mercredi 29 août 2018

Les vainqueurs-itinéraire d’un livre (attention spoilers !)


Je suis passionné d’Histoire depuis toujours et malgré mon ennui profond durant ma scolarité en Corniche militaire j’y obtenais une équivalence de DEUG d’Histoire (et une autre de Lettres modernes, qui ne m’a hélas pas servi à grand-chose).

Quelques années plus tard, alors à l’Ecole militaire interarmes (EMIA), cette équivalence de DEUG m'a permis, ainsi qu’à quelques camarades, de m’inscrire en Licence d’Histoire. Il fallut certes forcer un peu la main du commandement qui n’avait d’yeux que pour le diplôme de l’école, un DEUG après validation.

Dix ans plus tard grâce à cette Licence (étrangement ce diplôme universitaire était une condition nécessaire pour passer un concours militaire), je me présentais au concours de l’Enseignement militaire supérieure scientifique et technique (EMSST). A l’issue, j’ai réussi à obtenir une scolarité en Maîtrise/DEA d’Histoire contemporaine à Paris IV. C'était en 2001.

Il me fallait alors trouver un objet d’étude. Un de mes sujets de prédilection est la manière dont les armées évoluent. Je décidais de m’intéresser au cas de l’armée française pendant la Première Guerre mondiale. Les sources étaient accessibles et en langue française. Surtout, il y a avait là un exemple extraordinaire de transformation. La comparaison entre les photos de poilus au combat en 1918 et celle des Pantalons rouges de 1914 donnait l’impression de guerres dans deux siècles différents, alors qu’il ne s’était écoulé que quatre ans. 

A l’issue de ma scolarité à l’EMSST, je décidais de m’inscrire en Doctorat et de poursuivre mes recherches sur Le processus d’évolution tactique de l’armée française avant et pendant la Première Guerre mondiale, 1871-1918, titre de mon mémoire de Maîtrise. Quelques mois plus tard, et alors que j’avais intégré l’Ecole de guerre (alors Collège interarmées de défense), j’ai eu l’honneur de voir ce mémoire être récompensé du prix du Centre d’étude d’Histoire de la défense (CEHD). Ce travail récompensé attira l’attention des Editions Tallandier (merci à Laurent Henninger alors à la fois directeur de collection et membre du CEHD). Le regretté général André Bach avait déjà écrit le remarquable Fusillés pour l’exemple, on me proposa d’écrire ce qui allait devenir La chair et l’acier.

La chair et l’acier sortait donc à la fin de l’année 2004, pour les 90 ans de la guerre. C’était mon premier livre et j’en étais évidemment très fier malgré ses insuffisances. J’y décrivais donc les moteurs et les freins internes de l’évolution de l’armée française de la fin d’une guerre à la fin d’une autre. Au passage, si j’y parlais beaucoup d’innovations, j’y parlais moins de technique que de sociologie des organisations ou de culture, voire de psychologie. C’était apparemment trop original pour certains qui s'obstinaient à le décrire comme un ouvrage sur l'industrie de guerre. Le slogan de l’éditeur en 4e de couverture était d’ailleurs « De la baïonnette au char d’assaut ». Pour la petite histoire, un critique littéraire qui n’avait lu que cette 4e de couverture (où le titre La char et l’acier n’était pas rappelé) avait écrit qu’il avait trouvé De la baïonnette au char d’assaut très bien et qu’il fallait le lire.

La chair et l’acier a finalement plutôt plu puisque l’ouvrage a été réédité plusieurs fois et notamment dans la collection Texto sous un nouveau titre : L’invention de la guerre moderne. Il sera même publié fin octobre en langue anglaise (Flesh and Steel) par Pen & Sword Military. Pour autant, il me laissait un goût d’inachevé. Contrairement aux usages, j’avais publié mon travail de thèse… avant de l’avoir soutenue. En réalité, je ne soutenais ma thèse qu’en 2008, quatre ans après la publication de La chair et l’acier. Durant ces quatre années, et même si j’étais quand même un peu pris par ailleurs, j’ai évidemment enrichi mon propos. Je me retrouvais ainsi avec la frustration d’avoir appris des choses et accumulé beaucoup de matériau historique sans pouvoir les présenter autrement qu’à mon jury de thèse.

Je gardais donc dans ma tête l’idée d’écrire un nouveau livre sur l’armée française pendant la Grande guerre en me concentrant plutôt sur l’année 1918, l’année de la victoire, en grande partie parce que c’était sur cette période que j’avais le plus travaillé après 2004. J’avais intégré notamment tous les aspects de la « petite guerre » parallèle aux grandes batailles, très peu décrite, et beaucoup mieux compris les tactiques employées dans les derniers mois de la guerre.

Le centenaire de la Première Guerre mondiale était l’occasion qui convaincrait un éditeur. J’échangeais un contrat que je ne pouvais plus assurer contre cette description des combats de 1918 qui sortirait bien évidemment… en 2018.

Bien évidemment aussi je procrastinais. Ecrire un essai est un tel effort et il y a tant de choses également intéressantes et urgentes à faire ailleurs. A la fin de l’été 2017, l’apparition d’une échéance claire, la fin du mois de février 2018, m’obligeait à repartir aux combat, où plutôt aux combats de la Grande guerre.

Je décidais, comme prévu, de concentrer mon propos sur l’armée française et l’art de la guerre en 1918. L’art de la guerre est un des grands oubliés de l’historiographie française de la Grande guerre, sinon de tous les conflits. Le poilu a été décrit abondement dans sa vie quotidienne dans les tranchées ou à l’arrière, dans son rapport à la violence, à l’art, au sexe ou toutes autres choses relevant souvent de la sociologie ou plus encore de l’anthropologie. Cet effort a été indispensable et généralement intéressant mais il tendait à occulter un élément essentiel : les soldats n’étaient pas là par hasard et juste pour souffrir. Ils étaient aussi des participants conscients et actifs d’une action politique visant à imposer sa volonté à un ennemi et cette action se décline en stratégie, art opératif et tactique, termes qui désignent à la fois les échelons de la force et les manières dont on l'emploie. 

J’ai eu mon grand-père comme source primaire et étrangement c’était l’angle qu’il choisissait aussi pour parler de sa guerre, soixante ans après les faits. Loin des Sentiers de la gloire, cet ancien sous-officier de la coloniale ne parlait pas de la vie dans les tranchées, il parlait de ses combats contre les Allemands et surtout de ses victoires. C’est à cet effort de recherche de la victoire, cette discipline à tous les sens du terme, que je m’intéressais exclusivement. On me le reprochera sans doute.

L’année 1918 est aussi un peu une oubliée de la Grande guerre. En 1983, j’avais adoré La Grande guerre de Pierre Miquel, une première tentative de décrire à nouveau le conflit dans sa totalité et sa globalité. J’y étais surpris par la part finalement réduite qu’il accordait aux combats de 1918, moins de pages que pour ceux des premiers mois de guerre en 1914 et deux fois moins de pages que pour les évènements de 1917. Je retrouvais ce décalage dans plusieurs autres récits y compris sur d’autres conflits, comme s’il y a un destin des guerres a été plus rapidement brossées à leur fin qu’à leur début.

Il est vrai aussi que les opérations militaires sont souvent plus larges, plus grandes, et plus difficiles à décrire après des années de mobilisation des forces et de complexification de leur emploi. C’est typiquement ce qui se passe en 1918. En France, si on demande de citer des batailles de la Première Guerre mondiale, on entendra La Marne et surtout Verdun, éventuellement la Somme ou « Le chemin des Dames ». Pour 1918, c’est souvent le trou noir. Or des batailles où intervient au moins une armée française, comme à Verdun ou sur la Somme, il y en a douze sur le front Nord-Ouest et une dans les Balkans, sans parler de participations dans d’autres fronts. Ces batailles s’enchaînent cependant à un tel rythme et une telle échelle qu’elles sont difficiles à distinguer.

L’analyse, la plus claire possible, de ces combats constituait le cœur de mon livre. Avant cela, il fallait présenter la situation générale. Je consacrais donc logiquement mon premier chapitre à cette présentation stratégique. Trois grandes armées étaient alors en mouvement pour l’affrontement final : celle des Allemands venant du front oriental finissant, celle des Américains qui ne pourra vraiment avoir une influence sur le front qu’à la fin de l’été 1918 et enfin l’armée des machines à moteur qui vient renforcer massivement l’armée française. Il restait à déterminer comment les nations comptaient gagner la guerre avec elles.

