En soi, il n’y a là rien de choquant. Le rôle des
décideurs est d’examiner toutes les contingences possibles d’une situation. Il
n’est surtout pas question face à un adversaire qui nous a déclaré une confrontation
depuis des années et qui ne croît qu’aux rapports de forces d’expliquer que l’on
s’interdit absolument d’utiliser les instruments de force dont on dispose. On
avait suffisamment reproché à Emmanuel Macron » d’avoir dit que l’emploi de l’arme
nucléaire français ne pouvait en aucun cas être justifié dans le cas d’un
conflit ou d’une crise en Europe orientale pour lui reprocher maintenant d’expliquer
qu’on ne pouvait pas exclure l’emploi de forces conventionnelles. C’est le
principe de l’ « ambigüité stratégique ». On ne commence pas un
dialogue de force en disant ce qu’on ne fera jamais. Quand Joe Biden s’empresse
de déclarer au début de la guerre en Ukraine en février 2022 qu’il n’y aura
jamais de soldats américains en Ukraine, Vladimir Poutine perçoit immédiatement
le surcroît de liberté de manœuvre que cela lui procure.
Oui, mais si les discours de ce genre visent d’abord
un public prioritaire, sans doute l’Ukraine dans le cas de la sortie d’Emmanuel
Macron où peut-être la Russie, ils en touchent aussi nécessairement d’autres et
les effets peuvent être au bout du compte parfaitement contradictoires. Quand
Joe Biden parle en février 2022, il ne veut pas rassurer Poutine, mais son opinion
publique. Mais un peu plus tard dans la guerre, il menacera aussi la Russie de
rétorsions militaires, donc la guerre, si celle-ci utilisait l’arme nucléaire
et il mobilisera son opinion sur ce sujet. Quand Donald Trump, possible
président des États-Unis en 2025 déclare que rien ne justifierait de sacrifier
des vies ou de l’argent en Europe et qu’il envisage de quitter l’OTAN, il rassure
peut-être son électorat mais effraie les Européens dépendants du protectorat
américain. Les discours de crises tournent finalement toujours autour de trois idées :
menacer, rassurer et mobiliser et toujours plusieurs publics, l’ennemi - en temps de
guerre - ou l’adversaire - en temps de confrontation - mais aussi en même temps les
alliés et son opinion publique. C’est donc un art subtil qui demande des
dosages fins.
Or, notre président parle beaucoup mais n’est pas
forcément le plus subtil. Si cette fameuse phrase est en soi parfaitement
logique face à l’adversaire et doit satisfaire les Ukrainiens, elle a placé aussi
les alliés dans l’embarras et au bout du compte brouillé le message de cette
conférence importante. On aurait dû retenir la volonté ferme des Européens à endosser
fermement la confrontation avec la Russie et l’aide à l’Ukraine sur la longue durée
dans les deux cas et ce sans forcément l’aide américaine. On ne retient finalement
que cette petite phrase, qui pousse les autres alliés à se positionner à leur
tour et pour le coup en excluant tout engagement même modeste et sans risque, d’hommes
en uniformes en Ukraine, autant de cartes jetées dans le pot pour rien. Au bout
du compte, Poutine doit se trouver plutôt rassuré par cet empressement au non-agir.
On notera au passage avec malice la réaction du Premier ministre grec outré d’une
telle perspective mais oubliant que la Grèce avait bien apprécié que la France déploie
des navires et des avions de combat pour la soutenir dans sa confrontation avec
la Turquie en 2020. Bref, en termes de stratégie déclaratoire le bilan
collectif est plutôt maigre. Alors qu’il engageait finalement aussi ses alliés
sur un sujet important, il aurait sans doute été opportun pour le président d’avoir
leur aval avant d’évoquer ce sujet. On maintient aussi l’ « ambigüité
stratégique » en ne disant rien du tout.
Et puis il y a l’opinion publique nationale, où tous les Don Quichotte ont, sur ordre ou par conviction, évidemment enfourché leurs chevaux pour briser des lances sur des moulins à vent. Il n’a jamais été question évidement d’entrer en guerre avec la Russie mais on fait comme si. Ça peut toujours servir pour au moins se montrer et en tout cas continuer à saper le soutien à l’Ukraine « au nom de la paix » lorsqu’on ne veut pas avouer que c’est « au nom de Moscou ».
