Pour rester dans l’analogie
avec la Grande Guerre, cela correspond au moment où l’Allemagne remobilise ses forces
après les terribles batailles de 1916 à Verdun et sur la Somme et s’installe
dans une défense ferme sur le front Ouest à l’abri de la ligne dite « Hindenburg ».
Le repli de la tête de pont de Kherson sur la ligne que je baptisais « ligne
Surovikine » du nom du nouveau commandant en chef russe en Ukraine
ressemblait même au repli allemand d’Arras à Soissons jusqu’à la ligne Hindenburg
en février-mars 1917 (opération Albéric). À l’époque, le pouvoir politique en France
avait repris le contrôle de la guerre sur le général Joffre en lui donnant le bâton
de maréchal et une mission d’ambassadeur aux États-Unis pour le remplacer par le
plus jeune des généraux d’armée : le général Robert Nivelle. Nivelle a eu
la charge d’organiser la grande offensive du printemps 1917 dont on espérait qu’elle
permette de casser le nouveau front allemand. Cette offensive a finalement
échoué et Nivelle a été remplacé par le général Pétain en mai 1917.
On résume alors la
stratégie du nouveau général en chef au « J’attends les Américains – qui viennent
d’entrer en guerre contre l’Allemagne – et les chars ». C’est évidemment
un peu court mais c’est l’esprit de sa Directive n°1. L’année 1917 sera une année
blanche opérationnelle dans la mesure où on renonce à toute grande opération
offensive avant 1918 mais une année de réorganisation et de renforcement de l’armée
française. On combat peu mais à coup sûr et bien, on innove dans tous les
domaines, surtout dans les structures et les méthodes, on produit massivement
et on apprend et on travaille. Cela finit par payer l’année suivante.
Dans un contexte où il est difficile
d’envisager sérieusement de casser le front russe et de reconquérir tous les
territoires occupés dans l’année, il n’y a sans doute guère d’autre solution
pour l’Ukraine et ses alliés que d’adopter une stratégie similaire, plus
organique qu’opérationnelle. Une différence entre l’Ukraine et la France de
1917 réside dans le fait que l’Ukraine importe 85 % de ses équipements et armements
militaires et la seconde est que l’ensemble de son territoire est susceptible d’être
frappé par des missiles et drones russes. Le PIB de l’Ukraine est par ailleurs
huit fois inférieur à celui de la Russie et ce décalage s’accentue. L’Ukraine
peut difficilement consacrer plus de 50 milliards d’euros par an pour son effort
de guerre contre le triple pour la Russie sans que celle-ci ait pour l’instant
besoin d’une mobilisation générale de l’économie et de la société.
Face à l’ennemi, les deux maîtres-mots de la stratégie ukrainienne doivent être la patience bien sûr mais aussi la rentabilité.
Rentabilité sur le front d’abord, même si ce mot est affreux dès lors que l’on
parle de vies humaines. C’est un peu le niveau zéro de la stratégie mais il n’y
a parfois pas d’autre solution, au moins temporairement. Le but est de tuer ou
blesser plus de soldats russes que le système de recrutement et de formation ne
peut en fabriquer de façon à ce que le capital humain russe ne progresse et que
le niveau tactique des bataillons et régiments de manœuvre ne progresse pas. Cela
signifie concrètement ne pas s’accrocher au terrain, ou plus exactement ne
résister que tant que les pertes de l’attaquant sont très supérieures aux siennes
puis se replier sur de nouvelles lignes de défense. Encore faut-il que ces
lignes existent. On n’aime guère cela, mais la priorité opérationnelle est au
creusement incessant de retranchements, ce qui signifie au passage une aide
particulière occidentale de génie civil.
Les opérations offensives ukrainiennes,
comme celles des Français en 1917, doivent être presque exclusivement des raids
et des frappes sur des cibles à forte rentabilité mais sans occuper le terrain
sous peine de subir une forte contre-attaque. Les Français s’étaient emparés de
la position de la Malmaison du 23 au 25 octobre 1917 et ont mis hors de combat définitivement
30 000 soldats ennemis, pour 7 000 Français, mais après avoir lancé trois
millions d’obus en six jours sur un front de 12 km, une performance impossible
à reproduire en 2024. Les saisies et tenues de terrain ou les têtes de pont au-delà
du Dniepr par exemple n’ont d’intérêt que si, encore une fois, elles permettent
d’infliger beaucoup plus de pertes que l’inverse. Bien entendu, les coups par drones,
missiles, sabotages, raids commandos ou autre, peu importe, peuvent être portés
partout où c’est possible et rentable, depuis l’arrière immédiat du front jusqu’à
la profondeur du territoire russe et même ailleurs, par exemple. Il serait
bienvenu que l’on autorise enfin les Ukrainiens à utiliser nos armes pour
frapper où ils veulent - on imagine la frustration des Ukrainiens devant le
spectacle des belles cibles qui pourraient être frappés en Russie par des tirs
de SCALP ou d’ATCMS – et même les aider à le faire. Si les Ukrainiens veulent
attaquer les Russes en Afrique et notamment dans les endroits d’où nous, nous
Français, avons été chassés, pourquoi ne pas les y aider ?