Après cette description stratégique, je m’efforçais dans un autre chapitre de descendre au niveau de l’emploi des forces terrestres, en décrivant l’évolution des doctrines et des méthodes. Au début de 1918, on perçoit qu’avec le déséquilibre momentané des forces et les moyens nouveaux dont on dispose, il sera enfin possible de sortir du blocage des tranchées. On diverge cependant dans les deux camps pour déterminer ce qu’on va faire ensuite et surtout ce que va donner cette confrontation de nouvelles idées.

Dans le chapitre suivant, je m’appliquais à faire la même chose pour les opérations dans les espaces où l’homme ne vit pas, traditionnellement la mer et depuis la Première Guerre mondiale, également l’air. Je consacrais plus spécifiquement ce chapitre à la manière dont on essayait encore en 1918 d’utiliser ces espaces pour surmonter le blocage des fronts terrestres et l’emporter directement en affectant les sociétés, par le blocus ou la peur des bombardements.

Je profitais de ce troisième chapitre pour décrire l’évolution de la marine française. Dans le suivant et en entier, je décrivais cette fois l’armée française qui se préparait pour l’affrontement final, une armée qui avait beaucoup changé depuis la bataille de Verdun deux ans plus tôt et qui était alors la plus moderne du monde.

Ces préliminaires effectués, je consacrais neuf chapitres aux différentes campagnes de 1918, deux pour celle contre la British Expeditionary Force (la BEF et non « le » BEF comme je l’ai écrit dans tout le livre), avec les batailles de Picardie puis de Flandres, première grande confrontation entre la nouvelle capacité des Allemands à percer les fronts et celle des Français à les renforcer. La campagne s’achevant par la prédominance des seconds, Ludendorff s’acharne alors jusqu’à l’irrationalité stratégique, contre cette réserve mobile française qui l’empêche de vaincre les Britanniques. Le désastre français sur l’Aisne, peut-être le plus important après la bataille des frontières en août 1914, constitue à cet égard un succès tactique mais aussi un piège opératif. Trois chapitres ont été consacrés à cette obstination de plus en plus stérile. Dans la dernière tentative, les Français ne se contentent pas de résister. A la stupéfaction des Allemands, ils contre-attaquent le 18 juillet, première étape vers la victoire finale.

Les trois chapitres suivants ont été consacrés aux offensives alliées sur le front Nord-Ouest. Le découpage s’imposait facilement. Le premier chapitre décrirait les opérations de dégagement des zones conquises. Le second serait consacré à la bataille sur ce que les Alliés appelaient la ligne Hindenburg. Cette formidable barrière défensive avait permis aux Allemands de résister pendant toute l’année 1917. Leur surprise est alors immense lorsque ce bouclier est conquis en deux semaines. C’est le tournant de la guerre sur ce front. Au-delà, c’est l’objet du troisième chapitre, l’armée allemande se désagrège progressivement jusqu’à ne plus constituer une organisation structurée. Contrairement à la scène initiale du beau film Au revoir là-haut, on ne se bat plus dans les tranchés dans les derniers jours de la guerre, on ne se bat plus vraiment beaucoup en fait.

Il fallait évidemment évoquer l’offensive alliée dans les Balkans, celle qui a abattu la Bulgarie et ôté définitivement tout espoir aux empires ottomans et austro-hongrois. Je ne savais pas comment l’inclure dans l’ensemble des grandes offensives alliées. Je décidais de lui consacrer un chapitre complet, cela méritait au moins cela, où j’incluais les contingents oubliés français, minuscule en Palestine, conséquent et au rôle important en Italie.

Les deux derniers chapitres étaient consacrés à l’armistice et son après, fictif avec la question de l’ « offensive qui n’a jamais eu lieu » en Lorraine et réel avec la continuation des opérations. Car l’armistice du 11 novembre n’est pas l’arrêt de la guerre. On l’ignore mais il y a encore en moyenne un millier de morts par mois dans l’armée française… après le 11 novembre 1918. Tout en démobilisant progressivement, les combats continuent dans les Balkans et surtout en périphérie de la Russie. Les mouvements continuent aussi jusqu’à l’occupation de la Rhénanie jusqu’au traité de paix et son entrée en vigueur le 10 janvier 1920, fin officielle de la guerre contre l’Allemagne.

Le dernier chapitre m’a posé problème. Je comptais initialement faire une simple conclusion-ouverture sur l’avenir immédiat de la situation stratégique. Mon éditeur a insisté cependant pour que je prolonge mon propos jusqu’en 1939. J’estimais que cela devait plutôt faire l’objet d’un autre livre, rejoignant d’ailleurs une littérature abondante sur la question, mais je m’exécutais. Au lecteur de juger.

Le premier manuscrit était remis en février 2018. Le dernier, après avoir allégé mon propos de la moitié de ses chiffres (j’aime les chiffres) et de ses éléments les plus techniques, plusieurs mois plus tard. En parallèle, j’effectuais tout le travail périphérique des index, abréviations, cartographie (essentielle), chronologie et enfin des choix bibliographiques, un exercice qui relève autant de la diplomatie (ne fâcher personne) que de la science historique. Je fournissais aussi la 4e de couverture et les éléments de langage (arguments de vente). Ce n’est pas la partie du travail que je préfère ni celle que je fais le mieux mais elle est indispensable. 

Je recevais le projet de couverture au printemps, il me plaisait beaucoup. Le titre variait encore un peu. J’avais proposé Les vainqueurs, qui fut accepté. Le sous-titre m’échappait en revanche. J’avais pensé à L’armée française et les combats de 1918, ce qui correspondait le plus à mon projet. Cela est devenu Comment la France a gagné la Grande guerre et sans la mention 1918, ce qui à mon sens peut prêter à confusion mais est sans doute plus accrocheur et donc plus vendeur.

Il était décidé de le publier le 30 août, un peu avant la rentrée littéraire et surtout deux mois avant le dernier 11 novembre centenaire de la Grande guerre. Je suis maintenant dans la position de celui qui a intensément travaillé et qui attend avec angoisse de voir comment l'aboutissement d'un projet de 17 ans est perçu. 

mercredi 22 août 2018

Les évolutions en cours de la guerre terrestre



Projet d'article pour la revue Stratégique de l'Institut de Stratégie Comparée (ISC)
Modifié le 22/08/2018

Si les caractères de la guerre et les principes d’efficacité dans l’emploi des forces semblent permanents, leur application dépend beaucoup de contextes très changeants. Il est peut-être possible de décrire l’environnement politique, économique et idéologique dans lequel se dérouleront les guerres dans les quelques années à venir mais avec cette inconnue forte que celui-ci peut varier très vite alors que les instruments militaires sont lents à se transformer.

La fluctuation du cadre politique de l’action armée

Le modèle de forces français a été construit dans les années 1960 autour de l’arme atomique. La mission principale des forces terrestres était alors de contribuer à la dissuasion face au Pacte de Varsovie et sa mission secondaire d’intervenir ponctuellement à l’étranger. Chacune de ces missions était assurée par une force spécifique. La première incrémentait le modèle conventionnel issu de la Seconde Guerre mondiale. La seconde était une petite force de projection composée de professionnels. Les choses ne se passèrent pas tout à fait comme prévu, en particulier pour cette petite force d’intervention qui, après l’intervention en Tunisie en 1961, ne cessait d’être utilisée et exclusivement contre des groupes armés.

Les guerres inter-étatiques n’avaient pas disparu pour autant. Israël et ses voisins arabes s’affrontaient à plusieurs reprises ainsi que l’Inde et le Pakistan ou encore l’Ethiopie et la Somalie. Les combats les plus violents de déroulaient alors dans le Sud-Est asiatique. Hors de ces complexes conflictuels régionaux, les puissances nucléaires n’osaient pas s’affronter directement mais n’hésitaient pas à le faire indirectement par le soutien et l’instrumentalisation d’Etats et de groupes armés alliés, en particulier en Afrique.

