C’est donc à peu près entendu, la guerre de la France contre les organisations djihadistes qui dure déjà depuis vingt ans durera encore sans doute au moins autant. Dans le cadre de cette lutte, il est à peu près certain aussi que la foudre, la grande, celle qui fend les montagnes, ne nous épargnera pas éternellement. Les attaques de mars 2012 et janvier 2015 ont été dures et surprenantes, en fait surtout dures parce que nous, et nos dirigeants en premier lieu, avons été surpris alors que de nombreux éléments indiquaient que cela surviendrait. On ne peut introduire la notion de résilience dans le Livre blanc de la Défense de 2008 et n’en tenir aucun compte, se féliciter régulièrement de déjouer des attentats et ne pas assumer que nous ne pourrons jamais tous les éviter. Ces attaques, et même celles de janvier dernier, qui ont provoqué beaucoup d’émotion, ne sont pourtant encore que peu par rapport aux dizaines d’attentats massifs et d’attaques dynamiques qui ont frappé diverses nations du monde depuis 2001. La première des responsabilités serait d’expliquer que cela arrivera très probablement sur notre sol dans les semaines, mois ou années à venir.
mercredi 12 novembre 2025
Le jour d’après la grande attaque
C’est donc à peu près entendu, la guerre de la France contre les organisations djihadistes qui dure déjà depuis vingt ans durera encore sans doute au moins autant. Dans le cadre de cette lutte, il est à peu près certain aussi que la foudre, la grande, celle qui fend les montagnes, ne nous épargnera pas éternellement. Les attaques de mars 2012 et janvier 2015 ont été dures et surprenantes, en fait surtout dures parce que nous, et nos dirigeants en premier lieu, avons été surpris alors que de nombreux éléments indiquaient que cela surviendrait. On ne peut introduire la notion de résilience dans le Livre blanc de la Défense de 2008 et n’en tenir aucun compte, se féliciter régulièrement de déjouer des attentats et ne pas assumer que nous ne pourrons jamais tous les éviter. Ces attaques, et même celles de janvier dernier, qui ont provoqué beaucoup d’émotion, ne sont pourtant encore que peu par rapport aux dizaines d’attentats massifs et d’attaques dynamiques qui ont frappé diverses nations du monde depuis 2001. La première des responsabilités serait d’expliquer que cela arrivera très probablement sur notre sol dans les semaines, mois ou années à venir.
vendredi 24 octobre 2025
Théorie du combattant : le making of
Maintenant,
posté devant ma machine, comment faire ? Comme pour Sous le feu, je décide
alors de commencer par un chapitre d’exposition le plus précis possible d’un
combat moderne et mettant en avant le courage de soldats français. Je choisis
celui de la vallée d’Uzbin en Afghanistan le 18 août 2008, en partie parce
qu’il est encore assez connu du public et surtout parce que, alors au cabinet
du chef d’état-major des armées, le général Georgelin, je l’avais étudié de
près. Je me suis donc efforcé de montrer ce que le combat de près voulait dire,
tout en rendant hommage à ceux qui l’avaient mené et surtout à ceux qui y
avaient été tués ou blessés, y compris dans leur âme. Je garde alors en tête la
nécessité de ne pas oublier tous ceux qui se sont battus dans d’autres combats
et cette fois nettement victorieusement en Afghanistan puis au Sahel.
Dans la foulée,
je décris les réactions de l’époque et le trouble qui m’a (re)saisi devant le
décalage entre l’émotion provoquée par la mort de dix soldats français au
combat et le relatif désintérêt habituel pour le sort de ces mêmes soldats. Ce
sont les combattants rapprochés — ceux qui vont dans les zones de mort pour y
affronter l’ennemi au contact — qui tombent le plus dans les opérations et,
quand ils sont plus de cinq à tomber, cela devient un événement national. Ces
gens-là devraient donc recevoir une attention nationale, mais pas seulement
lorsqu’ils meurent, et même si possible bien avant, pour éviter justement
qu’ils meurent ou, au moins, qu’ils meurent inutilement et qu’il n’y ait pas
des dizaines d’ennemis fauchés également pour chacun d’entre eux. Car,
contrairement à ce que me disait un jour une sénatrice jugeant les unités dites
« de mêlée » inutiles à l’époque des frappes de précision et des forces
spéciales, ce sont, dans l’immense majorité des cas, ces bataillons de mêlée
qui gagnent ou perdent vraiment les guerres. On peut bombarder tout ce que l’on
veut ; au bout du compte, il faut des soldats pour planter des drapeaux sur le
Reichstag ou sur le mont Suribachi. À la fin de la partie, on regarde qui tient
le terrain. Or les conquérants ou les défenseurs de terrain n’ont jamais été
aussi peu nombreux dans notre nation, peut-être 1 pour 2 000 Français, en
associant les sections et pelotons d’infanterie ou de blindé-cavalerie, les
sapeurs d’assaut et les forces spéciales. Et même si on considère simplement le
nombre de ceux que l’on peut déployer et soutenir au loin, le chiffre est
encore très inférieur. Cela fait au bilan assez peu de drapeaux à planter.
Après avoir
exposé des faits et quelques indignations, il fallait bien que j’expose plus
précisément de quoi il était question. Je décide donc de décrire les données du
problème en partant du haut vers le bas, c’est-à-dire en partant de toutes les
missions possibles pour nos soldats, pour me concentrer sur celles qui
impliquent des combats de près, c’est-à-dire un affrontement au sein d’une zone
de mort — que je définis comme l’endroit où l’on est certain d’être tué ou
blessé si l’on se balade toute la journée sans prendre de précaution — parfois
d’une zone de risque, où, placé dans les mêmes conditions, on ne sera «
probablement » pas frappé, mais aussi exceptionnellement dans les zones
normales, où l’on ne pense pas du tout à ce genre de choses. Je choisissais
même un exemple de combat inattendu, et donc terrifiant, au cœur de Paris en
janvier 2015 pour décrire aussi ce qui pouvait se passer dans le cœur et la
tête des gens surpris de se retrouver d’un seul coup dans une zone de mort.
Cela me permettait de montrer que, s’il peut peut-être y avoir un aspect noble
dans tout ce que sous-entend l’expérience du va-et-vient près de la mort, le
titre de « combattant » peut être porté aussi par d’infâmes salauds, et c’est
d’ailleurs souvent eux qu’il faut justement aller affronter les yeux dans les
yeux, ou presque.
Tout cela étant
écrit, j’avais la possibilité de me consacrer uniquement à la situation
actuelle, mais je décide, par goût et presque par principe, de faire un peu
d’histoire en décrivant justement comment le combat rapproché moderne avait pu
s’établir. Pourquoi combat-on de cette façon ?
