Montée en gamme
Une
telle interdépendance entre les paramètres avec des facteurs de second degré induit
une grande sensibilité aux variations. Quand on investit dans un seul de ces paramètres,
le saut d’efficacité peut donc être spectaculaire et les résultats écrasants.
Introduire
de nouveaux équipements peut élever fortement le niveau d’efficacité. Il est cependant
d’abord nécessaire que ces nouveaux équipements soient performants, ce qui
n’est pas forcément évident surtout lorsqu’on oublie qu’ils doivent être
associés à des individus au combat. Le fusil antichar de 13 mm inventé par les
Allemands en 1917 était redoutable sur le papier et sur un champ de tir mais
pratiquement inutilisable, car trop dangereux à employer, dans une situation
réelle. Loin de permettre les ravages annoncés, il n’aura permis au total de
neutraliser que deux engins. Inversement, un bon armement bien maitrisé
augmentera plutôt la confiance et donc, en retour, son efficacité, une fois que
son emploi aura été maitrisé, ce qui suppose une période d’apprentissage qui
est aussi une période de vulnérabilité.
L’investissement
humain est souvent plus « rentable » à court terme. A la fin de
l’année 1968, l’US Navy et l’US Air force présentaient une efficacité
comparable en combat aérien au-dessus du Vietnam, efficacité en fait assez
médiocre avec un ratio de deux Mig abattus pour un avion américain. Dans les
derniers mois, la Navy avait même
perdu 10 appareils contre 9. En analysant les combats, la Navy s’est rendu compte de la perte de compétence en combat
rapproché, dédaigné au profit du combat à grande distance par missiles air-air (50
missiles sont lancés successivement sans aucun effet) et l’existence d’un seuil
d’efficacité autour de cinq missions de combat. En dessous de ce seuil, la
confiance était faible et, ce qui est lié, les risques et les pertes très
élevés ; au-delà de ces cinq missions on observait le phénomène inverse.
En
s’appuyant sur une analyse précise des combats, la Navy a alors mis en place en
1969 un centre d’entrainement à haut réalisme (Fighter Weapons School « Top gun ») afin de simuler le
mieux possible ces cinq missions face à des adversaires imitant l’ennemi. En
1973, le ratio au Vietnam était désormais de 12,5 avions ennemis abattus pour
un de la Navy et des Marines. Pendant ce temps, la
performance de l’US Air force restait
la même. En 1975, après la guerre, celle-ci a finalement décidé d’imiter la Navy avec les exercices Red Flag puis l’US Army, qui avait
observé aussi que 40 % de ses pertes au Vietnam survenait dans le premier quart
de la durée d’engagement, a fait de même avec le National Training Center en 1979. On peut se demander au passage
pourquoi elles ne l’ont pas fait plus tôt, et notamment pendant la guerre,
devant l’évidence des résultats (1). De nombreuses armées parmi celles qui
peuvent financer de tels centres ont imité l’innovation mais là encore souvent
avec retard.
Une
innovation dans l’entrainement peut donc constituer une surprise opérationnelle,
le développement de la détermination aussi. En 2003, l’armée irakienne, forte
de 22 divisions et plus de 400 000 hommes, a été écrasée en 42 jours par
le corps expéditionnaire américano-britannique. La victoire a coûté la vie à
105 soldats américains. A peine plus d’un an plus tard, il a fallu, après un
premier échec en avril 2004, 47 jours et presque autant de pertes aux
Américains pour s’emparer de la ville de Falloujah tenue par seulement
4 000 fantassins légers. La différence est que ces 4 000 Irakiens,
dont plus de la moitié sont morts au combat, étaient beaucoup plus déterminés
que ceux de 2003. Imitant le système tactique tchétchène de 1994, ces bataillons
non-étatiques d’infanterie à « haute-détermination » ont changé la donne tactique.
