pouvoir faible car instable, une armée très puissante et une population de plus en plus radicale. La population juive la plus traditionaliste représentera la moitié de la population dans vingt ans.

Face à lui, le Hamas a un « pouvoir » déterminé jusqu’au fanatisme, une milice matériellement très faible et une population encore plus radicalisée que celle d’Israël. En 2002, une étude a conclu que 50 % des Palestiniens entre 6 et 11 ans ne rêvaient pas d’être médecin ou ingénieur mais kamikaze.

Faute d’une volonté capable d’imposer une solution politique à long terme, Israël est piégé par cette armée à qui il doit sa survie et qui ne peut que lui proposer des solutions sécuritaires à court terme. Arnold Toynbee, parlant de Sparte, appelait cela la « malédiction de l’homme fort ».

Le syndrome spartiate

Dans sa stratégie militaire, Israël raisonnait traditionnellement en fonction de trois types de menaces : intérieure (les mouvements palestiniens), proche (les Etats arabes voisins) et lointain (l’Irak ou l’Iran nucléaire) en essayant de concilier les réponses militaires en une doctrine unique, combinaison de la « muraille de fer » décrite par Zeev Jabotinsky dans les années 1920 et de la « révolution dans les affaires militaires ». Par l’association de la dissuasion nucléaire, de la barrière de sécurité, du quadrillage de la population palestinienne et d’une forte capacité de frappe conventionnelle à distance, Tsahal pensait avoir trouvé la parade à toutes les menaces. En réalité, cette « grande théorie unifiée » avait créé de nouveaux acteurs : les proto-Etats périphériques comme le Hezbollah au Sud-Liban et le Hamas dans la bande de Gaza, nés et vivant plus ou moins de l’affrontement avec Israël.

Le pouvoir israélien actuel est incapable de gagner la paix, le Hamas est incapable de gagner la guerre contre Israël mais les deux peuvent espérer gagner « à » faire la guerre à des fins de politique intérieure. Le 4 novembre 2008 (jour de l’élection de Barack Obama  afin de passer inaperçu), le gouvernement israélien a proposé l’affrontement avec un raid tuant six Palestiniens et le Hamas a accepté en ne renouvelant pas la trêve. On se trouve ainsi dans une forme de guerre plus proche du jeu de go que du jeu d’échec car les deux adversaires savent que cela se terminera non pas par un échec et mat mais par un accord mutuel tacite suivi d’une comptabilité des « points de victoire ».

Comme dans la réalité ces « points » sont largement subjectifs, le gouvernement Olmert s’est bien gardé cette fois d’annoncer, comme en 2006, une liste d’objectifs très ambitieux dont la non réalisation avait largement contribué à l’idée de défaite. Il n’a été question que de « redonner une vie normale aux habitants du sud d’Israël » et d’« infliger un sévère coup au Hamas », buts de guerre suffisamment flous pour espérer au moins une petite victoire (l’arrêt des tirs de roquettes). Implicitement, il était évident que cette opération avait aussi pour objet de restaurer la capacité de dissuasion de Tsahal et sa confiance interne.

La non bataille

Dans la droite ligne de la doctrine américaine « choc et effroi », l’opération Plomb durci débute par un raid massif de 40 à 50 F-16 I frappant très précisément (grâce aux drones, à l’aide du Fatah et aux réseaux humains du Shabak) l’« infrastructure » du Hamas. Les vagues suivantes, avec l’aide de l’artillerie et des hélicoptères d’assaut s’efforcent ensuite de détruire les centaines de tunnels de la frontière Sud, les sites de lancement de roquettes et de préparer les axes de pénétration de l’offensive terrestre. Bien plus efficace qu’en 2006, cette campagne fait entre 400 et 500 victimes en une semaine pour un résultat qui reste néanmoins insuffisant, confirmant que les feux à distance sont impuissants à eux-seuls à obtenir des résultats décisifs face à des organisations incrustées dans un tissu urbain dense. Les tirs de roquettes ne cessent pas et le Hamas n’est pas décapité malgré la mort de Nizar Rayyan et Azkariah al-Jamal. Le potentiel militaire du Hamas (entre 7 000 et 20 000 miliciens selon les estimations) n’est pas sérieusement entamé.