Je décide donc
de décrire ce qu’a pu être la révolution militaire parallèle à la révolution
industrielle avec ces trois grandes phases techniques : le temps de la
puissance de feu jusqu’à la Première Guerre mondiale, le temps de la
mécanisation et enfin, presque associé au précédent, le temps des
communications. Une masse immense que je survolais en cinq chapitres jusqu’à la
description précise du combat de la 2e division blindée de Leclerc à
Dompaire en septembre 1944, que je considérais un peu comme le sommet de toute cette
évolution. Cette description en était d’ailleurs d’autant plus parlante que, 40
ans plus tard, faisant partie de la 7e division blindée, les
exercices que l’on menait dans la même région étaient pratiquement identiques
aux combats de l’époque, avec simplement des moyens un peu plus modernes.
Je poursuivais
en décrivant deux grands enseignements de tous ces affrontements. En premier
lieu, la qualité des hommes — leur solidité sous la pression du feu, la somme
de leurs compétences, leur structure de commandement — prime sur tous les
autres facteurs numériques ou matériels. Entre deux unités à peu près
comparables en volume et en moyens, celle qui a le meilleur niveau de qualité
tactique l’emportera systématiquement. Le problème, et c’est le second
enseignement, est que l’atteinte de ce haut niveau de qualité est très délicate
avant la guerre, justement parce qu’on ne la fait pas, et son maintien tout
aussi difficile pendant la guerre, justement parce qu’on la fait et qu’on y
meurt.
Le combat
rapproché moderne, à pied ou en véhicules, était donc à peu près établi à la
fin de la Seconde Guerre mondiale et ce jusqu’à l’année 2024, mais pour le
combat que l’on baptisait alors « classique » en Europe, entre armées
blindées-mécanisées, l’invasion de l’Ukraine en 2022 constitue peut-être (je
dis bien « peut-être ») le dernier exemple.
Entre-temps, il
y a eu quelques anomalies dans le paysage, avec en haut de l’échelle de la
violence l’apparition et la massification de l’arme nucléaire, et en bas celle
des groupes politiques armés, avec cette situation où l’existence des premières
a rendu plus probable le combat contre les seconds que les affrontements
conventionnels en Europe. C’est là que je décidais de parler un peu de ces
petits combats contre des groupes armés, qui ont en fait été la norme des
soldats français depuis 1945. À peu près 100 000 soldats sont morts au combat
en servant le drapeau français depuis cette époque, mais moins de 1 % en
luttant contre des armées étatiques. Devant la masse des expériences, je
choisis de limiter mon propos aux conflits dits de « contre-insurrection »
menés par la France depuis 1963, c’est-à-dire essentiellement au Sahel et en
Afrique centrale d’abord, puis en Afghanistan, puis à nouveau au Sahel, en
essayant de ne pas trop répéter Le temps des guépards.
Je termine
forcément en parlant des combats au sol dans les conflits en cours. À nouveau
contre des organisations armées, dans le cas des guerres d’Israël contre des
organisations armées voisines, en particulier à Gaza, ne serait-ce que parce
que — on tend à l’oublier — la guerre de la France contre les organisations
djihadistes, ou éventuellement autres, continue. On serait d’ailleurs en grande
difficulté s’il fallait affronter seuls des groupes comme le Hamas ou l’État
islamique dans de vastes ensembles peuplés et urbanisés. Et puis il y a
évidemment la guerre en Ukraine, que je décris en deux chapitres avec ce
constat : le combat rapproché s’est profondément transformé avec la dronisation
massive et, plus largement, la robotisation, et il sera sans doute impossible
de revenir en arrière, de la même façon qu’il était impossible après 1918 de
revenir aux méthodes et structures de 1914. Cela me laisse d’ailleurs dans le
constat amer que tout ce que j’ai pu apprendre dans ma carrière sur le combat
de l’infanterie, à pied ou à partir de véhicules divers — roulants, flottants
ou volants — était largement obsolète.
Cela m’a amené à
la conclusion simple de ce livre, qui reprend ce que je disais au début : il
est urgent pour la France de disposer à nouveau d’unités de « combat de mêlée »
(le rugbyman que je suis adore cette expression), de « choc » ou simplement de
« contact », à la fois beaucoup plus nombreuses que celles dont nous disposons
et avec un très haut niveau de qualité. Pour un soldat français qui tombe, il
doit y avoir de nombreux ennemis éliminés, et ce sans forcément avoir à faire
appel à de puissants appuis extérieurs, aériens ou d’artillerie (même si l’on
est toujours heureux de les avoir). Avoir un corps de mêlée puissant, et pas
seulement, est mon sens aussi important que de disposer d’un arsenal nucléaire.
L’écriture de ce livre en temps contraint a été difficile, j’aurais aimé le peaufiner un peu plus, mais j’espère que ces centaines de pages d’histoires d’hommes et de femmes qui se battent de près vous intéresseront et inciteront la nation à les regarder avec l’attention qu’ils méritent.
lundi 20 octobre 2025
Ô Tomahawk suspend ton vol
En
réalité, le premier public visé n’était sans doute pas ukrainien, à qui il
fallait donner espoir, mais russe, à qui il fallait faire croire que la
politique américaine pouvait devenir plus hostile. La séquence intervenait
d’ailleurs juste au moment où Donald Trump annonçait que, sous la pression des
tarifs douaniers (« mon mot préféré », Donald Trump), l’Inde allait cesser
d’importer du pétrole brut. C’était alors le seul véritable coup porté à la
Russie dont Trump pouvait se vanter (à tort semble-t-il puisque l’Inde a
démenti) et la « perspective Tomahawk » se présentait comme le second, destinée
à obliger Vladimir Poutine à négocier une forme de paix en Ukraine. De fait,
l’onde a porté aussi jusqu’à Moscou puisque le porte-parole du Kremlin, Dmitri
Peskov, l’ancien président Dmitri Medvedev ou le président de la commission de
Défense de la Douma ont été obligés d’y répondre pour dénoncer, comme
d’habitude et sans craindre la contradiction, une très dangereuse escalade et
un pétard mouillé.
Sur
le papier, ces fameux missiles de croisière Tomahawk paraissent effectivement
être une arme formidable. Conçus dans les années 1970 comme un des premiers
instruments du Second Offset — ce nouvel arsenal américain de haute technologie
destiné à combattre la supériorité numérique du Pacte de Varsovie — les
missiles de croisière aéroportés et navals se distinguaient par leur extrême
précision à grande distance avec cette double capacité de voler en vitesse
subsonique mais au ras du sol afin d’échapper au radar, et de porter soit de
petites charges nucléaires, soit plusieurs centaines de kilos d’explosif
conventionnel. Si la version aéroportée a finalement peu servi, mais reste
conservée dans sa capacité nucléaire, le missile naval — le BGM-109 Tomahawk — a
été dénucléarisé mais surutilisé conventionnellement depuis les premiers tirs contre l’Irak de Saddam Hussein en 1991
jusqu’aux sites nucléaires iraniens de Natanz et d’Ispahan en juin 2025. Avec
plus de 2 000 exemplaires déjà utilisés, le Tomahawk est même devenu
symboliquement le « pistolet du shérif américain » dans la police du monde. Et
c’est bien là le sujet : le Tomahawk est un symbole.
Dans
les faits et malgré leur qualité, l’introduction de ces missiles Tomahawk ne
changerait cependant pas de manière décisive le cours de la guerre en Ukraine.