La fin de l’URSS puis la transformation de la Chine changeaient radicalement le cadre politique international et donc celui de la guerre. Le Conseil de sécurité des Nations-Unies retrouvait une liberté d’action. Dans le même temps les Etats-Unis disposaient de fait du monopole de la puissance conventionnelle dont ils usaient pour punir les Etats jugés « voyous ». De leurs côtés, les complexes régionaux de guerre s’apaisaient pour la plupart, ne serait-ce que parce que les Etats arabes ne pouvaient plus être armés à hauteur de leur ennemi ou parce que l’Inde et le Pakistan introduisaient le blocage nucléaire dans leurs relations. Le plus grand complexe conflictuel était alors l’Afrique centrale.

Moins de conflits entre Etats donc mais une présence américaine forte qui se manifestait opérationnellement par une suprématie dans les espaces fluides (air, mer, espace, cyberespace). Après la démonstration de puissance contre l’Irak en 1991 il devenait évident qu’une armée conventionnelle classique, lourdement armée et visible, ne pouvait résister aux Etats-Unis et leurs alliés.

Du côté de ceux qui pouvaient subir les frappes américaines, occidentales d’une manière générale, ou israéliennes, il n’y avait plus de secours à attendre de puissances concurrentes et d’industries de guerre alternatives. Il n’y avait donc guère d’autres solutions que de changer de modèles de forces, par le haut de l’échelle avec la dissuasion du nucléaire, ou par le bas, par la recherche de systèmes de forces moins susceptibles d’être frappés et donc avant tout moins visibles. Du côté de ceux qui bénéficiaient de cette suprématie dans les espaces vides, les forces terrestres suscitaient moins d’intérêt comme instruments de combat.

Les forces terrestres firent alors souvent les frais de la réduction générale des budgets alors que leur mission principale déviait vers une forme de gendarmerie internationale, occupant les espaces « solides », c’est-à-dire le sol et les peuples, que la pression des feux à distance avait conquise. La principale innovation de l’époque ne fut pas technique, les armées de terre des pays les plus riches se figeant dans l’absorption lente des programmes industriels de la fin de la guerre froide, mais sociale avec leur professionnalisation généralisée. Elles gagnaient en souplesse d’emploi, ce qu’elles perdaient en volume.

En parallèle de l’établissement de la suprématie américaine dans les espaces fluides, d’autres acteurs militaires bénéficiaient de la mondialisation.

La quatrième guerre mondiale : les groupes armés contre les Etats

D’un point de vue militaire et bien plus que la plupart des Etats, les groupes armés ont pleinement bénéficié de la libéralisation des flux internationaux de financements occultes, d’armes légères, d’individus ou simplement d’idées et d’informations. Ce surcroit de puissance était d’autant plus redoutable que dans le même temps beaucoup d’Etats avaient de plus en plus de difficultés à assurer leurs missions régaliennes.

Si les forces terrestres des Etats les plus développés se réduisaient, celles des Etats pauvres s’effondraient souvent. Là où les équipements lourds fournis par l’ex-URSS n’étaient plus entretenus, les Kalashnikov des rebelles fonctionnaient parfaitement et étaient beaucoup plus nombreuses qu’auparavant. Nombre de ces Etats affaiblis se sont trouvés contestés et parfois détruits par une multitude de groupes armés. A elle seule, la République démocratique du Congo en compte plus de 80 sur son territoire.

Certaines de ces organisations armées possédaient déjà dans les années 1980 un nouveau contenu idéologique, en particulier dans le Grand Moyen-Orient. En 1984, certains d’entre eux parvenaient à chasser les forces occidentales de Beyrouth, dont celles des Etats-Unis, tandis qu’au même moment d’autres groupes tenaient tête à l’armée soviétique en Afghanistan. Preuve était ainsi faite que des groupes fortement déterminés pouvaient défier les plus puissantes armées du monde.

La confrontation entre les deux modèles de forces dominants n'intervint véritablement qu'après 2001. Elle aboutit à la démonstration de la très grande capacité de résistance des groupes armés, en particulier dans les milieux urbains et peuplés. Il fallut un effort considérable de réapprentissage et de surcroît de ressources pour que les forces terrestres occidentales et alliés parviennent au moins à contenir et parfois à reprendre le dessus sur les groupes armés, comme à Bagdad en 2007-2008.

Le retour de la petite guerre solide

La « grande guerre contre le terrorisme » n’est pas terminée que le contexte politique international a de nouveau changé. Le moment unilatéral américain est terminé et la liberté d’action des Etats-Unis ou des nations occidentales se trouve sensiblement réduite. Il est désormais beaucoup plus difficile d’obtenir la légitimité d’un vote du Conseil de sécurité des Nations-Unies et il existe à nouveau des industries de défense alternatives à celle des Occidentaux pour alimenter les alliés, Etats ou groupes, de la Russie ou de la Chine.

Techniquement, on assiste à trois grandes tendances dans l’emploi des forces terrestres. La première est leur réemploi dans le cadre de confrontations entre puissances nucléaires. Cette confrontation interdit l’affrontement direct mais autorise de nombreux emplois sous ce seuil d’affrontement. La saisie par surprise de la Crimée en 2014, un tournant majeur du contexte international, en est un parfait exemple comme le placement en « position de sacrifice » dans les pays baltes d’unités venues d’autres pays de l’OTAN. Le paradoxe de cette confrontation sans combat ouvert est qu’elle incite à la montée en gamme technique des forces terrestres, à des fins surtout dissuasives puisque leur emploi signifierait l’approche de l’apocalypse.

La deuxième tendance est la contestation croissante de la suprématie américaine dans les espaces fluides, électromagnétique d’abord mais aussi le ciel et sur les mers, en particulier par le développement d’une missilerie russe très performante. Avec moins de puissance dans le ciel, il faudra plus de puissance au sol pour emporter la décision. Beaucoup de forces terrestres occidentales qui, par économie, avaient été allégées de moyens jugés redondants devront sans doute ré-internaliser la puissance de feu dans la profondeur et prendre à leur compte leur ciel et leurs réseaux invisibles.

La troisième est celle de la montée en gamme des groupes armés, eux-aussi bénéficiaires de nouveaux armements mais aussi de nouvelles compétences tactiques. La « révolution militaire » des groupes armés est aussi celle de l’apprentissage. La résistance du Hezbollah en 2006 avait déjà témoigné d’une montée en gamme très nette. Les victoires spectaculaires de l’Etat islamique en Irak en 2014 en témoignaient aussi, ainsi que la puissance nouvelle du Hamas face à Israël à l’été de la même année. Disposant souvent aussi d’une capacité de frappes sur les populations civiles, par un arsenal de roquettes et missiles ou par l’infiltration de commandos-suicide, ces groupes imposent le retour du combat dans les espaces solides, presque toujours urbains, qu’ils contrôlent, afin de mettre fin à cette menace.

Ce combat nécessaire est cependant difficile. En 2004, les forces américaines ont connu deux fois plus de pertes pour reprendre Falloujah à 3 000 combattants rebelles que pour prendre Bagdad un an plus tôt aux 45 000 soldats de l’armée irakienne. L’armée de terre israélienne a déploré la perte de 66 soldats en 49 jours de combat contre le Hamas à Gaza en 2014 contre un total de 12 dans les deux opérations précédentes en 2009 et 2012. La reprise des villes tenues par l’Etat islamique en Irak a nécessité des mois de combat d’une grande violence et l’acceptation de pertes considérables pour les forces irakiennes.

Les forces terrestres des nations comme la France, se trouvent ainsi placées dans un dilemme tiraillées à nouveau vers une nouvelle course aux armements afin de faire face à des ennemis très puissants mais improbables et les moyens supplémentaires indispensables pour affronter les ennemis de loin les plus probables : les groupes armés menaçant des Etats amis et susceptibles aussi de frapper le territoire national.

Les ressources nécessaires pour faire face aux deux défis sont souvent compatibles, les forces robotiques au sol et en l’air ou l’artillerie de grande précision par exemple, mais pas toujours. Le faible volume des forces au contact est un problème majeur des armées occidentales dont les contingents se noient dans les grandes métropoles modernes. En 2007, l’US Army a engagé le quart de toutes ses brigades dans la seule ville de Bagdad et cet effort aurait été vain s’il n’y avait eu le renfort de supplétifs locaux et de 80 000 soldats irakiens.