Contrairement à 2006, la campagne de frappes à distance est donc prolongée par une véritable opération terrestre dont les objectifs immédiats sont de contrôler les zones de lancement de roquettes, de participer à la destruction des tunnels, d’empêcher toute manœuvre coordonnée du Hamas et de lui infliger autant de pertes que possible. Plus symboliquement, il s’agit aussi d’aller « planter le drapeau chez l’ennemi ». Cette offensive terrestre (ou aéroterrestre tant les moyens aériens et au sol sont intégrés) n’a cependant pas le droit à l’échec. Grâce à l’emploi de colonnes blindées-mécanisées évoluant dans une bulle d’appui feux, les cinq brigades israéliennes commencent par cloisonner l’ennemi puis essaient de l’user par une série de mini-raids, blindés en terrain un peu ouvert ou, plus rarement, par les forces spéciales dans les zones plus densément urbanisées. En cela, les modes d’action employés sont très proches de ceux des Américains en Irak, les aspects humanitaires en moins.

Face à ces « colonnes de fer », une milice ne peut jouer que sur la préparation du terrain, l’emploi d’armes à longue portée et la furtivité. La préparation du terrain (obstacles, engins explosifs) a été handicapée par le manque de moyens et de compétence et les quelques obstacles mis en place ont été, pour la plupart, détruits lors de la phase de feux à distance. Contrairement au Hezbollah, le Hamas ne dispose apparemment pas de missiles antichars modernes, il lui est donc difficile de frapper les unités israéliennes autrement que par mortiers ou par snipers. Toute attaque directe étant vouée au massacre, la seule voie possible pour lui consiste à rester retranché dans les zones inaccessibles aux colonnes blindées et d’attendre que les Israéliens s’engagent dans une opération de nettoyage urbain.

Prendre Falloujah à la fin de 2004 avait nécessité le déploiement de quatre brigades (deux pour cloisonner et deux pour conquérir) pendant un mois et demi et coûté la vie à 73 Américains. En 2002, la prise de Jenine avait demandé à Tsahal deux semaines de combat et 23 morts pour la brigade engagée. Or Gaza-ville et les camps périphériques représentent environ quatre fois Falloujah et douze fois Jénine en termes de surface et de population. Le prix à payer pour s’en emparer était trop important pour le gouvernement israélien. La bataille de Gaza est donc restée symbolique, les deux adversaires ne se rencontrant pas véritablement.

La population pour cible

Dans ce contexte, ce sont finalement les populations environnant ces deux armées qui s’évitent qui sont les plus frappées. C’était déjà le cas lors de la guerre de juillet 2006, lorsque les civils israéliens se plaignaient de subir quotidiennement les tirs de roquettes du Hezbollah alors que le gouvernement Olmert refusait d’engager des troupes au Sud Liban. Au même moment, les frappes de Tsahal tuaient beaucoup plus de civils libanais que de miliciens du Hezbollah bien protégés dans leurs abris souterrains.

Pire encore, il semble maintenant que les populations soient devenues l’objectif premier des opérations militaires afin de faire « pression » sur un adversaire que de part et d’autre on ne peut vaincre militairement. Avec l’arrivée de munitions ultra-précises, on pensait avoir progressé humainement depuis les bombardements stratégiques de la Seconde Guerre mondiale. On assiste désormais à un retour en arrière puisque les dégâts apparaissent comme de moins en moins « collatéraux » et de plus en « centraux ».

C’est évident du côté des organisations palestiniennes qui affrontent Israël et qui considèrent qu’elles n’ont plus d’autre recours que de frapper la population civile par le biais des « kamikazes » ou par des projectiles, insuffisamment précis pour être vraiment dangereux (il en faut plus de 400 pour tuer un seul civil) mais qui entretiennent un climat permanent d’insécurité. Mais c’est aussi désormais le cas de la part d’Israël qui a non seulement transformé la bande de Gaza en immense camps de prisonniers mais emploie sa force de telle sorte que, plus que l’affaiblissement du Hamas, c’est la punition de la population palestinienne qui semble recherchée, avec par exemple la destruction des infrastructures économiques. Bien entendu, comme toujours en pareil cas, l’adversaire est stigmatisé comme à la fois lâche et terroriste alors que la souffrance de sa propre population est largement instrumentalisée.

En toute bonne foi et avec une certaine schizophrénie, Tsahal peut se présenter comme l’armée la plus éthique du monde puisqu’il prévient par téléphone, tracts ou SMS avant de tuer. Si l’on croît les chiffres couramment évoqués, le « kill ratio » entre soldats israéliens et civils palestiniens est d’environ 1 pour 50, dont 20 à 30 enfants, ce qui ne suggère pas quand même une volonté extrême de maîtrise de la force, ni, il est vrai, de volonté farouche du Hamas de préserver la population. Mais comment attendre autre chose d’une organisation qui a introduit l’attentat-suicide dans le monde sunnite ?