Les Ukrainiens disposent déjà d’une force de frappe à moyenne portée, jusqu’à
500 km, grâce à leurs propres projectiles comme les Neptune ou les Hrim-2, ou à
ceux fournis par les Américains, les Britanniques ou les Français — ATACMS et
GLSDB tirés depuis le sol ou missiles aéroportés Storm Shadow et Scalp. Tous
ces engins ont des performances proches de celles du Tomahawk et notamment la
capacité de frapper des cibles dites « durcies », c’est-à-dire protégées ou
faiblement enterrées, mais ils ne portent qu’à quelques centaines de kilomètres
contrairement au Tomahawk qui peut frapper de 1 600 km à 2 500 km selon
l’évolution des versions (gageons que ce seront les plus anciennes qui seraient
fournies).
Pour
les frappes en profondeur, les Ukrainiens disposent d’une panoplie de drones de
longue portée dont les FP-1, qui ont la capacité de porter, en fonction de la
distance, de 60 à 120 kg d’explosif, et qui sont l’arme première utilisée
contre les raffineries russes, ou, beaucoup plus puissants, les missiles FP-5
Flamingo. Ces projectiles sont de relativement faible coût — pour le prix d’une
Tomahawk d’occasion on peut se payer une trentaine de FP-1, soit environ huit
fois plus de charge d’explosif — mais avec sans doute une plus grande
vulnérabilité et surtout une moindre capacité à frapper des cibles durcies.
C’est là la véritable plus-value qu’apporteraient les Tomahawk, à condition
bien sûr d’être livrés en grand nombre. Les Russes ont sans doute lancé plus
d’un millier de missiles 3M-14 Kalibr, l’équivalent du Tomahawk, sur l’Ukraine
sans pour autant avoir obtenu un effet décisif.
C’est
là que surgit le premier problème. Les Américains disposeraient, semble-t-il,
encore d’un stock d’environ 4 000 Tomahawk, complété au compte-gouttes de
quelques dizaines d’unités par an. On n’imagine pas qu’ils acceptent d’en
vendre des milliers, même s’il y a une bonne affaire à réaliser, alors qu’il
s’agit là de l’un de leurs atouts compétitifs contre la Chine et qu’il faut
déjà honorer un certain nombre de contrats d’exportation, avec le Japon ou
l’Australie notamment pour rester dans le théâtre asiatique.
Enfin
— et on aurait dû en réalité commencer par cela pour montrer combien cette
proposition était peu sérieuse — il faudrait surtout savoir comment tirer des
Tomahawk depuis le sol, puisque ce missile, comme le Kalibr, est un missile
naval tiré depuis des destroyers ou des sous-marins, ce dont l’Ukraine est
dépourvue. Il existe bien, depuis peu, au sein de l’US Army et des Marines le
système Typhon qui permet effectivement de tirer depuis le sol, mais ces
batteries sont pour l’instant tellement rares et précieuses qu’il est hors de
question de les céder.
En
résumé, sans même évoquer les délais que prendrait le processus d’exportation,
car il faudrait trouver aussi des acheteurs, on n’est pas près de voir des
Tomahawk décoller depuis l’Ukraine en direction de la Russie, ce qui d’ailleurs
aurait été en contradiction avec la nouvelle restriction d’emploi des munitions
américaines fournies aux Ukrainiens. Donald Trump n’a jamais voulu renforcer
l’Ukraine avec une arme puissante, mais a simplement cru pouvoir exercer une
pression sur Poutine. Ce dernier a compris le message en prenant l’initiative
d’un appel téléphonique suivi d’une promesse de rencontre à Budapest. Avec
l’ajout de quelques flatteries, il n’en fallait pas plus pour dégonfler cette
idée, y compris devant Volodymyr Zelensky, piégé dans une conférence de presse
surréaliste de pré-déjeuner, et obligé d’avaler en entrée les élucubrations de
Trump (« l’armée russe a été vaincue par la boue et les missiles Javelin que
j’avais fournis »), aussi insultantes que la cravate aux couleurs du drapeau
russe de Pete Hegseth jusqu’au : « J’espère que la guerre se terminera avant
que j’aie à envoyer des missiles Tomahawk ». Dans l’entretien qui a suivi,
houleux semble-t-il, Trump s’est ensuite fait le porte-parole de Poutine
exigeant l’abandon de la province de Donetsk par les Ukrainiens.
En lançant l’idée de la vente de Tomahawk, Donald Trump s’est sans doute cru, comme toujours, extrêmement intelligent, sans se rendre compte que ce missile serait saisi en vol par Vladimir Poutine pour frapper un coup beaucoup plus habile. Trump se vante d’avoir mis fin à huit guerres, il pourrait se vanter d’avoir été roulé dans la farine à peu près autant de fois par le maître du Kremlin, mais visiblement il aime ça.
dimanche 12 octobre 2025
La CPIMa au Tchad (1969-1972)
La
6e Compagnie Parachutiste d’Infanterie de Marine (CPIMa) a participé
à onze combats importants au Tchad de septembre 1969 à février 1972, y
déplorant 26 tués et 56 blessés, pour 540 combattants ennemis mis hors de
combat. Elle reste à ce jour l’unité élémentaire française ayant le plus
combattu depuis la fin de la guerre d’Algérie et constitue toujours un modèle
d’emploi de l’infanterie légère.
Constitution
d’une unité originale
Le
Groupe colonial de commandos parachutistes d'Afrique Équatoriale Française
(GCCP AEF) a été formé en 1948 et basé à Brazzaville. Elle a ensuite évolué à
travers plusieurs dénominations, dont la Compagnie parachutiste d'infanterie de
marine d'AEF (CPIMa), avant de devenir la CAPIMa en 1963 pour devenir la première
unité d’intervention française dans la région. Elle est formée un temps d’un
mélange de soldats français et de soldats volontaires de plusieurs armées
africaines, puis uniquement de Français, des Volontaires service long Outre-mer
(VSLOM) pour l’essentiel.
L’action
principale de ces années a lieu le 19 février 1964 à Libreville lors du
renversement du Président gabonais Léon M’Ba par une mutinerie militaire. Associé
à une compagnie du 7e RPIMa (régiment de parachutistes d’infanterie
de marine) venu de Dakar, la CAPIMa, commandée par le Capitaine Dominique,
s’empare de l’aéroport de Libreville par un poser d’assaut de deux Dakota-DC3. La
compagnie s’infiltre ensuite de nuit jusqu’au camp Baraka où le président M’Ba
est tenu prisonnier et donne l’assaut au matin. Le combat est très violent, un marsouin-parachutiste est tué mais les mutins subissent une sévère défaite et
le président gabonais est libéré. En octobre 1964, la compagnie redevient 6e
CPIMa et s’installe à Bouar, en Centre Afrique, où elle est rattachée au 6e
Régiment interarmes d’outre-mer (RIAOM) avec le 6e escadron blindé
(léger). En mars 1965, le 6e RIAOM rejoint Fort-Lamy (N’Djamena, Tchad).
où il sert à la fois d’unité d’intervention immédiate et de cadre pour
l’engagement du dispositif d’alerte Guépard, avec un équipement
prépositionné pour 390 hommes supplémentaires venus de France.