Au-delà de la recapitalisation technique des forces terrestres, partout en cours, les principales innovations à venir sont psychologiques et sociales. Elles résident dans l’acceptation nouvelle de l’effort, des risques et donc des sacrifices inhérents au combat, dans l’agilité organisationnelle et dans la capacité à mobiliser plus de combattants dans les forces d’active ou autour d’elles, avec les réserves, les sociétés civiles ou les recrutements locaux. Il ne sera peut-être plus possible de gagner chaque combat avec un ratio de pertes de 1 soldat pour 30 à 50 ennemis mais il faut être capable de mener beaucoup plus de combats simultanés ou successifs, au sein de milieux difficiles.

S’il faut, avec les énormes limites de l’exercice, trouver dans le passé une période qui ressemblera à ce que l’on peut imaginer de l’évolution de la guerre terrestre, c’est probablement aux années 1970 qu’il faut revenir : une compétition générale entre grandes puissances qui interdit les affrontements directs mais stimule à la fois les actions indirectes et les conflits périphériques, le retour de quelques affrontements conventionnels entre Etats voisins, la persistance d’une lutte permanente de nombreux Etats contre des groupes armés de plus en plus politisés et l’intrusion croissante des puissances dans ces conflits « verticaux ». C’est donc à la fois sur la participation conventionnelle à la dissuasion et les formes de ces  intrusions au profit d’un camp ou de l’autre que les forces terrestres doivent réfléchir.

lundi 20 août 2018

L'embuscade d'Uzbin (18 août 2008)- 3 Choc et tremblements


Les combats étaient à peine terminés dans la vallée d’Uzbin qu’une nouvelle offensive commençait. D’un seul coup l’Afghanistan devenait intéressant pour les médias. Pour la première fois depuis longtemps un combat mené par des soldats français était décrit au grand public. Il l’était avec plus ou moins de bonheur tant les choses étaient complexes et les experts peu nombreux parmi les enquêteurs mobilisés en masse. Il s’agissait dans la majorité des cas de trouver une belle polémique, si possible avant les autres. N’écoutant que leur honneur qui ne leur disait rien, certains sont même allés interviewer l’ennemi lui apportant ainsi les quelques points de gloire lui permettant de s’imposer par rapport à ses rivaux. 

On attend en revanche toujours l’équivalent d’un Mark Bowden décrivant sur plusieurs centaines de pages un événement similaire en Somalie (La chute du faucon noir) et de la même façon les combats de Wanat en Afghanistan pas très loin d’Uzbin. Le premier de ces combats était d'ailleurs survenu en juillet 2008 sans être à ma connaissance aucunement analysé par les Français. On attend aussi un Ridley Scott pour mettre en scène l’héroïsme des hommes décrits par Bowden au cœur du fiasco de Mogadiscio.

L’offensive portait d’abord sur les politiques rendus très vulnérables par la contradiction qu’ils avaient créée entre le discours et la réalité de l'action. Le flou est la liberté d’action du politicien mais ce principe s’accorde mal avec ceux de la guerre. Une attitude d’homme d’Etat aurait consisté à admettre les erreurs, les assumer et annoncer certes un peu tard la réalité des choses et de leur prix. Il n’y eut pas vraiment d’hommes d’Etat.  A la question « Est-ce donc la guerre ? », le gouvernement s’enfonçait dans un déni maladroit. Hervé Morin « réfutait toujours le mot de guerre » qui ne « s’applique qu’à des situations entre Etats ». Il avait ensuite beaucoup de mal à expliquer de quoi il s’agissait alors.

On parlait alors d’une opération de stabilisation pouvant comprendre des opérations de guerre, ce qui est un oxymore. Une opération de stabilisation, qui est une mission de police internationale, peut comprendre des combats (apparemment confondus avec « opérations de guerre ») et une guerre, il est vrai très rarement, peut se terminer sans combat. Ce n’est pas le combat qui fait la distinction entre la police et la guerre, c’est le caractère politique. Même si elles sont souvent mêlées à ce qui ressemble plus à des groupes de bandits, le HiG ou les Taliban sont des organisations politiques. Il en est de même pour Al-Qaïda. La qualification terroriste a tendance à effacer le caractère politique. C’est volontaire, une qualification politique donne un statut d’interlocuteur violent à l’ennemi (ce qui pour le coup est un pléonasme) et ce statut d’équivalence déplaît fortement. On fait donc tout pour l’éviter en espérant que ceux « dont on ne veut pas dire le nom » (les « groupes armés terroristes » !?) vont finir par être détruits ou se dissoudre avant que l’on soit obligé de les rencontrer autour d’une table.

Toujours pas de guerre en Afghanistan donc (le terme reviendra quand même par la petite porte quelques temps plus tard) mais comment traiter ce qui vient de se passer à Uzbin ? Pourquoi ne pas en faire une bavure ou mieux un accident, ce qui permettait d’écarter encore plus les responsabilités du politique ? 

Depuis l’absence de la ministre de l’écologie sur les lieux du naufrage de l’Erika en 1999 ou de celle du ministre de la santé dans les hôpitaux pendant la canicule de 2003, un responsable politique français se doit de se précipiter sur le lieu des événements. Cela complique généralement les choses sur place mais il faut se faire voir et surtout montrer que l’on fait quelque chose. A la grande joie des chefs rebelles qui voyaient ainsi combien leur action avait eu d’effets stratégiques, le Président de la République se déplaçait donc immédiatement en Afghanistan. Il annonçait aux soldats que toute la lumière serait faite sur ce qui avait provoqué la mort de leurs « collègues » (un terme employé dans la Police mais inconnu dans les Armées). En réalité, ils savaient bien ce qui avait provoqué la mort de leurs camarades : les balles de l’ennemi. Ils demandaient plutôt à ce que leurs camarades tombés fussent reconnus pour ce qu’ils étaient. Ce ne sont pas les armées qui font les guerres mais les nations et les soldats n’en sont que des représentants. Lorsqu’ils portent des armes, ce ne sont plus des personnes privées mais des porteurs de la force légitime et publique.

Il fut un temps où les choses étaient plus claires. Les soldats appartenaient à la France et lorsqu’ils tombaient, leurs noms étaient inscrits sur des monuments publics, des sortes de petits panthéons, afin qu’ils puissent être honorés par tous. Et puis, les « morts pour la France » ont commencé à disparaître de l’espace public. Ces professionnels combattaient au loin dans des petits conflits inavoués. Les reconnaître, les honorer lorsqu’ils tombaient nécessitait d’en parler. Cela n’intéressait pas beaucoup les médias, sauf lorsque le nombre de morts pouvait d’un seul coup constituer un « événement », et encore moins les politiques qui auraient eu besoin de se justifier.

Je connais encore beaucoup d’anciens qui restent marqués par le traitement public de l’embuscade de Bedo, au Tchad le 11 octobre 1970, le vrai précédent de l’embuscade d’Uzbin. Les blessés avaient été rapatriés en métropole le plus discrètement possible et envoyés de nuit dans les hôpitaux. Ceux qui étaient morts, douze au total, ne bénéficièrent d’aucune reconnaissance particulière. Le soir de l'embuscade, un ministre trouvait bon de déclarer que les familles devaient se rassurer car il n’y avait pas d’appelés parmi les douze morts.

En 2008, le Président Sarkozy ne connaissait rien au monde militaire mais il se rappelait que quand même que les soldats professionnels avaient aussi une famille. A elles aussi, il déclarait que toute la lumière serait faite. Il les amenait même sur les lieux de l’attaque. C’était un geste de compassion pour ceux qui vivaient un drame immense mais cela contribuait encore à privatiser un événement qui encore une fois, relevait de l’ensemble de la nation. En fait, la compassion, indéniable et par ailleurs évidemment nécessaire, s’accompagnait aussi probablement d’un peu de peur.

Depuis le milieu des années 1990, on parlait beaucoup dans les armées du « caporal stratégique », une trouvaille d’un général des Marines américains pour expliquer qu’avec la présence des médias et des nouveaux moyens de communication, l’action d’un caporal pouvait être relayée et amplifiée jusqu’à avoir des effets stratégiques. Ces mêmes médias et désormais réseaux de toutes sortes ayant tendance dans une proportion de 100 pour 1 à amplifier le négatif, plutôt que le positif (il y plein de héros vivants dans nos armées, le public n’en connaît aucun), il pensait surtout aux dommages que pouvaient faire une erreur de ce caporal.