Agissant
sur le même standard mais avec plus de volume, les unités chiites de l’armée du
Mahdi ont tenu tête aux forces américaines en Irak dans les deux guerres de
2004 et 2008, conflits qui, chose inédite pour les Etats-Unis, se sont terminés
par des négociations. Les équipements des miliciens mahdistes, de l’armement
léger soviétique des années 1960, pour l’essentiel, n’avaient pourtant rien de
moderne. Comme à Falloujah, Grozny et désormais dans bien d’autres endroits, la
principale ressource matérielle était surtout pour eux l’environnement urbain
et, souvent, la présence d’une population utilisée, volontairement ou non,
comme deuxième bouclier après les murs. Si on ajoute l’acquisition de
compétences tactiques, on obtient l’Etat islamique écrasant, à son tour,
l’armée irakienne en 2014. Si on ajoute encore des armements légers
« anti-approche » modernes comme les lance-roquettes RPG-29 (ou
RPG-30 désormais) ou surtout les missiles antichars russes Metis ou Kornet du
Hezbollah, en attendant des missiles anti-aériens portables, et on effectue à
nouveau un nouveau bond tactique. Pour l’instant, la vraie rupture tactique
depuis les années 1990 est bien la montée régulière en gamme de ces bataillons
non-étatiques (2).
Bien
entendu si on investit simultanément dans tous les facteurs, une armée complète
peut se transformer radicalement. En août 1914, un bataillon
d’infanterie français comprend 1 100 hommes armés de fusils Lebel 1893 et
peut bénéficier de l’appui extérieur d’en moyenne deux mitrailleuses et de
trois canons de 75 mm. A peine quatre ans plus tard, un bataillon ne comprend
plus souvent que 700 hommes mais ceux-ci, en tenue moins voyante et casque
d’acier, disposent en interne de 120 armes collectives (mitrailleuses, fusils
mitrailleurs, fusils lance-grenades), trois mortiers de 81 mm, trois canons de
37 mm et ils bénéficient en moyenne de l’appui extérieur de neuf canons de 75
mm, six canons lourds, trois chars et six avions d’infanterie.
L’investissement
matériel entre les deux époques a été énorme, l’investissement immatériel sans
doute encore plus important. Il a fallu apprendre en effet apprendre à se
servir de tous ces équipements (sur la fin surtout en masque en gaz), à en
combiner les effets, inventer des choses que l’on croyait impossibles comme le
tir précis indirect à plusieurs kilomètres ou la communication entre l’air et
le sol, changer de regard sur les jeunes sous-officiers à qui on a confié la
responsabilité tactique d’un groupe de soldats interdépendants, etc. L’effort a
été énorme mais le saut d’efficacité considérable, peut-être inégalé à ce jour.
Un sergent de l’infanterie de 1918 serait plus à l’aise dans un régiment
d’infanterie d’aujourd’hui que s’il retournait en 1914. La confrontation des
bataillons de 1918 avec ceux de 1914 aurait débouché sur le massacre de ces
derniers.
Distorsions
Une
autre des conséquences de cette variabilité des paramètres d’efficacité
tactique est que même si on fait monter en gamme toute une armée en dotant
chacune de ses unités des mêmes équipements et de la même doctrine d’emploi, on
obtient toujours au bout du compte une grande différence de résultat entre des
unités pourtant identiques sur le papier.
Contrairement
au patchwork qu’était devenue l’armée allemande en 1944 (12 types différents de
divisions par ailleurs elles-mêmes très diverses en volume), l’US Army a pris soin de former des unités
standardisée. Trois types de divisions seulement, organisées et équipées de
manière identique à chaque fois, combattent en Europe de juin 1944 à mai
1945 : 3 parachutistes, 16 blindées et 42 d’infanterie. Les unités sont
également « alimentées » avec les mêmes hommes (tous formés initialement
de la même façon), équipements et soutiens, afin de rester toujours
sensiblement au même niveau. Pour autant, lorsque le service historique de l’US Army en Europe a été chargé
d’analyser les performances de ces unités tout de suite après la fin des
combats, il s’est aperçu que onze divisions (une parachutiste, trois blindées
et sept d’infanterie) sur 61 avaient été nettement plus performantes que les
autres (3). Il rejoignait en cela les observations faites à tous les échelons
et dans toutes les armées. L’US Navy a
ainsi remarqué que 51 % des destructions de navires ennemis avaient été
réalisées par 15 % des équipages de sous-marins américains, soit une proportion
presque identique à celle des sous-mariniers allemands dans l’Atlantique (4).
La variabilité des facteurs associés au paramètre de la mort pour les unités
combattantes induit mécaniquement des distorsions de résultats.