En
août 1968, devant le développement rapide de la menace du Front de libération
du Tchad (Frolinat), soutenu par le Soudan et surtout la Libye, le Tchad fait
appel une première fois à la France pour dégager le poste de Zouar, menacé par
des rebelles Toubous dans le Tibesti. La CPIMa est ainsi engagée après un
aérotransport à Bardaï, au nord de Zouar. Le poste est dégagé sans combat et
l’opération est rapidement démontée.
La situation continue cependant à se dégrader rapidement, et le Frolinat s’implante solidement à la fois dans les provinces peuplées du sud-est du pays et dans les trois provinces désertiques du Nord : Borkou, Ennedi, Tibesti (BET). Au bord de l’effondrement, le gouvernement tchadien fait de nouveau appel à la France, qui décide d’engager le 2eRégiment étranger de parachutistes (REP). Le 2e REP est déployé dans le sud, tandis que le 6e RIAOM devient l’unité d’intervention pour l’ensemble du théâtre. On décide cette fois de ne plus engager de VSL au combat et de professionnaliser, à partir de septembre 1969, tout le RIAOM grâce à des engagements de VSLOM sur place et surtout des mutations individuelles de marsouins et de cadres venus de métropole. Le 3e Régiment d’infanterie de marine (RIMa) sera également professionnalisé quelques mois plus tard pour relever le 2e REP. C’est le début de la réextension des unités de métier dans l’armée de Terre.
La
CPIMa est alors formée d’une section de commandement (avec un groupe d’appui
armé de deux mortiers de 81 mm et d’un canon de 57 mm sans recul de l’armée
tchadienne) et de trois, puis quatre sections d’infanterie légère à partir du
début de 1970, baptisées commandos. L’ensemble représente 180 hommes au
maximum.
Le
dispositif français est si léger et son engagement si intense — on compte 40
opérations différentes pour l’année 1970 seulement — que la CPIMa est employée
de manière quasi permanente pendant deux ans, le plus souvent dans le BET, dans
des missions de dégagement des postes de l’armée nationale tchadienne (ANT) ou
de recherche des bandes rebelles dans les palmeraies.
Les
opérations dans le BET, dont la première a lieu le 7 septembre 1969, sont
presque toujours lancées à partir de la base de Faya-Largeau, qui accueille un
État-major tactique, un détachement d’intervention héliporté (DIH) et une ou
deux patrouilles de Skyraider AD4. Les avions de transport tactique, Nord 2501
et Transall, peuvent également se poser dans cinq autres aérodromes aménagés
(Bardaï, Ounianga-Kébir, Zouar) ou sur des surfaces « naturelles » (grandes
plaques de basalte) servant de bases avancées. Tous les postes de l’ANT
disposent par ailleurs d’une piste sommaire pour avions légers et hélicoptères,
servant de plots de ravitaillement en carburant.
À
partir de ce maillage, le mode d’action privilégié consiste en l’aérotransport
de la compagnie jusqu’à Faya-Largeau ou une base avancée, suivi d’un raid
héliporté ou motorisé (camions Dodge 6 × 6 ou parfois camions civils
réquisitionnés). L’objectif est alors bouclé et pris d’assaut, toujours avec
l’appui d’un hélicoptère H34 Pirate et d’au moins deux AD4. Le bouclage, même
par héliportage, prend de deux à trois heures et la réduction de la résistance
au moins le double. Si le combat n’est pas terminé avant la tombée de la nuit
(vers 18 h), une mission d’éclairement par fusées N2501 Luciole doit
permettre de fixer l’ennemi avant sa destruction finale le lendemain. Le pion
d’emploi dans le BET est la compagnie complète, ce qui correspond au volume
moyen de l’ennemi rencontré. L’armement est sensiblement équivalent des deux
côtés, avec un léger avantage du trinôme FSA 49/56–AA52–PM sur les fusils
Enfield 303, les carabines Stati et les quelques mitrailleuses
légères Bren ou Lewis des rebelles. Si les parachutistes savent bien manœuvrer,
les rebelles toubous connaissent le terrain et sont des rudes combattants, qui
ne s’enfuient pas et se constituent rarement prisonniers. Grâce à l’appui
aérien, l’écart de gamme tactique en faveur des Français sur les points de
contact est de l’ordre de deux dans le nord et de trois dans le sud.
Les
premières opérations dans le BET et l’embuscade de Bedo
Les
opérations de recherche et destruction dans le BET s’étalent de septembre 1969
à juin 1971. Parmi les plus importantes, on peut citer Ephémère,
dont l’objectif est de reprendre le poste d’Ounianga-Kébir dans le Borkou et
d’y détruire les bandes rebelles ainsi que celle de Gourou. La CPIMa est
aérotransportée par Nord 2501 à Gouro et, le 24 mars 1970, rejoint
Ounianga-Kébir en véhicules, en même temps qu’une compagnie du REP. L’assaut de
la cuvette est donné avec un très fort appui aérien. Les rebelles se replient,
mais sont à nouveau accrochés par la CPIMa le 27 mars. Le poste est repris : 84
rebelles sont tués et 28 faits prisonniers, au prix de cinq parachutistes tués
et neuf blessés.
En
octobre 1970, la CPIMa est engagée dans le nettoyage de la ligne de palmeraies
situées entre 50 et 120 km au nord de Faya-Largeau, zones servant fréquemment
de refuges aux bandes rebelles. Le 9 octobre, la compagnie, forte de trois
commandos, d’une section de l’ANT et d’une section de commandement et d’appui,
portée sur 15 camions Dodge 6 × 6, reconnaît l’axe Kirdimi–Tagui. Après une
nuit passée en embuscade dans les environs, l’unité se replie sur Faya-Largeau,
n’ayant toujours pas rencontré l’ennemi.
À
16 h 30, à mi-chemin entre Bedo et Kirdimi, la compagnie longe un terrain
sablonneux et rocheux lorsqu’un feu nourri stoppe la section de tête et fige
l’unité sur un kilomètre de long. L’unité est surprise, car le terrain ne se
prête pas à une embuscade. Elle est à nouveau choquée par la puissance de feu
de l’ennemi, estimé à un peu plus d’une centaine de combattants, équipé de
plusieurs mitrailleuses légères Bren et Lewis. Les forces sont équilibrées,
mais les rebelles bénéficient de l’initiative et de la position. La section de
commandement ne parvient pas à établir le contact avec Faya-Largeau pour
obtenir un appui aérien.
La
situation est finalement renversée par le 4e commando, en queue de
colonne et hors de la nasse. Le commando remonte le terrain où sont postés les
rebelles et dégage le 3e commando, puis la section de commandement qui peut
mettre en batterie son canon de 57 mm SR. Il leur faut deux heures pour dégager
le commando de tête, ayant subi la majorité des pertes.