Dans les faits, ce raisonnement s’applique à n’importe qui, désormais susceptible à lui seul de créer un événement pourvu qu’il y ait de l’émotion. Si le terrorisme est si utilisé, c’est entre autres raisons, aussi pour cela. Ce raisonnement s’applique aussi aux familles des soldats. Chaque mort est évidemment un drame pour les proches. Le 24 août 1914, il y a eu 27 000 familles frappées en quelques heures. Le caractère collectif de l’engagement, la clarté de son objectif, la certitude de la reconnaissance collective n’atténuaient sans doute pas la douleur sinon en montrant que le sacrifice de l’un avait été au bénéfice de la France dans son ensemble. En faisant disparaître ce seuil, les « maman et papa stratégiques » apparaissaient mécaniquement.

En 2004 ou 2005 je ne sais plus, j’étais appelé en urgence par le directeur du Centre de doctrine d’emploi des forces (CDEF) qui me demandait de faire immédiatement une fiche sur la manière de lutter contre les engins explosifs improvisés (tristement célèbres IED). Le général m’expliquait alors que madame le ministre était alors allée voir un soldat blessé par une IED, peut être le premier Français dans ce cas, et qu’elle y avait rencontré sa mère. Celle-ci avait alors demandé si des mesures avaient été prises pour éviter que cela se reproduise. Cette question avait abouti, sans aucun doute avec d'autres, jusqu'à moi. J’avais déjà écrit un certain nombre de choses sur le problème des IED, notamment en Irak, et d’autres techniquement bien plus compétents, avaient aussi travaillé sur la question. Le fait qu’il faille une intervention du ministre pour faire accélérer les choses témoignait de l’inertie du « système », il témoignait aussi de l’importance que pouvaient avoir les familles y compris dans les choix techniques voire tactiques. Quelques années plus tard, alors que je soulignais l’alourdissement considérable de nos fantassins, la dépendance au blindage, aux bases et aux axes, toutes choses qui réduisaient notre capacité de manœuvre, un autre général me disait « Comment veux-tu que j’explique à des parents que je n’ai pas pris toutes les précautions pour protéger leur enfant ? Même si c’est au détriment de l’efficacité d’ensemble ».

Tout a été fait pour préserver les familles et surtout se préserver d’elles. Cela n’a pas suffi puisqu’il manquait toujours une réponse claire à la question fondamentale : la mort de notre fils a-t-elle eu un sens ? L’absence de bonnes réponses par ceux qui étaient chargés d’utiliser le monopole de la force légitime a conduit certains à demander alors des explications au Juge. Or, celui-ci ne juge que de la conformité au droit et celui-ci diffère selon que l’on ait agit ou non dans le cadre d’un conflit armé ou non. On revient au problème de qualification.

Notons que cet épisode a probablement marqué un tournant. Après la cérémonie forte aux Invalides, les « morts pour la France » furent plus visibles et honorés. Surtout lors de l’entrée en guerre suivante, au Mali en janvier 2013, la qualification de « guerre » fut assumée dès le départ et pour la première fois depuis la guerre du Golfe en 1990. Il fut même donné une mission claire aux soldats. Par la suite, le naturel reprendrait le dessus mais c’est une autre histoire.

L’offensive portait ensuite sur les armées, double offensive même puisque venant à la fois des médias et des dirigeants politiques soucieux de trouver des responsables différents d’eux-mêmes.

En temps normal, les opérations sont analysées dans le cadre d’un processus qui était alors bien établi de retour d’expérience. Lorsqu’il y a des pertes, ce processus performant mais méthodique, fait place à une enquête de commandement. Il s’agit cette fois de donner des réponses rapides aux demandes et aux attaques.

Cela n’a pas été pas un exercice facile. Il fallut d’abord établir exactement ce qui s’était passé, c’est-à-dire interroger tous les acteurs, se rendre sur les lieux, examiner tous les documents et arriver à se faire une image précise à travers les souvenirs déformés par les grandes émotions, les justifications, les petits oublis voire les couvertures. Cela prend du temps, ce qui est difficilement compatible avec l’exigence des « Français qui veulent savoir » tout de suite. Le problème est que ce qui est dit immédiatement est forcément sinon faux, du moins toujours incomplet. Il est difficile ensuite de revenir en arrière.

Je servais à l’époque au cabinet du chef d’état-major des armées. Je peux témoigner de sa volonté de transparence et de celle du général sous-chef opérations. Le CEMA faisait très vite une première description des événements qui comportait forcément mais de bonne foi quelques erreurs factuelles. Dix jours après l'embuscade, le sous-chef opérations faisait la description la plus précise possible des faits. Ce récit officiel du combat, tendait à le positiver en mettant en avant les pertes très supérieures qu’avait subi l’ennemi, le fait que finalement on avait réussi à le chasser du terrain et surtout que malgré la surprise et la supériorité numérique la section Carmin 2 avait résisté.

Ce récit survenait trop tard. Entre temps, rumeurs et croyances forcément négatives avaient eu le temps de s’incruster et il est apparu comme décalé. Comme d’habitude, lorsque la légende est encore plus sombre que la réalité, on imprime la légende et le décalage est expliqué par l’« Armée qui cache des choses ».

Il n’en restait pas moins que la réalité comportait aussi une face sombre, pleine des erreurs commises qui ont conduit à se faire surprendre. La recherche de la surprise est pratiquement la base de la tactique, surtout quand les camps ne sont pas de force matérielle égale. Une attaque au grand jour et en plein air de nos bases par nos ennemis serait peut-être plus chevaleresque, ce serait évidemment surtout stupide pour eux. Il est évident donc que dans les campagnes que nous menons, l’ennemi va forcément chercher à nous surprendre. C’est le seul moyen pour lui d’égaliser ses chances au moins un temps. Surprise et contre-surprise constitue donc un pré-combat permanent dans nos opérations.

Une attaque surprise contre les forces françaises peut prendre des formes variées comme l’attaque suicide à Beyrouth les 23 octobre et 21 décembre 1983 ou l’emploi d’une milice non gouvernementale, les « jeunes patriotes », et l’argument de l’erreur humaine lors de la frappe du site de Bouake le 6 novembre 2004 par un avion ivoirien. L’embuscade est évidemment un classique tactique mais nos ennemis avaient eu du mal à en organiser une depuis Bedo. Il y aura d’autres surprises après 2008 en Afghanistan ou même en métropole avec l’attaque à la voiture contre les soldats de l’opération Sentinelle à Levallois en août 2018. Même les IED, responsables d’une grande partie de nos pertes depuis 2008 peuvent être considérés comme des micro-embuscades qu'il faut déjouer. La surprise est inhérente à la guerre, il y en aura d’autres.

L’erreur aussi est inhérente à la guerre. Il faut y prendre des décisions qui engagent des vies dans des contextes rendus forcément incertains par l’intelligence de l’ennemi. Certaine de ces décisions sont forcément des erreurs, il reste à déterminer quand celles-ci sont acceptables.

C’est un exercice toujours délicat. L’erreur n’apparaît généralement qu’après coup. Avant l’embuscade à Uzbin personne, à ma connaissance, n’a vraiment vu de problème. Après, ils devenaient évidents. En fait, il s’agissait d’un cumul de petites erreurs et donc de petits mauvais choix qui ont abouti à l’encerclement d’une section à pied. Difficile de faire la part des responsabilités là-dedans. Le deuxième écueil, tout aussi classique, est que l'inacceptable appelle la sanction et que celle-ci peut apparaître comme la confirmation que les critiques étaient plus justes qu’on a bien voulu l’avouer. 

Quand on salue, honore et finalement récompense le courage, la réactivité, la bonne conduite dans les événements, ce qui corrobore le côté positif de l'action que l’on veut mettre en avant, il est ensuite difficile de sanctionner les mêmes individus. Les mauvais choix ne sont pas pourtant pas incompatibles avec le courage. Il devrait donc être possible à la fois de citer et de relever de son commandement le même individu. On ne fit finalement que le premier choix. Aucun des chefs, dont il faut souligner qu’ils assumèrent presque tous leur responsabilité, ne fut visiblement sanctionné. La carrière de certains fut juste un peu bousculée.