Quand
il s’agit de déterminer les raisons de cette distorsion, on retombe toujours
sur les mêmes éléments. Quand on examine le parcours de ces divisions
excellentes, on y retrouve souvent celles qui ont accumulé le plus
d’expérience, donc plutôt les plus anciennes. Celles, comme la 1ère
division d’infanterie, qui avaient tout connu de l’Afrique du nord à
l’Allemagne étaient plutôt supérieures à celle qui avaient commencé à combattre
en Normandie, elles-mêmes avantagées par rapport à celles qui étaient arrivées
ensuite.
Le
plus intéressant est qu’à l’intérieur de ces divisions d’excellence, la
performance des unités d’appui, l’artillerie et le génie, et de soutien
logistique avaient beaucoup plus augmenté que celle des unités d’infanterie. La
raison principale en était que celles-ci ont supporté plus de 90 % des pertes
(représentant au total plus de 100 % des effectifs dans 37 divisions), ce qui a
entrainé un turn over considérable. Là
où les bataillons d’artillerie, beaucoup moins touchés, ont pu capitaliser sur
leur expérience, les bataillons d’infanterie ont été obligés de reconstituer en
permanence des savoir-faire collectifs. Les meilleurs régiments d’infanterie
ont par ailleurs été ceux qui ont pu gérer le mieux la rotation du personnel,
non pas en envoyant les nouveaux directement en première ligne (avec des
conséquences souvent catastrophiques) mais en les y amenant progressivement à
partir d’une unité d’instruction à l’arrière.
Une
autre observation a été que ces accumulations collectives d’expérience ne
portaient véritablement leurs fruits qu’après des périodes de temps passé
ensemble au combat mais aussi au repos, la manière du phénomène sportif de
surcompensation. L’expérience n’a pas cependant été le seul facteur, le
commandement et notamment la valeur des chefs a pu jouer aussi. La 90e
division d’infanterie américaine était considérée comme la plus mauvaise en
Normandie (surnommée « problem
division »), mais après plusieurs changements de chefs, elle a terminé
dans les « onze excellentes » sous le commandement du général Raymond
Mc Lean. En étudiant le comportement des unités de combat durant la campagne
d’Italie, Trevor Dupuy a remarqué que la 88e division américaine
était très nettement supérieure à toutes les autres américaines pourtant identiques
et comptait parmi les meilleures du théâtre toutes nations confondues. Il n’a pu
expliquer cette différence que par le « facteur leader », avec
l’excellence reconnue par tous, du général John Sloan (5).
Face
à ce phénomène de distorsion et l’éternel retour de la loi de Pareto, surtout
dans les situations extrême, il est possible d’adopter deux attitudes :
maintenir à tout prix la standardisation (afin de conserver la prévisibilité et
l’interchangeabilité) ou au contraire accentuer cette différenciation en espérant
des résultats décisifs de l’engagement de l’élite.
En
1917, comme l’armée américaine de 1944, l’armée française a fait le choix de
l’uniformité (ce qui n’a pas empêché malgré tout l’existence de fait de
divisons d’élite). En face, et dans les deux cas, l’armée allemande a joué de
la différenciation. Les résultats allemands ont été parfois tactiquement
spectaculaires mais au bout du compte stratégiquement désastreux. Si les unités
« stars », comme les bataillons d’assaut et les divisions d’attaque
de 1918, les divisions de Panzers, de Panzer grenadiers ou de parachutistes de
la Seconde Guerre mondiale ont suscité, et suscitent toujours, beaucoup
d’attention, les unités qui les suivaient nettement plus nombreuses et de plus
en plus médiocres au fur et à mesure que s’effectuait la différenciation ont
suscité beaucoup moins d’intérêt.
Pourtant,
une fois survenus l’échec et l’usure des divisions d’attaque allemande en 1918,
cette deuxième armée allemande, dite « de position », s’est effondrée
de juillet à novembre 1918. En 1944-1945, malgré parfois des échecs face aux
unités d’élite allemande, en Normandie ou pendant la bataille des Ardennes, les
unités américaines auront détruit bien plus d’unités allemandes que l’inverse. Trop
jouer du particulier au détriment du général donne des résultats tactiques,
parfois opérationnels. Les combats de Sedan en mai 1940 en sont un bon exemple
mais derrière les chevauchées de Panzer, le niveau moyen de toutes les autres unités
allemandes, notamment d’infanterie était supérieur à celui de leurs adversaires
et c’est probablement cet élément-là qui a surtout fait la différence.