La lettre et l’esprit des grands traités internationaux signés depuis 1868 visant à protéger autant que possible la population des ravages de la guerre sont d’évidence bafoués, avec d’ailleurs cette circonstance aggravante du côté d’Israël que la population de Gaza, toujours officiellement territoire occupé, reste sous sa responsabilité. Juridiquement, l’opération  Plomb durci  est une opération de sécurité intérieure, domaine où plus encore que dans un état de guerre la riposte se doit d’être proportionnelle et maîtrisée. Dès le départ de l’opération, les noms des commandants d’unité n’ont pas été divulgués par crainte de poursuites pour crimes de guerre. Loin des guerres héroïques des Sharon, Tal ou Adan, Plomb durci est anonyme.

A défaut de gagner les cœurs, contrôler les esprits

Si dans cette régression, le Hamas est freiné par l’insuffisance technique de ses engins, Israël doit encore arbitrer avec sa propre morale mais aussi surtout celle de l’opinion publique internationale et en premier lieu américaine. De fait, Israël sait que chacune de ses grandes opérations asymétriques (Raisins de la colère en 1996, Rempart en 2002, Pluie d’été et Changement de direction en 2006) enclenche toujours un processus de protestation qui finit par l’enrayer. Pour retarder cette échéance et pour la première fois à cette échelle, l’opération militaire s’est accompagnée d’une vraie campagne des perceptions.

Le premier cercle concerné était celui de l’opinion publique israélienne. Pour cela, le gouvernement a pris soin de se placer en position de légitime défense en mettant en avant la menace des roquettes et le non renouvellement de la trêve par le Hamas puis en précédant l’offensive d’un ultimatum, obtenant ainsi un soutien de plus de 80 % de la population. Mais les médias ne sont plus les seules sources d’informations. Les nouvelles technologies de l’information, téléphone portable en premier lieu, donnent aussi la possibilité d’établir un lien direct entre l’armée et la nation, et donc de faire converger plus rapidement qu’avant le moral de l’ « avant » et de l’ « arrière ». Cela avait une des causes de l’échec de 2006, les soldats n’hésitant pas à communiquer à leurs familles leurs critiques sur la manière dont les opérations étaient conduites. Cette fois, outre que les motifs d’insatisfaction ont été réduits par une planification précise, une étanchéité complète a été instaurée entre la zone de bataille et  l’intérieur du pays, en échange d’un effort permanent d’explication pour les soldats.

La seconde bataille des perceptions s’est déroulée hors du Proche Orient. Prolongeant une intense préparation diplomatique auprès des gouvernements et diplomates étrangers, les Israéliens ont organisé le blocus des images (sans image, la souffrance reste une abstraction), fait appel à des groupes de pression et des intellectuels sympathisants pour organiser des manifestations de soutien et marteler un certain nombre de messages (« Israël fait preuve de retenue », «  l’idée de proportionnalité entre la menace et la riposte n’a pas lieu d’être » [André Glucksman, dans Le Monde du 5 janvier 2009], etc.). La communication par Internet ne pouvant être cloisonnée, il a été fait appel à une « armée » de réservistes et sympathisants afin d’en « occuper » les points clefs (les premières pages sur Google par exemple) et d’inonder de commentaires les sites et les blogs. Il est devenu ainsi très difficile d’y trouver des informations favorables au Hamas. Sur le terrain enfin, Tsahal s’est efforcé d’éviter, sans y parvenir complètement (le 5 janvier, une école gérée par l’ONU a été frappée, faisant 39 victimes), les massacres suffisamment importants pour apparaître dans les médias internationaux et susciter une forte émotion.

Qu’est-ce que la victoire ?

Les 17 et 18 janvier 2009, les deux camps « passent leur tour », en décrétant l’un après l’autre un cessez-le-feu unilatéral. Commence alors la bataille du bilan. En 2006, c’était le Hezbollah qui avait occupé le premier ce terrain en martelant le thème de la « victoire divine ». Cette fois, ce sont plutôt les Israéliens qui saturent l’espace de messages de victoire. Or, les « points » objectifs sont peu nombreux. Les tirs de roquettes ont cessé mais malgré les destructions la menace est toujours là. Les pertes infligées aux Hamas revendiquées par Israël (700 combattants tués) sont invérifiables mais même ainsi, alors qu’il y a environ 200 000 chômeurs d’âge militaire à Gaza, on peut imaginer que le potentiel humain du Hamas sera vite reconstitué et ses leaders tués vite remplacés. Le soldat Guilad Shalit, toujours prisonnier du Hamas, est soigneusement oublié. De son côté le Hamas ne peut se targuer d’avoir infligé des coups significatifs à l’ennemi (sept morts, aucun prisonnier, pas de destruction d’engins de combat) mais comme toute organisation engagée dans un combat très asymétrique, il peut revendiquer simplement le fait d’avoir résisté et gagner ainsi en prestige au sein de la population palestinienne. Au total, Israël peut prétendre à une petite victoire mais au prix d’un accroissement du nombre de ses ennemis et de l’effritement de son image. On peut tout perdre en se contentant de gagner toutes les batailles.

dimanche 13 mai 2018

Pourquoi faut-il lire Les Etats-Unis et le monde de Maya Kandel ?


