Les primaires du Centre et de la Droite constituent un
exemple parfait d’un concept stratégique un peu méconnu mais pourtant
essentiel, celui du « point de bascule ». Le point de bascule, c’est
ce moment où une situation apparemment figée s’emballe brusquement et les
événements s’accélèrent jusqu’à la survenue d’une conclusion imprévue dans ses
délais et/ou ses résultats.
Électeurs snipers
Ces points sont presque toujours le résultat d’un changement soudain des anticipations qui entraîne un changement, tout aussi soudain, des comportements. En l’occurrence, le point de bascule des primaires est survenu à la fin du mois d’octobre lorsqu'est apparue la possibilité de voir François Fillon au deuxième tour. Parti de très loin, François Fillon a commencé par monter dans les sondages avec l’exposition médiatique des débats et des émissions politiques, champs où il s'est avéré de l’avis général plutôt convaincant. En même temps, il n’était pas pour autant un inconnu pour le grand public, comme Jean-Frédéric Poisson par exemple. Sa progression était donc plutôt logique mais pas à la vitesse que l’on a connue ensuite. Pour atteindre un tel niveau, quasi exponentiel (1 % d’intention de vote en plus chaque jour), il a fallu l’apparition d’un autre facteur : le changement soudain de perception par les électeurs.
Dans un pays démocratique, les scrutins restent une
somme de choix individuels confidentiels en fonction d’anticipations, que l’on
cherche à conforter ou compromettre. Dans un contexte figé où deux candidats se
détachent très nettement en tête, la scène paraît déjà jouée pour un premier
tour. On peut apprécier un des deux candidats majeurs et souhaiter que la
situation ne change pas, on peut être démotivé (à quoi bon se
déplacer puisque tout est joué ?), on peut aussi en profiter pour appuyer
un outsider proche de ses convictions tout en sachant que cela ne changera sans
doute pas grand-chose. Lorsqu’il apparaît qu’un troisième candidat peut
prétendre aussi au second tour, la situation change alors radicalement.
L’attention se porte d’un seul coup sur cette confrontation à trois, au
détriment des autres candidats.
Une décision stratégique est toujours la confrontation
entre des options et des critères de choix, sous contrainte de temps. En
situation d’urgence, on choisit la première option qui correspond aux critères
de choix. Avec un peu plus de temps et d’effort, on sélectionne parmi les
options qui confortent ses critères. Toute la difficulté des prédictions
électorales provient de la multiplicité de ces critères. On peut chercher à les
cerner en catégorisant les électeurs, en estimant qu’une catégorie (les hommes
CSP+ retraités par exemple) aura tendance à voter plutôt selon tels critères.
Cette évaluation serait déjà complexe à réaliser en situation holiste (tous les
membres d’une catégorie votent tous de la même façon), elle l'est encore plus
en situation réelle, interactionniste, où les individus ne se conforment pas
tous à l’attitude que l’on attend de leur groupe d’appartenance. Pour peu que
les évolutions socio-économiques mais aussi politiques, reconfigurent assez
rapidement les catégories et leurs critères de choix (appelons cela les
valeurs), pour peu aussi que les « rebelles » à leur catégorie soient
plus nombreux et le comportement collectif devient très difficile à anticiper.
Il peut même changer du tout au tout puisqu'un changement de contexte
change aussi la confrontation des possibilités et des valeurs. On peut se
retrouver ainsi en soudain décalage avec ce que l’on croit être encore la
vision de l’opinion publique. Le 9 février 1933, quelques jours après
l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler, les membres de l’Oxford Union votaient à
253 contre 153 qu’en « aucun cas, ils ne combattraient pour le Roi et la
Patrie ». Six ans plus tard les mêmes étudiants d’Oxford se portaient
massivement volontaires pour servir dans la Royal Air Force. A la mobilisation
d’août 1914, on estimait qu’il y aurait 13 % de réfractaires en France (un an
plus tôt, il y avait eu des mutineries à l’annonce de la simple annonce de
l'allongement de la durée de service), il y en eu en réalité 1,5 %.