Pendant que le front est
tenu à l’économie, les Ukrainiens doivent se réorganiser et progresser. L’armée
ukrainienne a triplé de volume en deux ans, plus exactement « les »
armées ont triplé. On rappellera qu’à côté des petites marine et aviation agissant
dans leur milieu, il y sur la ligne de front les brigades de différents types de
l’armée de Terre, celles de la marine, des forces aéroportées - aéromobiles,
parachutistes, ou d’assaut aérien - mais aussi les forces territoriales – des villes
ou des provinces - pour le ministère de la Défense ou encore les brigades de
Garde nationale ou d’assaut du ministère de l’Intérieur, les gardes-frontières,
la garde présidentielle, les bataillons indépendants, etc. On n’ose imaginer
comment peut s’effectuer la gestion humaine et matérielle d’un tel patchwork entre
les différents ministères rivaux et les provinces en charge d’une
partie du soutien et du recrutement, sans parler des besoins des autres ministères
et institutions.
On comprend que les hommes
des brigades de manœuvre, ceux qui portent de loin la plus grande charge du
combat et des pertes, se sentent un peu seuls entourés de beaucoup d’hommes en
uniforme qui prennent peu de risques et où on n’est pas mobilisable à moins de
27 ans (par comparaison les soldats israéliens combattant dans Gaza ont 21 ans
d’âge moyen) et où on maintient des équipes de sport sur la scène internationale.
Si la mobilisation humaine ukrainienne est largement supérieure à celle de la
Russie, où visiblement on hésite à aller aussi loin par crainte politique, elle
est encore très inefficiente. Quand un État lutte pour sa survie, les études supérieures,
le sport et plein d’autres choses en fait sont renvoyés à plus tard.
Il y a un besoin de standardisation
des brigades sur trois modèles au maximum et surtout de constituer une structure
de commandement plus solide, avec des états-majors de divisions ou corps d’armée
coiffant plusieurs brigades de manœuvre, d’appui et de soutien. Les états-majors
ne s’improvisent pas, sinon il n’y aurait pas d’École d’état-major et d’Écoles de guerre
en France. Il faut des mois pour former un état-major de division et encore
plus pour une avoir division complète habituée à fonctionner ensemble, et c’est
encore plus difficile dans un pays où il est difficile de manœuvrer plus d’un
bataillon à l’entraînement sous peine de se faire frapper. L’Europe a suffisamment
de camps de manœuvre pour permettre à des états-majors et des brigades retirées
du front et reconstituées de s’entraîner au complet en coopération avec les
armées locales, qui bénéficieront par ailleurs du retour d’expérience ukrainien.
Avec du temps ensemble, du retour et de la diffusion d’expérience, une bonne
infrastructure d’entraînement, le niveau tactique des brigades s’élèvera et un
niveau tactique plus élevé que celui des unités adverses est le meilleur moyen
de réduire les pertes. En fait c’est surtout le meilleur moyen de gagner une
guerre à condition que ces brigades soient suffisamment nombreuses.
Il y a enfin les armes, les munitions et les équipements. C’est un sujet en soi dont on reparlera.
Un sujet sur lequel j'aimerais beaucoup vous lire, colonel : Une évaluation de l'aide militaire à l'Ukraine des différents pays occidentaux - en particulier de la France.
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RépondreSupprimerContent de vous lire a nouveau sur ce sujet.
RépondreSupprimerJe crois avoir entendu le gouvernement français annoncer une (énième) coupe dans le budget militaire pour maîtriser la situation financière, étant bien évident qu'augmenter les impôts pour sauver les hôpitaux, les écoles ... et l'armée (!) cela tiendrait du crime absolu porté à la doxa libérale (!)
RépondreSupprimerJe crains que l'on ne soit pas prêt à assurer réellement notre propre sécurité donc imaginer soutenir enfin sérieusement les ukrainiens me semble mal parti ?
Et vu cette situation, et la situation ukrainienne :
Ils tiennent difficilement ... particulièrement par défaut de munitions ...
La situation du soutien financier ne va-t-elle pas être, finalement, décisive ?
Si Trump abandonne l'Ukraine, l'Europe aura-t-elle le courage et la volonté de remplacer les USA ?
Ce qu'il serait bienvenu, ce serait que les Ukrainiens choisissent effectivement leurs propres cibles, mais surtout qu'ils utilisent leurs propres moyens pour le faire, s'ils avaient considérés l'enjeu du conflit à l'échelle de leurs capacités ils auraient surement laissés plus de place à la diplomatie.
RépondreSupprimerEt alors l'idée d'avoir l'Ukraine qui opère en Afrique ! on atteint le niveau 0, dans quels objectifs ? ou alors c'est pour nous même pouvoir profiter des hommes de pailles Ukrainiens et faire nos petites opérations de vengeance.
Aujourd'hui les négociations ne seront plus sur le même rapport de force, faites nous donc un article sur le fait que chaque conflit se termine par la signature, parce que même si vous souhaitez manifestement engager plus de vie dans ce conflit monté de toute pièce par le plus complexe militaro-industriel du monde, il faudra signé en bas d'un accord à un moment.