Les leçons de l’ennemi sont les plus coûteuses mais ce sont hélas souvent les meilleures. Dans les jours qui suivirent l’embuscade tout s’accéléra. A l’état-major des armées, un amiral fut nommé « monsieur stratégie en Afghanistan », un groupe de travail opératif fut constitué au Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), un retour d’expérience tactique des combats d’Uzbin fut rédigé (mais ne fut jamais diffusé). Les deux zones de Surobi et Kapisa furent réunies en 2009 sous le commandement d’une brigade, ce qui semblait effectivement plus cohérent.

Surtout l’armée de Terre construisit une architecture complète de préparation à l’Afghanistan et des équipements, en dotation ou acquis en urgence opérationnelle, furent envoyés sur le théâtre. Pour être juste, beaucoup de ces choses étaient déjà en cours au moment de l’embuscade mais encore victimes de l’inertie bureaucratique ou des rabotages de Bercy. L’ensemble était lourd, centralisé, polarisant et « sanctuarisant » beaucoup de ressources rares au profit de seulement deux groupement interarmes, un groupement aéromobile et un groupement logistique, mais cela fonctionna bien.  Un nouveau sentier se forma où à force d’améliorations le visage du soldat français se transforma. Cela n’empêcha pas les difficultés, les attaques parfois réussies de l’ennemi, et bien sûr parfois les pertes mais l’instrument tactique fut perfectionné jusqu’à un niveau indéniablement remarquable.

Le problème est que l’efficacité tactique devient vite un simple bruit de fond s’il n’y a pas de stratégie. L’évolution positive de nos capacités rencontrait malheureusement une évolution politique contraire. Le retour d’expérience politique avait plutôt été d’éviter à tout prix d’être à nouveau embarrassé par les actions des militaires. A chaque « choc » suscitant un emballement médiatique (un « choc » est une action militaire où plusieurs soldats français ont été tués) correspondait une nouvelle intrusion politique dans les opérations. Cette intrusion s'effectuait toujours dans le sens d’une contraction et non dans celui d'une plus grande audace. Les soldats reprenaient le terrain, le Président, pour qui ce n’était pas l’essentiel, le rendait de fait à l’ennemi. Lorsque la campagne présidentielle commençait on assista même à une course entre les deux candidats à coup de date de départ toujours rapprochées. 

Le dernier mort au combat français fut l'adjudant-chef Bouzet presque quatre ans jour pour jour après l'embuscade d'Uzbin. Il était le 89e à tomber dans ce pays. On quittait définitivement la Kapisa-Surobi à la fin de 2012 sur une situation très ambiguë. Avait-on gagné ? Avait–on rempli la mission ? On pouvait le considérer. La région n'était pas pacifiée et on était certes revenus physiquement au point de départ mais on pouvait considérer au moins que les forces de sécurité afghanes pouvaient, grâce à nous, reprendre la mission à leur compte. Il suffisait de le dire clairement. On attend toujours le grand discours et le défilé de la victoire. On attend toujours une vraie reconnaissance pour les efforts et les sacrifices consentis. 

Les grands événements s'écrasent mutuellement. Il s'est passé beaucoup de choses depuis cette guerre. Avec le temps, il devenait plus difficile d'y revenir. Le dixième anniversaire des combats d'Uzbin aurait pu être au moins une occasion de saluer des hommes courageux. Cette occasion n'a pas été saisie. 

vendredi 17 août 2018

L'embuscade d'Uzbin (18 août 2008)- 2 Un col trop loin



Modifié le 18 août 2018

A l’été 2008, la France prenait simultanément en compte la province de Kapisa ainsi que le commandement de la région de Kaboul (Regional command capital, RCC) et donc également le district de Surobi.

Le 8e Régiment parachutiste d’infanterie de marine (RPIMa) était l’instrument premier de cette double-opération. Selon les mots de son chef, il se préparait avec la « souplesse d’un gymnaste ». La structure de son groupement ne cessait de fluctuer au gré des incertitudes politiques. A Bucarest en avril, on annonçait bien les fameux « 1 000 soldats de renfort » mais en réalité ce n’était plus que 700 pour la nouvelle mission et 300 pour le RCC afin de remplacer le départ d’une unité allemande et d’occuper la base de Tora en Surobi. Le tout s’effectuait alors que l’on avait retiré les véhicules des régiments pour les grouper dans des parcs  mais l’on entamait seulement les très rigidifiantes réformes issues de la RGPP. Louvois ne serait adopté que quelques mois plus tard et les marsouins-parachutistes pouvaient au moins être certains d’être soldés. 

Laissés un peu à eux-mêmes, sans grande orientation opérative et tactique, le 8e RPIMa s'est quand même très bien préparé et ceux qui sont partis en Kapisa en juillet s’en sont finalement bien sortis. Jusqu’au mois de décembre, ils ont mené la première campagne de contre-insurrection française depuis le Tchad dans les années 1970 et ils l’ont bien fait, au prix de quinze soldats blessés. C’était un tournant majeur de notre engagement en Afghanistan et même de l’emploi de nos soldats depuis les années 1980 mais cela n’intéressait alors guère les médias. Cela se passait sans doute trop bien et puis cette Task Force Chimère n’avait eu « que » quinze soldats blessés. On aurait donc pu continuer à faire la guerre à bas bruit s’il n’y avait eu aussi le ré-engagement en Surobi.

Trois semaines après la relève des Américains en Kapisa, le BATFRA renforcé remplaçait les Italiens sur la base de Tora. On avait donc deux engagements français voisins mais qui auraient pu se dérouler aussi bien sur des planètes différentes tant le BATFRA restait lui dans son sentier. Alors même que la compagnie affectée à Tora était aussi du 8e RPIMa et se trouvait à quelques dizaines de kilomètres de ses camarades, les équipements ou les dotations en munitions étaient restées les mêmes que ceux du reste du BATFRA, qui lui-même avait peu évolué. Si on y ajoutait, à Tora, les certitudes d’un capitaine sur ses qualités propres et celles de son unité, on obtenait un cocktail habitudes-prétention au destin généralement funeste en temps de guerre. 

Le district de Surobi est alors surtout une zone de passage pour les groupes armés et bandits locaux, dont le plus important est le Hezb i-Islami Gulbuddin (HiG) d’Hekmatyar, un ancien allié contre les Soviétiques. Les Italiens avant nous et les Turcs encore avant ne s’y sont jamais montré, disons, très agressifs. Un accrochage qui avait provoqué la mort d’un soldat italien en février 2008 avait suffi à calmer tout velléité de troubler l’activité locale.

Le nouveau commandement français décidait de son côté de reprendre pied dans tout le district. La méthode en serait la reconnaissance, c’est-à-dire concrètement des déplacements sur tous les axes afin de rencontrer les populations et de voir le terrain avant de rentrer à la base. La conjonction entre pouvoir mettre le pied quelque part pendant une heure ou deux et contrôler ce même quelque part était sans doute un peu hâtive (après l’embuscade, un très haut responsable des armées me parlera ironiquement de « promenade militaire » pour qualifier cette méthode) mais jusque-là cela paraissait fonctionner, en grande partie parce que personne ne s’y opposait. On pouvait circuler et, avec un peu de chances, discuter avec les chefs locaux, distribuer un peu d’aide, etc. et tout le monde était content avant de rentrer à la base sans avoir été vraiment inquiété.

La zone est montagneuse et difficile d’accès. Il fallut s’y reprendre à plusieurs fois pour aller jusqu’au col d’Uzbin dans une des vallées secondaires de Surobi. Une première visite avait déjà eu lieu quelques jours auparavant au village de Sper Kunday au pied du col. Les intentions françaises pouvaient alors difficilement échapper à quiconque prenait la peine de les observer. Le 18 aout, une colonne forcément peu discrète était donc partie le matin de Tora pour arriver vers 13h30 à Sper Kunday vingt kilomètres plus loin. Normalement, c'était à une section de l'armée nationale afghane (ANA) de poursuivre la progression vers le col. C'est finalement la section du 8e RPIMa (Carmin 2) qui était arrivée en premier à Sper Kunday qui a pris cette mission à son compte. 

Un peu plus de deux heures plus tard, la crise, qui est souvent un révélateur de faiblesse cachées, éclatait.