Simplement parce que Maya Kandel y démontre qu’il est possible de décrire brillamment l’histoire d’une puissance « exceptionnelle » en 250 pages aussi accessibles qu’intelligentes.

Les Etats-Unis et le monde ne décrit pas par le détail deux siècles et demi de politique étrangère mais bien toute la philosophie qui la sous-tend et qui part finalement toujours du regard que les Américains portent sur eux-mêmes avant de se traduire en action sur le reste du monde. Et il y a toujours action sur le monde depuis l’origine, à moins que considérer comme « isolationnisme » le temps où cette action concernait prioritairement le continent américain ou relevait plus de l’impérialisme commercial que de l’emploi de la force.

Cette action, si elle est toujours énergique et puissante, n’est simplement pas toujours continue, soumise aux fluctuations parfois brutales des composantes de la vie politique intérieure américaine, Congrès et Président des Etats-Unis en premier lieu, aspect peut-être le plus novateur et le plus passionnant de l’ouvrage. Il se termine sur une vision des Etats-Unis en plein doute car finalement devenus ploutocratie en guerre permanente plus proche de « la malédiction de l’homme armé » de Toynbee que de la « lumière sur la colline » des Pères fondateurs.

Bref, indispensable à lire pour ceux qui veulent vraiment comprendre le monde.


Maya Kandel, Les Etats-Unis et le monde, Perrin, 2018, 256 pages.

mardi 1 mai 2018

Apaches, Sahwa, sections mixtes et fusion


La version complète de cet article est dans le n°135 de Défense et sécurité internationale

En juin 2006, lorsque le colonel Gronski, commandant la 2e brigade de la 2e division d’infanterie de l’US Army, quitte la ville de Ramadi, son constat est sans appel : la capitale de la province irakienne d’Anbar et ses alentours ne peuvent être contrôlés sans la présence d’au moins trois brigades.

Ramadi ne comprend pourtant que 400 000 habitants mais malgré des efforts considérables et la perte de 148 soldats américains en trois ans, c’est Al-Qaïda en Irak (AQI) qui y règne. Huit mois plus tard, AQI, devenue entre-temps l’Etat islamique en Irak (EEI), a été effectivement chassé de la ville et de ses alentours. Comme le souhaitait le colonel Gronski ce résultat a été obtenu grâce à un renforcement important, mais pas celui qu’il attendait.

Sections mixtes et Fils de l’Irak

Ce qui a tout changé à Ramadi, c’est la création d’une coalition de tribus sunnites de la région, baptisée mouvement du Réveil (Sahwa), et son alliance avec la nouvelle brigade américaine sur place, la 1ère de la 1ère division blindée, du colonel Mac Farland.

A partir de septembre 2006, et grâce à un renfort de 4 000 combattants locaux, les Américains ont pu sortir des grandes bases extérieures où ils étaient confinés pour créer 24 postes de combat (Combat Outpost, COP) mixtes. L’implantation progressive de ces postes mixtes vers le centre-ville, l’accumulation de petites victoires contre l’ennemi, les retombées économiques dans les zones sécurisées ont modifié la perception générale de la situation. Le « plan incliné de la victoire » avait changé de sens et les ralliements de groupes sunnites se sont multipliés jusqu’à l’étouffement de l’ennemi.

Cette expérience reprenait en réalité celles déjà réalisées depuis 2004 par le 3e Régiment de cavalerie à Tal Afar, sur la frontière de la Syrie, ou par plusieurs bataillons de Marines en Anbar. Les cavaliers, comme Mac Farland ou Mac Master à Tal Afar, remettaient alors au goût du jour les méthodes du général Crook connu par avoir vaincu les indiens apaches en Arizona en 1871 en intégrant justement des Apaches dans ses forces.

Les Marines, de leur côté, se référaient plutôt à leur expérience des Combined Action Platoons (CAP) au Vietnam, ces groupes de soldats envoyés vivre dans les villages et fusionner avec les miliciens locaux. L’expérience avait été un succès. Aucun secteur tenu par une CAP n’a jamais été pris par l’ennemi et chaque soldat américain qui y était affecté était en moyenne deux fois plus efficace, et beaucoup moins coûteux, contre l’ennemi qui celui des bataillons dans les bases. L’expérience des CAP était cependant restée très limitée.