Dans le cadre, moins dramatique, d’une primaire à un
parti politique, l’incertitude est très grande puisque, à l’intérieur même de
l’électorat « normal » du parti, les votes peuvent glisser
facilement d’un candidat à l’autre (les programmes ne sont pas très éloignés)
et qu’en étant ouverte, le nombre de « volontaires » extérieurs peut
aussi être très important (on peut avoir une dilatation du nombre de votants du
simple au double). Les critères de programmes jouent bien sûr mais par
rapport à une élection nationale moins que l’appréhension des personnes ou les
calculs. Très clairement, lorsqu’un choix (François Fillon) est venu
possiblement satisfaire le critère « élimination de Nicolas Sarkozy »
beaucoup ont saisi cette possibilité. Certains ont pu adhérer aussi à la
personne et au programme de François Fillon mais pour d’autres ce n’était pas
le critère principal. Le bulletin Fillon était pour eux un tir (politique) de
sniper dans ce qui devenait soudain une embuscade.
Significativement, au vu des résultats de premier tour
si l’électorat de Nicolas Sarkozy était, à 68 %, au cœur du parti (le carré des
« fans »), si celui d’Alain Juppé était réparti presque équitablement
entre LR (31%), UDI et gauche (23-25% à chaque fois), celui de François Fillon
a été le plus éclaté politiquement. Il a attiré 400 000 électeurs LR de
plus que Nicolas Sarkozy mais aussi beaucoup d’électeurs des autres grandes
tendances politiques (100 000), du centre (220 000) et du FN
(180 000) et surtout plus de 410 000 sans appartenance politique
affirmée (85 000 seulement pour Sarkozy). Incontestablement, le choix Fillon a
dépassé le choix purement politique. Encore une fois, il a pu séduire pour ses
qualités intrinsèques mais aussi certainement pour ses qualités relatives de
capacité d’élimination de Nicolas Sarkozy et, en moindre partie, d’Alain Juppé,
certains électeurs n’ayant choisi celui-ci que par sa capacité à barrer la
route à l’ancien Président de la République.
Avec le second tour, le contexte et les anticipations (pour les élections présidentielles désormais) changent aussi radicalement, ce qui peut introduire des phénomènes compensateurs à ce qui, au soir du premier tour, semblait être un triomphe annoncé pour François Fillon.
Coincer la bulle
Dans l’absolu, les bascules de ce genre ne devraient
pas constituer une surprise, dans les faits c’est presque toujours le cas. Les
estimations de vote donnent une image instantanée du comportement attendu. Outre
que leur marge d’erreur est grande dans un contexte aussi volatil que des
primaires d’un parti, elles sont forcément, le temps de les réaliser, en
décalage avec un phénomène de bulle qui évolue très vite (et qui est accéléré
par ces mêmes estimations). L’isoloir même, cet endroit rare sans aucune
surveillance, constitue une zone à forte gravité. Plus on s’en approche et plus
les comportements sont affectés. Les tout derniers jours, voire les dernières
heures, sont toujours des périodes de fluctuations que l’on maîtrise mal.
Par ailleurs, si les sondeurs peuvent indiquer des
tendances, ils émettent rarement des jugements radicaux sur l’avenir,
essentiellement par peur d’un échec qui mettrait en cause leur crédibilité.
Dans la mesure où ceux qui commandent les études ne demandent pas des
hypothèses pondérées de probabilités, ce qui est pratiquement la seule démarche
rationnelle, mais de quoi annoncer des situations précises (sans même préciser
les fourchettes d’erreur), les erreurs sont fréquentes voire obligatoires. Or,
si un institut de sondage cherche évidemment à répondre à la demande, il doit
assurer aussi sa crédibilité à plus long terme, et le coût, en termes d’image,
d’une erreur est toujours plus important que celle d’un succès (l’intensité ressentie
d’un échec est environ quatre fois plus importante que celle d’un succès selon
les travaux de Daniel Kahneman). Le très sérieux journal Literary Digest ne s’est jamais remis d’avoir, à grand
frais, réalisé une étude où il prédisait une large victoire de Landon sur
Roosevelt aux élections présidentielle de 1936.