Il fut un temps où c’était l’extrême gauche qui soutenait
Moscou, il faut y ajouter maintenant une bonne proportion de l’extrême-droite,
étrange retournement de l’histoire. Entre les deux et selon le principe du levier
décrit par le très russophile Vladimir Volkoff dans Le montage, on
trouve aussi les « agents » apparemment neutres ou même hostiles à Moscou
mais l’aidant discrètement à partir de points d’influence. Plusieurs ouvrages
et articles viennent de révéler quelques noms du passé. Il faudra sans doute
attendre quelques années et la fin de la peur des procès pour dénoncer ceux d’aujourd’hui.
Bref, beaucoup de monde qui par anti-macronisme, anti-américanisme, anticapitalisme
ou autres « anti » viennent toujours à la rescousse d’un camp qui
doit être forcément être bien puisqu’il est hostile à ce que l’on croit être
mal.
Il est évidemment normal d’avoir peur de la guerre. Cela
n’excuse pas de dire n’importe quoi du côté de l’opposition, ni de parler vrai à la nation du côté de l’exécutif. On se souvient de Nicolas Sarkozy engageant
vraiment la France en guerre en Afghanistan en décidant en 2008 de déployer des
forces dans les provinces de Kapisa-Surobi en Afghanistan. Le message était
vis-à-vis des États-Unis et des alliés de l’OTAN, mais il avait un peu oublié d’en
parler aux Français, ce qui n’a pas manqué de poser quelques problèmes par la
suite. Inversement, François Mitterrand, pourtant sans doute le président le plus désastreux
dans l’emploi des forces armées depuis la fin de la guerre d’Algérie, avait
pris soin d’expliquer pourquoi il fallait faire la guerre à l’Irak en 1991
après l’invasion du Koweït. Il avait même associé le Parlement et les partis
dans cette décision. Personne n’avait forcément envie de mourir pour Koweït-City
et pourtant l’opinion publique l’avait admis. De la même façon, on avait encore
moins de raison de mourir pour Bamako en 2013 que pour Dantzig en 1936, et
pourtant François Hollande n’a pas hésité à y engager nos soldats, en
expliquant le pourquoi de la chose et y associant les représentants de la
nation. Il n’est actuellement absolument pas question de guerre avec la Russie,
même s’il faut forcément s’y préparer ne serait-ce que pour augmenter les
chances qu’elle ne survienne pas, mais de confrontation. Pour autant, dès qu’il
s’agit de franchissements de marches, même petites et très éloignées, vers le
seuil de la guerre ouverte cela mérite peut-être aussi de s’appuyer sur un soutien
clair de la nation et de la majorité de ses représentants. De la même façon qu’il
était peut-être bon de se concerter avec ses alliés, il était peut-être bon aussi
de ne pas surprendre sa propre opinion, même très favorable au soutien à l’Ukraine,
avec une « sortie » au bout du compte isolée et qui a finalement tapé
à côté.
Car si on n’a pas hésité à faire la guerre dans les
cinquante dernières années et accepté des milliers de morts et blessés parmi
nos soldats, on hésite beaucoup à se rapprocher du seuil de la guerre ouverte
avec une puissance nucléaire, Cette prudence est d’ailleurs la ligne de tous les
gouvernements, français ou autres, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
C’est cette même prudence qui nous oblige à être forts. Quand on se trouve « à
proximité presque immédiate d’un bloc totalitaire ambitieux de dominer et
brandissant un terrible armement » (de Gaulle, Strasbourg, 23 novembre
1961) on se doit de disposer d’un terrible armement équivalent, « capable
de tuer 80 millions de Russes » selon ses termes (ça c’est pour ceux qui
croient que de Gaulle voulait une équidistance entre les États-Unis et l’URSS,
voire même une alliance avec cette dernière). Il a voulu aussi une force
conventionnelle puissante, car la dissuasion, et c’est bien de cela dont il s’agit,
ne se conçoit pas seulement avec des armes nucléaires. De fait, depuis l’équilibre
des terreurs, les puissances nucléaires évitent à tout prix de franchir le seuil
de guerre ouverte entre elles, de peur d’arriver très vite à celui, forcément
désastreux pour tous, de la guerre nucléaire.