La matrice tactique
Car
on l’oublie parfois mais l’efficacité d’une unité de combat n’est pas
intrinsèque mais relative à un ennemi. On peut raisonner en contrat de
déploiement de forces (« être capable de déployer X hommes et Y avions de
combat à tant de kilomètres et pendant tant de temps ») mais au bout du
compte, il s’agit d’affronter des unités de combat ennemis. Plus exactement, il
s’agit de confronter des systèmes tactiques différents. Lorsque ces systèmes
sont connus et évoluent lentement comme l’armée du Pacte de Varsovie par
exemple, on peut prendre le temps de concevoir des modèles de forces en miroir
(en gardant quand même à l’esprit que la confrontation réelle engendrera sans aucun
doute des surprises). La difficulté
survient lorsque, sans prévenir, l’ennemi change ou alors que l’on change
soudainement d’ennemi.
En
juin 1967, les brigades et bataillons israéliens écrasent en deux jours les
forces égyptiennes dans le Sinaï. Six ans plus tard, au bout de deux jours de
combat de la guerre du Kippour, ce sont plutôt les bataillons blindés
israéliens qui ont été étrillés. Entre temps, les Egyptiens sont montés en
gamme sans que l’armée israélienne ne le prenne en compte. Plus exactement, ils se sont adaptés à un adversaire particulier qu’ils ont bien étudié. Les
Egyptiens ont conçu un plan d’opération cohérent avec l’objectif stratégique
politique poursuivi et modelé les unités tactiques pour qu’elles s’accordent
avec ce plan.
Pour
opérer ce modelage, ils ont analysé la matrice des capacités (combat direct à
distance, combat rapproché, appuis indirects, soutien indirect) de leurs unités
face à celles de leur adversaire et reconfiguré leurs unités en conséquence de
façon à réduire leurs points faibles et accentuer les points forts. Ils ont,
grâce à l’aide soviétique, doté les unités anti-aériennes de moyens modernes,
formé des unités d’infiltration (commandos) et durci défensivement les unités
d’infanterie, en particulier en les équipant de moyens antichars,
lance-roquettes et lance-missiles. A l’époque où les Américains développaient
l’entrainement hyper-réaliste, les Egyptiens ont inventé l’ultra-préparation. L’opération
prévue (qui impliquait 200 000 hommes, 1 600 chars et 1 900 pièces d’artillerie)
a été répétée grande nature 35 fois. Chacune de ses branches particulières,
jusqu’aux échelons les plus bas a été vue et revue des centaines de fois (6). La
connaissance très précise, jusqu’à l’individu, de son rôle dans le plan constituait
en soi un système de commandement performant.
Au
bilan, comme à chaque fois que l’on
fait un saut en gamme face à un adversaire immobile, le résultat a été
spectaculaire. Les bataillons blindés israéliens qui se sont lancés à l’assaut
immédiatement après le franchissement du canal de Suez par les Egyptiens ont
tous été mis hors de combat. En quelques jours, les Egyptiens ont détruit ou
gravement endommagés bien plus de chars que n’en compte actuellement l’ordre de
bataille français.
Tout
cela a parfaitement fonctionné jusqu’à ce que les Egyptiens décident du sortir
du plan d’opération initial alors que les Israéliens avaient réfléchi à leur
tour à la matrice des capacités et reconfiguré leurs propres unités en quelques
jours seulement.
(à suivre)
[1] Training
Superiority & Training Surprise, Report of the Defense Science Board,
2001.
[2] David E. Johnson, Hard Fighting, RAND corporation, 2014.
[3] Peter R. Mansoor, The GI Offensive in Europe, University Press of Kansas, 1999. Michael
D. Doubler, Closing With the Enemy: How
Gis Fought the War in Europe, 1944-1945, University Press of Kansas, 1994.
[4] Stephen P. Rosen, Winning the Next War, Cornell University Press, 1994.
[5] Trevor N. Dupuy, Understanding War: History and Theory of Combat, Nova Publications, 1987.
[6] John Lynn, De
la guerre : Une histoire du combat des origines à nos jours, Tallandier,
2006. Pierre Razoux, La guerre du Kippour
d'octobre 1973, Economica, 1999.