La première de ces faiblesses cachées était celle de la mission. S’il est concevable de maintenir ouvert un axe de circulation essentiel, on ne voit pas très bien l’intérêt d’aller sur un col inaccessible en véhicules puis de redescendre et de revenir à Tora. S’agissait-il de prendre contact avec la population ? Il n’y en avait pas sur le col. Mesurer la viabilité de l’axe ? Il n’y avait pas besoin d’aller sur le col pour le constater. Servir d’appât ? Outre qu’on ne pratique plus guère ce procédé depuis Dien Bien Phu, il aurait fallu qu’il y ait par ailleurs un puissant et efficace dispositif de frappes pour compléter le piège, ce qui n’était pas le cas. 

En résumé, la mission de la section du 8e RPIMa (Carmin 2) en charge de la reconnaissance jusqu’au col était simplement la continuation de ce qui se faisait auparavant. Elle aurait pu se faire très simplement avec des drones…si on avait disposé de drones. On jettera une voile pudique sur le retard pris par la France dans ce domaine, un beau ratage de notre politique industrielle de défense qui nous aura sans doute coûté quelques vies de soldats. Idéalement, si on avait fait un effort sur les « petits programmes », ceux qui ne sont pas les plus rentables pour les industriels mais intéressent le plus les combattants au ras du sol, le chef de CARMIN 2 aurait peut-être pu disposer d’un petit drone de reconnaissance (ceux-là même qui sont vendus actuellement 200 000 euros aux armées) qui lui aurait évité d’aller sur le col et peut-être même de déceler l’embuscade. A tout le moins, on aurait pu utiliser un SDTI (Système de drone tactique intérimaire), système déjà opérant mais jugé plus utile au Kosovo.

Au final, on peut peut-être justifier la montée sur le col par la volonté de montrer que les soldats français pouvaient aller là où ils voulaient. Il n'y avait pas là non plus une urgence absolue à le faire le jour de la visite du chef de l'ISAF à l'état-major français à Kaboul et au BATFRA, visite qui accaparait évidemment les attentions et certains moyens. 

Il est vrai, deuxième faiblesse, qu'on n’imaginait pas que cela puisse être vraiment dangereux. Dans les ordres donnés au chef de Carmin 2, il n’était question que d’une douzaine de combattants légèrement armés qui pouvaient mener une action de harcèlement et/ou poser un engin explosif. Rien qui ne soit à la portée d’une section d’infanterie. C’était une énorme erreur bien sûr, qui reprenait presque en copier-coller les paragraphes renseignement d’ordres d’opérations précédents, mais ce n’était pas la principale. La principale fut d’oublier que la guerre, qui suppose la confrontation violente entre êtres intelligents, est la plus incertaine des activités humaines et qu’il était possible que ce que l’on croyait ne fut pas vrai.

De là découlait, la troisième faiblesse, celle du dispositif. Celui-ci était partagé en deux échelons : celui de la reconnaissance avec Carmin 2 et de la section de l'ANA, puis celui des appuis avec, un kilomètre en arrière, une autre section afghane de police militaire cette fois (en fait spécialisée dans la protection de sites) et une section d’appui du Régiment de marche du Tchad (RMT, Rouge 4) placée sur la ligne de crête précédente avec son groupe de mortiers de 81 mm et son groupe de missiles Milan. Un groupe des Forces spéciales américaines dont une équipe de guidage aérien (Joint terminal attack controller, JTAC) complétait le dispositif, un peu étrangement dans ce secteur français mais il s'agissait alors de chapeauter et surveiller les Français dans leur mentoring des forces de sécurité afghanes. Leur présence sera finalement essentielle pour les munitions qu'ils portent avec eux, et qui s’avéreront précieuses, mais surtout pour leur capacité à faire appel à des appuis aériens (même imparfaitement car ils sont aussi en formation). Une autre équipe JTAC américaine viendra les renforcer.

Difficile de faire plus hétérogène donc mais là aussi on avait pris l’habitude de ces bricolages au mépris de tous les principes de cohésion, de pratique en commun, de confiance mutuelle, etc. Encore une fois peu importait puisque cela se passait toujours bien (ou presque) et que de toute façon l’ennemi était faible. Comble de la légèreté, ce dispositif était « piloté » de loin depuis Tora. Il est vrai que l’activité principale ce jour-là, celle qui polarisait les esprits (et les hélicoptères), était la visite du général McKiernan, le commandant de l’ISAF. Ni le commandant d'unité, ni son adjoint n'étaient alors disponibles. A Uzbin, les chefs de section étaient censés se coordonner entre eux.

Cette colonne blindée d’une centaine d’hommes pouvait être encore imposante et résister à tout tant qu’elle restait groupée. La faille, et quatrième faiblesse, est intervenue lorsque, conformément aux ordres reçus, la section Carmin 2 s’est dissociée du reste du groupement pour entamer la montée du col à pied, pratiquement deux kilomètres de lacet à fort dénivelé et par 30 degrés de chaleur.

A 15h45, alors qu’elle arrivait sur le col après une marche difficile, la section  se retrouvait en partie coupée de ses appuis directs, les mitrailleuses 12,7 de ses trois VAB restés à Sper Kunday (avec le 4e en arrière), alors en limite de portée. Restaient les mortiers de Rouge 4 et surtout les éventuels aéronefs demandés par les Américains...aux Américains (les deux hélicoptères Caracal français étaient alors pris par une autre mission). Tout cela représentait une puissance de feu considérable, à condition de garder l’ennemi à distance de façon à ne pas être frappé soi-même. A 15h45 environ, le premier coup de feu claquait.

Les « combattants en haillons », pour reprendre l’expression postérieure d’un général français, avaient su mettre en place une embuscade très sophistiquée. Contrairement à ce qu’on imaginait, différentes factions locales s’étaient entendues pour réunir bien plus que la douzaine attendus et avec suffisamment de munitions stockées dans des caches pour combattre toute une journée. Cette force, parfaitement dissimulée dans le terrain, a bénéficié d’une surprise complète. Par la suite, à l'afghane, la première force a été rejointe par les bandes d'autres chefs de guerre qui voulaient leur part de gloire.

Carmin 2 a tout de suite été durement frappée, des snipers rebelles prenant en plus pour cibles son encadrement. Rapidement blessé au bras, l’adjudant Evrard est parvenu néanmoins à continuer à commander et à assurer la liaison avec ses équipages de VAB et tous les appuis. Après la surprise initiale, le sergent Cazzaro qui était presque arrivé au col parvenait à se replier avec la plupart de ses hommes. Toute la section se trouvait alors postée derrière les quelques rochers aux alentours de la piste. Les risques diminuaient d’un coup mais au prix de la fragmentation et de la quasi-immobilisation.

Dès lors que les rebelles étaient imbriqués autour de Carmin 2 les appuis disponibles étaient presque totalement inopérants. Les mitrailleurs des VAB, rapidement accrochés eux-aussi, ont fait ce qu’ils ont pu sur des ennemis qu’ils voyaient peu mais le groupe mortiers de Rouge 4 n’a pas pu tirer sans risquer de frapper autant les Français que les rebelles. Son chef a donc annoncé à la radio une « impossibilité technique de tir », ce qui sera à l’origine de la légende stupide de l’oubli des percuteurs et d’une brouille, tout aussi stupide, entre le RMT et le 8e RPIMa.

Le chef de Rouge 4 a fait alors embarquer sa petite section dans les VAB et tenté de venir au secours de Carmin 2 par Sper Kundaï. Il s’y est trouvé tout de suite pris à son tour sous le feu d’armes légères et de dizaines de roquettes RPG utilisés comme artillerie légère d'une autre force rebelle. Comme la section de l’ANA qu’elle rejoignait, il fut impossible à Rouge 4 de manœuvrer au-delà du village. Tout au plus, le groupe antichars réussit-il à tirer quatre missiles. Ces quatre missiles à charge creuse n’ont sans doute pas changé grand-chose. Ils ont même freiné beaucoup plus tard la progression de nuit de renforts, les fils des missiles qui traînaient faisant croire que la zone était piégée. Les chasseurs-bombardiers américains qui sont arrivés au bout d’une demi-heure de combat ont fait le même constat de l’impossibilité d’agir du fait de l’imbrication.

De fait seuls, auraient été efficaces des appuis directs et précis comme des canons de 20 mm ou des canons de 9o/105 mm de Sagaïe ou d’AMX-10RC en admettant qu’ils aient pu accéder à la zone. Une paire d’hélicoptère Tigre aurait peut-être été aussi très utile mais l’appareil, alors en service au 5e Régiment d'hélicoptères de combat depuis la fin 2007 poursuit sa phase normale et réglementaire d'expérimentation tactique puis une, essentielle probablement, mise au standard naval. Il n’y en avait donc pas en Afghanistan.