Oui, mais comme on se trouve quand même en opposition,
il faut bien trouver des solutions pour imposer sa volonté à l’autre sans
franchir ce fameux seuil et c’est là qu’intervient tout l’art de la confrontation
qui est un art encore plus subtil que celui des discours de crise. Dans les
faits, les stratégies de confrontations entre puissances nucléaires ressemblent
à des parties de poker où on veut faire se coucher l’autre mais sans avoir à
montrer ses cartes. On dose donc savamment les actions non avouées, les fameuses
« hybrides », et les escalades de force tout en évitant le pire. Les
forces armées, nucléaires ou conventionnelles, ont un rôle à jouer dans cet
affrontement normalement non violent et ce rôle est évidemment d’autant plus
efficaces qu’elles sont puissantes. Avec près de 80 ans d’expérience de
confrontation en ambiance nucléaire, on connaît à peu près toutes les possibilités
: démonstrations de forces, aide matérielle – dont on découvre en Ukraine qu’elle
pouvait être graduelle tant la peur des réactions russes étaient grandes – puis
envoi de conseillers comme les milliers de conseillers soviétiques au Nord-Vietnam,
en Angola ou en Égypte, engagement de soldats fantômes ou masqués, sociétés
privées, et même des déploiements éclair, les fameux de « piétons
imprudents ».
Un bon exemple est celui de la guerre d’usure de 1969-1970
entre Israël et l’Égypte. Après une série d’affrontements sur le canal de Suez,
les Américains fournissent des chasseurs-bombardiers F4 Phantom qui sont
utilisés par les Israéliens pour lancer une campagne aérienne dans la profondeur
de l’Égypte. L’URSS, qui fournit déjà la quasi-totalité du matériel égyptien et
a déjà de nombreux conseillers sur place – personne ne parle alors de cobelligérance
- déploie par surprise une division de défense aérienne complète sur le Nil.
Les Israéliens renoncent à leur campagne aérienne. Les Soviétiques font faire
alors un saut à la division en direction du canal de Suez. Cela aboutit finalement
à un court affrontement soviéto-israélien puis, effrayés par ce franchissement de
seuil, tout le monde se calme et on négocie. Américains, Britanniques et
Français ont fait des actions de ce genre avec plus ou moins de succès. La
double opération française Manta-Epervier à partir de 1983 au Tchad est
ainsi un parfait exemple réussi de « piéton imprudent ».
On notera au passage que des franchissements de seuil
peuvent survenir dans ce jeu subtil, y compris entre puissances nucléaires, ce
qui est le cas en 1970 entre Israël et l’Union soviétique, mais aussi quelques
mois plus tôt entre la Chine et l’URSS, on peut même parler de quasi-guerre à
ce sujet, ou plus près de nous entre Russes et Américains en Syrie et Indiens
et Chinois dans l’Himalaya. A chaque fois, on n’a jamais été plus loin, toujours
par peur de l’emballement.
Pour conclure, oui on peut effectivement déployer des troupes en Ukraine « officielles et assumées », ce qui induit qu’il y a des forces « non officielles », y envoyer des conseillers, des techniciens, des privés, etc. on peut même dans l’absolu faire un « piéton imprudent ». Je précise qu’exposer toutes ces options, notamment sur une chaîne de télévision, ne signifie en rien qu’on les endosse. Je crois pour ma part qu’un tel engagement n’est pas nécessaire, où pour le dire autrement que le rapport risque-efficacité n'est « pour l’instant » (ne jamais rien exclure) pas bon, et qu’il faut surtout poursuivre la politique actuelle avec plus de vigueur, ce qui était, je le rappelle, le seul message que l’on aurait dû retenir de la conférence de Paris de soutien à l’Ukraine. On ne sort de l'ambiguïté qu'à ses dépens paraît il, mais parfois aussi quand on veut y retourner.