La
nuit tombe et un vent de sable se lève. La CPIMa, craignant une nouvelle
attaque, s’installe en position défensive, éclairée par les fusées larguées
pendant des heures par un Nord 2501. Un équipage d’Alouette II (sous-lieutenant
Koszela) brave le sable et la nuit à plusieurs reprises pour évacuer onze
blessés graves sur douze. Au lever du jour, la compagnie nettoie les environs
et retrouve 30 cadavres. Les tombes relevées dans le secteur et les
interrogatoires de prisonniers permettent de déterminer que la bande rebelle a
été presque entièrement détruite.
Les
pertes françaises s’élèvent à 11 morts et 25 blessés, dont un décédera par la
suite. Deux heures de combat ont suffi pour provoquer presque un tiers des
pertes françaises des trois années de guerre. L’événement provoque une grande
émotion en France et un violent débat politique. Preuve est ainsi faite qu’une
erreur tactique ennemie peut constituer pour lui un succès stratégique dès lors
qu’il a tué plus de cinq hommes dans un seul engagement. Dans l’absolu, seize
ans après la bataille de Diên Biên Phu, les pertes du combat de Bedo restent
faibles, représentant même les pertes moyennes d’une seule journée des huit ans
de la guerre d’Algérie. Elles suffisent néanmoins à attirer l’attention des
médias sur un engagement que l’on souhaitait garder discret, suscitant un vif
débat politique influençant la suite des opérations.
L’échec
de Bison et la sécurisation du sud
L’opération Bison,
lancée en janvier 1971, est la plus ambitieuse du BET, puisqu’elle mobilise
l’ensemble du 6e RIAOM, renforcé d’une compagnie du 3e RIMa,
pour deux mois. La base de Faya-Largeau reçoit pour l’occasion le renfort d’une
deuxième patrouille de Skyraider AD4 et de l’escadrille 33F de l’aéronavale,
forte de 12 H34 (transportés à Douala par porte-avions). L’opération se déroule
en trois phases du 10 janvier au 15 mars. La première, Bison Alpha,
vise à nettoyer la région de Bedo. La CPIMa reconnaît la zone du 11 au 18
janvier mais n’y rencontre pas l’ennemi. La troisième, Bison Charlie,
se déroule du 9 février au 10 mars (interrompue du 12 au 19 février pour
faciliter des négociations) dans la région de Bardaï. L’escadron y est
principalement engagé mais ne rencontre pas non plus l’ennemi.
Bison
Bravo,
du 21 au 27 janvier dans la région de Gouro, est la seule phase à occasionner
un combat. Elle est déclenchée à la suite d’un renseignement fourni par un
rebelle rallié et confirmé par photo aérienne, signalant la présence d’une
bande rebelle d’une cinquantaine d’hommes à Moyounga, entre les palmeraies de
Bini Erda et Bini Drosso, à 70 km au nord-ouest de Gouro.
La
première étape consiste à établir une base avancée sur une vaste plaque de
basalte au sud de Gouro, sécurisée dans la nuit du 21 au 22 janvier par une
section de l’ANT, puis par un commando héliporté après un arrêt et
ravitaillement à Ounianga-Kébir. À 7 h, deux Transall se posent avec quatre
commandos, un H34 Pirate et un cargo à vide à 8 h 34 (pour atteindre
directement Gouro). Les Transall retournent à Faya-Largeau pour récupérer deux
sections du 3e RIMa et du carburant. Une fois les pleins effectués,
l’Alouette II, servant de PC volant, et les H34 avec deux commandos à bord
partent vers l’objectif, première d’une série de trois rotations toutes les
deux heures.
En
cours de vol, le rebelle rallié désigne un emplacement ennemi différent de
l’objectif initial. Le commandant de l’opération modifie le plan de vol, mais
la saturation du réseau radio empêche tous les groupes de recevoir
l’information. L’un d’eux est ainsi surpris par le feu ennemi et le
sergent-chef Cortadellas, fils du général COMANFOR, est tué. Les AD4, en
attente à 30 km au sud, interviennent. À 13 h 30, le bouclage est terminé avec
l’arrivée des deux sections du 3e RIMa. L’ennemi, fortement
retranché, résiste toute la journée. Un deuxième marsouin-parachutiste est tué,
et l’hélicoptère Pirate est touché et contraint de se poser. Le bouclage est
maintenu pendant la nuit, mais le Nord 2501 Luciole, chargé
d’éclairer la zone, arrive après la tombée de la nuit, laissant le temps à
l’ennemi de se replier dans le relief. Au matin du 23, 11 cadavres ennemis sont
découverts et trois prisonniers faits. Le dispositif est replié sur
Faya-Largeau en fin de journée.
L’opération
Bison est un échec : quatre soldats tués (dont deux par accident) et 37
blessés, dont dix évacués sur Fort-Lamy, avec un effet limité sur l’ennemi.
La
dernière grande opération dans le BET et la concentration sur le sud
La
dernière grande opération de recherche et destruction dans le BET a lieu du 17
au 19 juin 1971 à Kouroudi, à 100 km au nord de Faya-Largeau. La CPIMa se
déplace jusqu’à Bedo en véhicules, où elle est récupérée par des H34 et
héliportée en bouclage autour d’une bande rebelle de 150 hommes. L’opération
est parfaitement coordonnée jusqu’à la tombée de la nuit. Cependant, le retard
de la mission Luciole permet aux rebelles de s’exfiltrer,
laissant néanmoins 55 morts sur place pour deux pertes françaises.
Le
commandement français décide alors de renoncer à ces opérations de recherche et
destruction dans le BET, jugées peu efficaces, pour se concentrer sur le « Tchad utile »,
au sud du 15e parallèle. La CPIMa n’y est plus engagée
dans le Nord qu’en protection des grandes missions logistiques
ravitaillant les postes de l’ANT par voie
routière (opérations Morvan en octobre
1971 et Ratier en février 1972).
La
compagnie est ensuite employée dans le sud et l’est du pays, zones plus
peuplées, où elle mène, en liaison avec l’ANT et le 3e RIMa, des opérations de
nomadisation plus longues et décentralisées. En février 1972, l’opération Languedoc dure
plus d’un mois et permet à la CPIMa d’éliminer une bande rebelle de 200 hommes
venue du Soudan, infligeant 49 morts et 7 prisonniers pour aucune perte
française. Il s’agit de la dernière grande opération de la compagnie et même des
forces françaises au Tchad jusqu’en 1978.
D’un
commun accord avec le gouvernement tchadien, de plus en plus impatient de voir
les Français quitter le territoire, le président Pompidou met fin à l’intervention
sur un succès relatif mais suffisant. Le 6e RIAOM reste néanmoins à
N’Djamena en unité d’intervention.
En
avril 1975, un coup d’Etat militaire dirigé par le général Malloum renverse et assassine
le président Tombalbaye puis exige le départ des forces françaises. Le 6e
RIAOM devient le 6e Bataillon d'Infanterie de Marine (6e BIMa)
à Libreville au Gabon. La 6e CPIMa est rapatrié à Toulon où elle est
dissoute en décembre 1975.