Pire encore, le coût d’un échec conformiste n’est pas
le même que celui d’un échec audacieux. Il vaut mieux se tromper comme les
autres que d’avoir envisagé quelque chose d’original. Encore ne parle-t-on là
que de dégâts d’images, les annonceurs de catastrophes pouvant aussi payer plus
chèrement leur audace. L’Histoire est pleine de dictateurs surpris par les
révolutions alors que leur service de renseignement politique avait nettement
perçu, au moins à la base, ce qui se passait. Les leaders des démocraties,
entourés de courtisans, de cabinets chiens de garde, ne rencontrant les gens du
monde extérieur que dans des réunions de fans, peuvent être aussi victimes de
ce genre d’aveuglements vis-à-vis du rejet qu'ils suscitent.
Tout incite donc à
la prudence des jugements lorsque l'erreur se paye d'une manière ou d'une autre
et d'autant plus lorsque ce jugement influe lui-même sur les événements. Tout
incite donc aussi à l’erreur importante lorsque survient d'un seul coup un
emballement ou une bulle quelconque.
Encore ne parle-t-on ici que des organismes de sondage. Les analystes politiques sont cependant soumis à des biais et des influences similaires. Si un jugement peut modifier les anticipations, il est toujours tentant de porter des jugements qui confortent les anticipations que l’on souhaite, quitte à tordre un peu la réalité des faits voire à les occulter lorsque leur simple expression peut « faire le jeu de ». Cela est évident pour les acteurs politiques (qui annoncent forcément la victoire en espérant la provoquer) mais personne n’est vraiment dupe.
Cela est plus subtil pour les journalistes arbitrant entre l’objectivité que leur impose leur déontologie et leurs préférences personnelles. Contrairement aux philosophes, qui par leur statut étrange peuvent visiblement dire n'importe quoi (et c'est tant mieux, à condition de parfois faire surgir un concept intéressant), les journalistes payent aussi parfois les erreurs, et notamment les audacieuses. Ils sont conduits logiquement à aligner leur analyse sur des sondages qui lorsqu'ils sont longtemps à peu près identiques donnent l'impression, par ligne de fuite, de donner une image solide de l'avenir. A force de se répéter, il leur devient de plus en plus difficile de se déjuger même quand apparaissent de nouvelles informations. Plusieurs expériences (Stuart Oskamp, en 1965 par exemple auprès de psychologues) ont ainsi démontré qu'à partir d'un certain seuil, les nouvelles informations ne servaient plus à améliorer la qualité des jugements des experts mais à les conforter.
Les opinions, ça colle. Plus le temps passe, plus tout le monde est d'accord et plus il est difficile de changer surtout quand il faut le faire vite et sur des données incertaines. Cela est encore plus difficile lorsque cette nouvelle perspective déplaît. Cela demande une grande force de caractère rare. On trouve presque toujours après une surprise que certains l'avaient prédite mais qu'ils n'ont simplement pas été visibles, c'est-à-dire exposés médiatiquement.
Army of Me
Heureusement, maintenant il y a aussi le Logrus. Les comportements des électeurs, qui, dans un contexte de « longue traîne» (quelques grands médias suivis d'une multitude d'autres sources d'informations ) ont des moyens de s'informer plus variés qu'auparavant peut ainsi échapper à celui des experts les plus en vue. Dans la mesure où avec l'accès large avec l'information on peut voir apparaître plus facilement des experts-amateurs (l'information collaborative), d'autres influences peuvent ainsi jouer, à l'insu des grands médias, pour créer des mouvements qui, lorsqu'ils rencontres des attentes, peuvent être assez puissants pour entraîner des bascules. On se souvient de l'influence d'un Etienne Chouard, parfait inconnu, dans la victoire du non au référendum de 2005, en contradiction avec l'immense majorité des acteurs politiques et des analystes des grands médias mais plus en accord avec un malaise grandissant vis-à-vis du projet. Ce qui est intéressant avec ces primaires, c'est qu'il n'y a même pas eu besoin d'experts-amateurs, l'expertise de chacun a suffit pour faire basculer les choses.
Le citoyen moderne est à la fois plus informé que jamais (à condition de faire un effort) et visiblement frustré d'une offre politique qui apparaît comme à la fois peu diversifiée et impuissante face à des problèmes graves. Le vote est un des rares instruments qui s'offre à lui de surmonter cette frustration et de se rebeller, au mépris parfois de toutes les prédictions, avec parfois même aussi l'envie de les déjouer et de faire mal. Nul doute que l'on assistera encore à des points de bascule et des surprises.