En 2007, en revanche, et en partie grâce à des officiers pragmatiques comme le général Petraeus, nouveau commandant en chef en Irak, l’expérience de Ramadi est étendue à l’ensemble du théâtre. En juillet 2007, pour l’équivalent de moins de 40 millions d’euros de soldes par mois (moins de 1% des dépenses américaines), la Force multinationale en Irak a pu disposer de 100 000 combattants locaux (sous l’appellation générale de « Fils de l’Irak ») intégrés dans son dispositif. Plus de la moitié d’entre eux ont été engagés dans les quartiers de Bagdad où ils ont permis de chasser l’Etat islamique et de contenir l’Armée du Mahdi.

L’appel au recrutement local

Cette pratique du recrutement local n’est évidemment pas nouvelle. Les grandes campagnes françaises lointaines n’auraient jamais pu être menées sans elle. La guerre d’Indochine n’a été soutenable pendant huit ans que parce que le Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient (CEFEO) associait 350 000 volontaires locaux à un maximum de 60 000 Français métropolitains. Jamais probablement une armée n’a poussé aussi loin la fusion avec le milieu local. Tout cela s’est effectué en parallèle de la formation de l’armée nationale vietnamienne. Si l’armée de terre française actuelle, avec sa capacité de déploiement de 15 000 soldats, recevait d’un seul coup la mission de remonter le temps et de combattre le Viet-Minh à la place du CEFEO, il est peu probable qu’elle puisse procéder autrement malgré l’accusation, qui ne manquerait pas de survenir, de reformer des bataillons coloniaux.

En ce début du XXIe siècle, jamais les armées occidentales professionnelles n’ont eu aussi peu de masse. Si le combat contre un groupe armé doit durer quelque part, le rapport de forces ne doit cependant plus se calculer seulement face au potentiel actuel de l’ennemi mais aussi face à son potentiel de recrutement. En Irak, cela a signifié très concrètement l’impossibilité de vaincre l’ennemi sans déployer au moins un soldat pour 50 habitants d’une ville sunnite. Dans ces conditions, la capacité maximale de contrôle des forces françaises se situe au maximum à moins d’un million d’habitants, deux fois la population de Ramadi ou de Kapisa-Surobi en Afghanistan.

Sans masse et sans insertion dans le milieu, il est vain d’espérer contrôler un espace humain important. Dans les deux cas, il n’est guère d’autre solution que de faire appel aux forces locales. Cela peut, et doit, se faire avec les forces régulières, à condition que celles-ci soient elles-mêmes d’un nombre suffisant, considérées comme légitimes et soient un minimum efficaces. Lorsque ce n’est pas le cas, ce qui arrive fréquemment sinon il ne serait pas besoin de faire appel à une aide extérieure, il doit être possible de renforcer directement les forces françaises avec des recrues locales (et donc payées par la France et encadrées par des Français). Le combat « couplé » avec un acteur politique autonome fait alors place, sans forcément concurrence, au combat « fusionné ».

Une recrue locale, c’est souvent un chômeur de moins, voire un ennemi potentiel de moins. C’est surtout quelqu’un qui connaît bien le pays, les gens, les lieux et parle la langue. C’est un atout tactique remarquable lorsqu’il est associé sur le terrain aux soldats français ou américains, puissants mais étrangers. En général, comme en Irak, plus le combat semble porter ses fruits et assurer réellement la sécurité des proches, et plus le recrutement s’avère facile, d’autant plus que la solde est souvent bonne selon les critères locaux, et, élément essentiel, assurée. Pour 20 % du surcoût de l’opération française Barkhane au Sahel il serait possible de disposer d’au moins 40 compagnies franco-africaines.

La principale difficulté de cette fusion réside surtout lorsqu’il faut y mettre fin en particulier lorsque la fin du contrat coïncide avec la défaite ou au moins la continuation de la lutte. A l’instar des Harkis d’Algérie, lorsque le corps expéditionnaire se replie, la position de ses supplétifs qui restent sur place est très dangereuse. A ce moment-là, lorsque l’intelligence de prévoir ce cas de figure n’a pas été au rendez-vous, c’est à l’honneur des nations qu’il faut faire appel. Il n’y a rien de pire pour la confiance des futurs alliés que le constat que les précédents ont été abandonnés, or, rappelons-le, sans eux aucune victoire n’est possible.