De septembre 1969 à septembre 1972, la CPIMa aura mis hors de combat plus de 500 rebelles, fait 47 prisonniers. Elle aura perdu au combat 26 tués et au moins 56 blessés. À une époque où les interventions en Afrique sont vues comme néocoloniales et honteuses, la CPIMa n’est récompensée que par un simple « Témoignage de Satisfaction » du ministre de la Défense.
samedi 20 septembre 2025
Les Minutemen et le chaos qui vient
En réalité, les éléments techniques indiquent au
contraire un amateur, pour qui c’était le premier et dernier « tir à tuer » de
sa vie. Un tireur un tant soit peu expérimenté sait que, sur une distance de
180 mètres, depuis une hauteur, avec un fusil de précision réglé, la balle
atteindra un cercle d’environ 5 cm autour du point visé et mettra environ un
quart de seconde pour toucher la cible. Cela laisse le temps à la cible, même
assise, de bouger légèrement la tête ou le haut du corps, rendant le cou — zone
étroite — un choix improbable. La cible aurait donc été plus probablement
l’abdomen, la poitrine ou, avec plus de risque, la tête. C’est sans doute l’un
de ces trois points qu’avait visé l’assassin de Charlie Kirk. Mais, sous
l’effet du stress et sans aucune expérience de tir sur un être humain, il a
tout de même réussi, malheureusement, à atteindre in extremis un point vital.
C’est l’inverse de Thomas Matthew Crooks qui, dans des conditions similaires, a
raté de peu Donald Trump en juillet 2024.
L’enquête, quelque peu chaotique, du FBI a confirmé
cette hypothèse en conduisant à l’arrestation de Tyler Robinson, un tireur et
meurtrier politique effectivement amateur, tout comme Crooks. Elle a également
permis d’identifier Ryan Wesley Routh, qui avait tenté de tuer Donald Trump,
Luigi Mangione, le meurtrier d’Andrew Witty, PDG de UnitedHealth Group, ou
encore Vance Boelter, qui a tué le couple Hortman et tenté de massacrer la
famille Hoffman — pour ne citer que les meurtres politiques individuels des deux
dernières années aux États-Unis. Les motivations de chacun sont souvent
confuses, mais il s’agit presque toujours de défendre, individuellement ou en
petites équipes, des valeurs jugées « américaines » à coups d’armes à feu, dans
la grande tradition pervertie des Minutemen.
À l’origine, les Minutemen, miliciens de la
Nouvelle-Angleterre pouvant s’équiper de leur fusil « à la minute », furent les
premiers soldats de la Révolution américaine et les héros de plusieurs combats
mémorables contre l’armée britannique, notamment en 1775 lors des batailles de
Lexington et Concord, où se dresse aujourd’hui la Minute Man Statue. Dans les
faits, les Minutemen ont en réalité joué un rôle secondaire face aux « habits
rouges », comparés à l’armée régulière continentale commandée par George Washington
et aux forces françaises. Qu’importe : les Minutemen sont devenus le symbole du
patriotisme américain et des premiers défenseurs des Américains contre les
ennemis de la « frontière » ou les tyrans potentiels. C’est la raison pour
laquelle les citoyens armés sont reconnus comme nécessaires par le 2ᵉ amendement de la Constitution, alors que l’idée
d’une armée professionnelle permanente, politiquement suspecte, en est
initialement exclue. L’atteinte à la démocratie viendrait d’un homme de pouvoir
utilisant, à l’instar de Cromwell, les instruments de coercition à sa
disposition ; sa défense viendrait des hommes armés « d’en bas », selon la
théorie de Carroll Quigley.
Tout cela n’est pas absurde. Alexis de Tocqueville
décrit le fusil comme l’instrument de l’égalité entre les citoyens et le
Minuteman comme la garantie de la liberté générale — mais aussi une source de
désordre et de violence locale. Frederick Jackson Turner évoquera plus tard le
rôle de ces hommes dans la défense et l’expansion de la Frontière, ainsi que
l’influence de celle-ci sur la société américaine. La frontière est cependant
officiellement fermée en 1890, et les milices ne jouent qu’un rôle médiocre dès
qu’il s’agit d’affronter des armées régulières ; la garantie de démocratie n’a
pas empêché la guerre civile ni la montée de la violence politique dans les
années qui l’ont précédée.
Tout au long du XXᵉ siècle, il est apparu nécessaire de créer des organes de sécurité permanents et
puissants — forces armées, FBI, services de renseignement — venant se superposer à ceux des États (polices
locales et garde nationale, qui remplace les milices en 1903). Il fallut donc
aussi accorder à ces forces de sécurité le monopole de l’usage de la force, tel que défini par le sociologue Max
Weber (1919), au détriment définitif des citoyens armés, qui persistent néanmoins, ne serait-ce que
parce qu’il est très difficile d’abroger un amendement de la Constitution — seul
le 18ᵉ, celui de la prohibition
de l’alcool, l’a été — surtout s’il reste populaire.
De fait, hors légitime défense, avec la disparition
des ennemis de l’Amérique sur le sol américain, l’emploi individuel des armes
par de simples citoyens devient automatiquement criminel, même lorsqu’il a un
contenu politique. On assiste alors à un accroissement considérable de la
violence, purement criminelle bien sûr, mais aussi raciste (lynchages),
syndicale (IWW), terroriste (KKK, anarchistes), du début du XXᵉ siècle jusqu’à la Grande Dépression, avec
l’assassinat d’un président en 1901 et deux tentatives en 1912 et 1933. Paradoxalement, cette
montée de la violence contribue à l’accroissement de l’armement individuel,
chacun voulant se protéger.
On reconnaît là une phase de discorde décrite par
l’historien Peter Turchin, exprimée dès 2010 dans Nature, puis dans
son ouvrage Le Chaos qui vient, avec cette particularité que ces
phases de désagrégation sociale aux États-Unis voient systématiquement resurgir
les Minutemen, qui se croient investis d’une mission de défense des valeurs
alors qu’ils ne sont plus que de purs assassins.
Peter Turchin décrit les phases de discorde comme la
confluence de trois phénomènes : un appauvrissement de la classe populaire,
parallèlement à une captation des richesses par une « pompe à finance »
concentrée dans le sommet de la pyramide sociale, créant des inégalités
inédites depuis les années 1930 ; une impuissance de l’État, manquant de
ressources pour remplir ses missions régaliennes et compenser les inégalités
sociales ; et enfin, une surproduction d’élites. Ce dernier point est
particulièrement original : le nombre de prétendants aux postes de pouvoir —
politiques, économiques, bureaucratiques ou culturels — croît plus vite que la
disponibilité de ces postes, pour un nombre croissant d’héritiers, prioritaires
à la succession, et surtout de diplômés de haut niveau, de plus en plus exclus.
La conséquence est la constitution d’une contre-élite contestataire, éclatée en
multiples groupes qui expriment leur frustration, de l’extrême gauche à
l’extrême droite, dans de multiples combats spécifiques, parfois reliés aux
préoccupations d’une classe populaire hétérogène, sinon par la stagnation
générale de son niveau de vie.