Pendant ce temps à l’état-major du RCC, c’était stupeur, sidération et même colonels en pleurs selon un témoignage de première main. On envoyait néanmoins tous les renforts possibles. Deux sections d’infanterie et une section d’appui, étaient parties immédiatement de Tora pour arriver vers 17h00 dans la zone et se faire prendre à partie à leur tour par des rebelles qui eux-mêmes s’étaient renforcés. Le terrain à la fois vallonné et très découvert rendait très difficile toute manœuvre, à moins d’accepter des pertes importantes. La compagnie parvenait néanmoins à Sper Kunday à relever les VAB de Carmin 2 qui arrivaient en limite de munition et à tendre la main vers les premiers hommes qui étaient parvenus à s’extraire de l’embuscade. Une autre compagnie en provenance de Kaboul a également été envoyée mais elle ne pouvait arriver qu’à la tombée de la nuit.

La section de l’adjudant Evrard se trouvait donc isolée sans espoir de secours rapide avec, cinquième faiblesse, l’impossibilité de résister très longtemps. Là encore, Carmin 2 payait en bout de chaîne des années d’errements, de bidouillages et de petites économies qui avaient affaiblies les sections d’infanterie et que le courage seul ne pouvait entièrement compenser.

Cette section à terre était équipée exactement de la même façon que celle que j’avais commandée quinze ans plus tôt, époque où nous étions très heureux des nouveautés (gilets pare-balles, casque, Minimi, fusil mac Millan) incorporés en urgence après déjà un certain nombre de tués en Bosnie. Depuis il n’y avait pas eu grand-chose de nouveau pour les fantassins, ou pour être juste des choses qui arrivaient mais très lentement. Pas de mort pas d’urgence, pas d’urgence pas d’argent pour ce que les Britanniques appellent la « poor boody infantry ».

Au lieu d’une section à terre théorique de 30 hommes (structure déjà réduite par économie), il n’y en avait que 23, une habitude prise depuis longtemps dans les missions extérieures afin d’économiser quelque postes. On avait alors atteint un minimum historique depuis l’invention de la section d’infanterie en France. Cette section réduite était en revanche organisée comme le prévoyait le règlement, ce qui cette fois ne me paraissait pas judicieux. Passons sur les groupes à sept hommes (un chef et deux trinômes), les plus réduits des armées développées et donc aussi les plus rapidement déstructurés en cas de pertes. On se rendra bien compte un jour de cette faiblesse.

Constatons en revanche que toutes les armes d’appui, mitrailleuses légères Minimi, lance-grenades individuels, fusil de précision, étaient réparties dans les groupes. Alors que les combattants étaient collés à l’ennemi, ces armes d’appui n’avaient plus beaucoup d’utilité. A quelques dizaines de mètres de l’ennemi, on ne tire pas au FRF2 ou au LGI et la Minimi n’apporte pas de plus-value par rapport au Famas. Je prône pour ma part, une organisation en 3 + 1 avec trois groupes légers et un groupe rassemblant les armes d’appui. Placé en arrière, ce groupe peut utiliser ses armes plus facilement et même combiner ses effets (précision, saturation légère et tir indirect). A Uzbin, le tireur de précision placé un peu en arrière, Kevin Chassaing, a fait des ravages (peut-être huit ennemis) avant d’être mortellement frappé à son tour. Son camarade plus en avant et plus mal placé a également abattu avec certitude au moins un combattant ennemi. Les tireurs de précision sont de loin nos soldats les plus redoutables, c’est sans doute la raison pour laquelle, il n’y en plus que deux par section au lieu de trois comme au temps de la section à 42 hommes.

D’une manière générale, la section d’infanterie française en opérations était devenue une petite unité porteuse d’armes légères en 5,56 mm et par ailleurs déjà vieilles de presque trente ans (en qu’en trente ans on ait toujours conservé les mêmes mauvais chargeurs reste pour moi un mystère). Rien là-dedans qui écrase, sature, tient en respect à distance. Pire, alors qu’au même moment, les sections françaises en Kapisa étaient surdotées en munitions, les hommes de Carmin 2 ne disposaient que de 200 cartouches, la dotation « habituelle ». C’est peu lorsqu’il faut tenir des centaines de minutes. Avec trente hommes à terre, un groupe d’appui et 300 voire 400 cartouches par soldat, peut-être une arme de poing en surdotation pour chacun, et sans autre innovation, la section pouvait peut-être tenir deux heures de plus et attendre l’arrivée des renforts sans avoir à tenter un périlleux décrochage.

Au lieu de cela, vers 18h, la situation était devenue très critique pour Carmin 2, qui commençait à manquer sérieusement de munitions, et même à Sper Kunday dont les rebelles s’approchaient dangereusement. La décision a alors été prise de faire tirer les avions A-10 et les hélicoptères OH-58 Kiowa puis les mortiers de 81 mm malgré l’imbrication, afin de couvrir autant que possible le décrochage individuel ou par petits groupes, des marsouins-parachutistes, effectué dans les plus mauvaises conditions (je ne me souviens plus pourquoi le décrochage ne s’est pas fait non plus dans un océan de fumigènes, peut-être parce qu’il n’y avait pas).

Le combat a encore duré longtemps. Il fallut attendre 20h et l’arrivée de renforts de Kaboul et des appuis américains, drone Predator, hélicoptères Kiowa, gunships AC-130 (frappant surtout le district voisin de Methar Lam base de l'attaque ennemie) mais aussi mortiers français de 120 mm pour commencer à faire basculer le rapport de forces. Les rebelles, lourdement frappés desserraient leur emprise et laissaient aux Français plus de liberté d'action. Les premiers blessés ont pu alors, enfin, être évacués et il faut souligner à cette occasion, le travail remarquable des pilotes d'hélicoptères Caracal une fois libérés de leur mission à Kaboul. Les rebelles ont décroché à partir de 21h30 mais des tirs intermittents ont continué pendant plusieurs heures. Le désordre était alors très grand dans les forces françaises qui s’étaient empilées dans la zone et la progression fut particulièrement prudente. Il fallut ainsi des heures pour sécuriser Sper Kunday et ses alentours avant que deux sections puissent remonter à nouveau la long de la piste jusqu’au col. Une équipe de Forces spéciales norvégiennes était également héliportée courageusement sur la crête. La zone a pu être fouillée jusqu’au matin du 19 août, les derniers soldats isolés récupérés et les corps évacués. C’est à ce moment-là qu’un accident de VAB a provoqué un décès et trois blessés supplémentaires.

Le 19 août, à l’aube, Carmin 1, la nouvelle section du 8e RPIMa qui tenait le col était à son tour prise à partie par des tirs à distance des rebelles. Elle parvenait à guider sur eux un tir de mortiers lourds qui s’est avéré semble-t-il efficace. Les rebelles ont abandonné définitivement le combat vers midi, la crête a été définitivement conquise.

Dix de nos soldats sont morts, ainsi que l'interprète qui les accompagnait, et 21 autres ont été blessés. Les deux sections afghanes ont eu deux blessés au total. Plusieurs véhicules ont été très endommagés et nos adversaires ont capturé un certain nombre d’équipements avec lesquels ils ont pu parader devant des journalistes de Paris Match venus leur servir la soupe quelques jours plus tard. On ignore le nombre réel de rebelles qui ont été tués ou blessés en deux jours, les chiffres qui vont de 10, selon Hekmatyar lui-même, à 80. Un seul corps a été trouvé dans la zone des combats puis deux le lendemain sur la crête mais le drone Predator a permis de voir des dizaines de tués et blessés portés par les rebelles dans une vallée voisine. Par la suite, cela prendra du temps, mais la plupart des chefs de guerre et les bandes qui auront participé à l'embuscade seront frappés. Hekmatyar, lui, a été pardonné en 2016 et a fait la paix avec le gouvernement afghan.

La foudre était finalement tombée. Elle a servi de révélateur de faiblesses structurelles ou circonstancielles de notre armée. Elle a permis aussi de révéler le courage, la force et la compétence admirables de beaucoup de nos soldats. Retenons les deux.