Turchin estime que la nouvelle phase de discorde a
commencé à la fin des Trente Glorieuses et du grand pacte social de la Great
Generation — hors la minorité noire, qui s’est rappelée au bon
souvenir de la société parfois violemment dans les années 1960 — et trouvera
son paroxysme dans les années 2020 et peut-être jusqu’aux années 2030. Alors
qu’il n’y a jamais eu autant de Minutemen potentiels aux États-Unis — où l’on
compte plus d’armes à feu que d’habitants, et, entre autres, un fusil
semi-automatique AR-15 pour dix adultes — on assiste logiquement au retour des
justiciers qui se croient défenseurs de la liberté contre des membres d’autres
factions ou détenteurs de pouvoir, alors qu’ils ne sont que des assassins. Dans
ce mythe américain de l’individu seul et modeste sauvant le monde, ils agissent
souvent individuellement, comme Tyler Robinson, Crooks et les autres, ce qui
les rend très difficiles à détecter, mais ils peuvent aussi agir en équipes —
Oath Keepers, Three Percenters, Patriot Front, Atomwaffen Division, The Base,
National Socialist Movement, Army of God, Antifa, BAMN, Sovereign Citizens,
Republic of Texas, Branch Davidians, Groypers, etc. — ce qui les rend plus
détectables mais potentiellement plus dangereux. Ces groupes peuvent
s’infiltrer dans les manifestations et les transformer en émeutes, comme en
2020 (25 morts et des milliers de blessés), ou mener des actions spectaculaires,
comme l’assaut du Capitole en 2021. Ils peuvent également organiser des
attentats de grande ampleur, en plus de ceux de la mouvance djihadiste, comme à
La Nouvelle-Orléans, qu’il ne faut pas oublier dans ce paysage de violence.
On n’est hélas sans doute pas près de voir
disparaître ces Dark Minutemen, seuls ou en équipe, assassinant des personnes
de pouvoir au nom de leurs lubies ou de leurs haines. Le seul espoir, selon
Peter Turchin, est que cette violence finisse par purger suffisamment les
frustrations et épuiser la société pour imposer un nouveau pacte social
pacifié. Peut-être à la fin de la décennie. C’est à ce moment-là, et à ce
moment-là seulement, que l’Amérique sera à nouveau grande.
jeudi 11 septembre 2025
Le retour du rodeur sur le seuil
À mon sens, c’est une erreur de perspective. Il n’y
a plus de « somnambules » depuis que l’apocalypse thermonucléaire, même
lointaine, plane en toile de fond. Les dirigeants sont bien éveillés et
cherchent avant tout à éviter le seuil de la guerre ouverte entre puissances
dotées. Cela ne les empêche pas de faire la guerre. Toutes les puissances
nucléaires en ont mené depuis 1945, grandes ou petites, contre des États ou des
organisations armées, et sur presque tous les continents. Notons que lorsqu’il
a fallu combattre, on n’a pas commencé par se tester, s’impressionner ou faire
les matamores en restant sur le seuil : on l’a franchi, si possible massivement
et par surprise. Cela est à distinguer de la notion de prétexte, souvent
nécessaire pour justifier le déclenchement d’une guerre mais avec cette difficulté
qu’il n’y a justement pas souvent d’accrochages ou d’incidents majeurs à mettre
en avant pour justifier l’attaque d’une autre entité politique. Il a donc fallu
parfois inventer une histoire plus ou moins crédible, comme pour justifier
l’attaque de l’Irak en 2003 ou celle de l’Ukraine en 2022. Dans la majorité des
cas cependant cela n’a pas été nécessaire puisque l’intervention militaire
avait lieu sur propre territoire, comme en Tchétchénie, ou s’insérait dans des
conflits déjà en cours.
Entre puissances nucléaires, les règles du jeu sont
différentes et, par nature, inédites sur le plan historique. Jusqu’à présent,
aucune puissance dotée n’a été suffisamment folle – ou audacieuse, c’est selon
– pour franchir le seuil de la guerre ouverte contre une autre, de peur
d’escalader très rapidement, peut-être même immédiatement, vers l’affrontement
nucléaire. Cela ne rend pas la guerre impossible pour autant. On a d’abord
pensé, pendant quelques années, que la guerre en environnement nucléaire était
un jeu certes dangereux et meurtrier, mais encore « jouable ». À la fin des
années 1950 et au début des années 1960, on faisait de grands exercices
utilisant obus et roquettes atomiques en considérant qu’il s’agissait encore de
guerres limitées, puisqu’on n’utilisait pas d’armes thermonucléaires. On a fini
par comprendre que c’était insensé, et on a clairement redissocié les seuils
conventionnels et nucléaires, comme à l’époque du monopole américain de 1945
jusqu’à la fin de la guerre de Corée.
Pour autant, la guerre conventionnelle restait
concevable sous forme de « coup » dans un espace-temps limité : par exemple,
une tentative d’invasion de la République fédérale d’Allemagne par les forces
soviétiques, sur quelques jours, en misant sur l’hésitation des États-Unis – et
de la France – à employer leurs armes nucléaires. C’est ce type de scénario
qu’on peut transposer aujourd’hui : Taïwan à la place de la RFA pour un
affrontement sino-américain, ou un assaut russe contre un ou plusieurs pays
baltes. Il existe donc un espace pour la guerre conventionnelle entre
puissances nucléaires, mais il est étroit et il faut être sûr de son coup. Pour
l’instant, personne n’a osé. Et il faut s’assurer que personne ne soit jamais
certain de réussir, afin que cela reste ainsi. La dissuasion globale commence
par la dissuasion conventionnelle. La Russie n’attaquera pas massivement les
pays baltes si elle est absolument certaine d’échouer, et les six millions de
Baltes seuls n’y suffisent pas : d’où l’importance de l’idée d’un « mur commun
européen ». Là encore, on notera que ces scénarios de guerre limitée entre
puissance nucléaires n’incluent pas, pour les mêmes raisons, de phases
d’accrochages, de survols de drones ou de provocations, autant de signaux qui
donneraient l’alerte et permettraient de se renforcer. Quand on veut attaquer,
on attaque ; on ne fait pas semblant.
Cela nous amène à l’autre art de la guerre de l’époque
nucléaire : celui où l’on s’approche du seuil, en le dépassant éventuellement
un peu, mais sans aller plus loin. C’est la partie haute de ce qu’on appelle la
confrontation hybride (et non « guerre hybride ») où l’on cherche à
obtenir des effets stratégiques sur un adversaire – pas encore un ennemi – en
utilisant peu ou pas de violence, justement pour ne pas franchir le seuil de la
guerre ouverte. De ce point de vue, l’envoi de 19 drones à longue portée sur le
territoire polonais est un geste typique de cet art de la guerre « sur le seuil
». Cette agression est évidemment délibérée : il peut y avoir des erreurs de
programmation ou des dérives de trajectoire dues au brouillage, mais pas à ce
point, surtout lorsque les drones partent de lieux différents pour converger,
sauf un qui est allé plus profondément, vers la même zone près des trois
frontières Pologne–Biélorussie–Ukraine. Comme souvent dans les cas graves,
l’opération s’accompagne d’un freinage diplomatique : dénégations, semis de
doutes, relais par propagandistes et idiots utiles.
En l’absence d’explications, et a fortiori
d’excuses, il ne reste qu’à conjecturer sur les motivations. Il s’agit
probablement d’abord d’un test. Test technique : voir comment un pays de l’OTAN
réagit à une attaque massive de drones à longue portée, la nouvelle arme de
frappe russe. De ce point de vue, le résultat est mitigé. L’attaque a déclenché
l’activation du système de défense aérienne complet : au moins une batterie
Patriot allemande, des F-16 polonais ou F-35 néerlandais guidés par un AWACS
italien. Bilan : trois ou quatre drones Shahed/Geran (ou Gerbera) abattus sur
19. Pas de victimes, mais quelques dégâts matériels et la fermeture temporaire
de quatre aéroports polonais. La coopération interalliée a fonctionné, mais le
test a surtout révélé l’inadéquation du système de défense face aux drones :
efficace contre avions ou missiles, mais trop lourd et coûteux pour contrer des
salves de drones. Ce constat était connu, il est désormais visible, et c’était
peut-être l’un des objectifs de Moscou : démontrer que « nous pouvons vous
frapper avec des drones et vous ne pouvez pas nous en empêcher », ou encore
: « comment comptez-vous protéger le ciel ukrainien si vous ne pouvez pas
protéger le vôtre ? »
Le deuxième test est politique. On lance une petite attaque et on observe les réactions : polonaises, européennes, américaines. Celle-ci n'est en fait que la plus importante et la plus grave de toute un série de pénétrations de l'espace aérien polonais par drones, missiles, avions ou hélicoptères, sans susciter de réactions. C’est pour l’instant à nouveau un succès russe. La Pologne a invoqué l’article 4 de la Charte atlantique – consultation des Alliés – et non l’article 5 – assistance mutuelle en cas d’agression –, alors qu’il s’agit clairement d’une attaque. Les Alliés, notamment les États-Unis, ont condamné l’acte et affirmé leur solidarité, mais n’ont envisagé qu’un renforcement de la défense aérienne du flanc Est de l’OTAN (au détriment de l’Ukraine) et la fermeture de la frontière avec la Biélorussie, juste avant l’exercice militaire russe Zapad 2025. Même pas un énième paquet de sanctions, ni de mesures contre la flotte fantôme, ni de pressions sur l’Inde comme le suggérait Donald Trump.
Richard Nixon comparait cet art « sur le seuil » à
une partie de poker où il s’agit de faire coucher l’adversaire sans jamais
abattre les cartes – synonyme de guerre ouverte –, avec cette particularité que
plus on se couche tôt, plus on perd. Dans un cas comme celui-ci, où la Russie
annonce et mène une attaque limitée – sans victimes –, la pire des réactions
est de se coucher immédiatement. On s’humilie et on incite l’adversaire à
recommencer. Le minimum est de « relancer » un peu, en établissant un lien
clair avec l’action russe : une explosion mystérieuse sur un dépôt de munitions
en Biélorussie, une patrouille aérienne franchissant impunément l’espace aérien
biélorusse, ou, plus explicitement, l’annonce d’une « ligne de sécurité »
située plusieurs dizaines de kilomètres en avant du territoire polonais,
au-delà de laquelle tout aéronef, missile ou drone sera considéré comme hostile
et abattu. Et pour aller plus loin, on pourrait avancer le bouclier antimissile
jusqu’en Ukraine, comme le propose l’initiative SkyShield. Voilà des signaux
que Moscou prendrait au sérieux. Pas d’inquiétude : ils réagiront peut-être une
fois, mais respecteront la règle : quand on s’accroche, on ne se fait pas la guerre
; quand on veut faire la guerre, on n’avertit pas, on attaque.
Il y a quelques jours, Vladimir Poutine a déclaré que les soldats européens en Ukraine seraient des cibles légitimes. Cela a pu être interprété comme une menace de guerre, mais c’est en réalité l’inverse. Il aurait pu dire : « les soldats européens seront systématiquement attaqués » ou pire : « ce sera la guerre avec les pays qui les ont envoyés », mais non : il admet ainsi que cela reste, à ses yeux, une action « sous le seuil », et donc autre chose que la guerre ouverte. C’est bien dans ce cadre qu’il raisonne, pour l’instant, vis-à-vis des pays de l’OTAN. Attention toutefois : ce jeu reste dangereux et parfois meurtrier – plus de cent Russes sont morts en testant une base de Marines américains en Syrie en 2018 –, mais ce n’est pas la guerre tant que personne ne veut qu’elle le devienne.
Si vous êtes arrivés jusque ici vous pouvez cliquer > SkyShield
jeudi 4 septembre 2025
Bouclier de l'honneur
Ainsi donc, une force de combat aéroterrestre alliée
déployée en Ukraine pourrait dissuader la Russie d’envahir le pays. Quelle
excellente idée ! Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir engagé cette force fin
2021, alors que l’armée russe était rassemblée aux frontières de l’Ukraine et
que Vladimir Poutine menaçait ? Le même Vladimir Poutine avait déjà utilisé son
armée contre la Géorgie en 2008, puis contre l’Ukraine en février 2014 en
Crimée, puis en août de la même année et en février 2015 dans le Donbass. Cela
faisait déjà beaucoup pour un seul chef d’État, sans doute un record depuis
1945. On pouvait se douter qu’il pourrait être tenté de continuer, d’autant
plus que toutes les offensives précédentes avaient été des succès. Qui plus
est, ces coups s’inscrivaient dans la vieille pratique soviétique, au moins
depuis 1939, du « piéton imprudent », c’est-à-dire d’attaques par surprise sur
un espace-temps limité, laissant le monde autour de la cible paralysé par le
fait accompli. Rien de nouveau sous le soleil donc, sauf pour des gouvernements
à la mémoire - et désormais la durée de vie - de poissons rouges.
On avait en effet oublié que ces coups ne
réussissaient pas toujours comme prévu et que l’on pouvait aussi les contrer
sans pour autant franchir le seuil de cette guerre ouverte et à grande échelle
dont personne ne veut. Il est d’abord arrivé que la cible résiste beaucoup plus
que prévu, comme en Finlande en 1939 ou en Afghanistan après 1980, et que l’on
ait même le temps de l’aider, y compris humainement avec des troupes de
volontaires individuels, des soldats fantômes ou des mercenaires façon Tigres
volants dans un autre contexte, mais aussi on y reviendra, avec des troupes
régulières. D’une manière générale, et pour revenir à notre époque, notons
juste que l’aide fournie par les pays occidentaux à l’Ukraine à partir de 2022
est à ce jour l’une des moins imaginatives et des moins risquées de toute
l’histoire mondiale des aides.
Ces coups soviéto-russes n’ont pas toujours été
violents ; en fait, ils ne l’étaient jamais à notre égard (j’inclus encore les
États-Unis dans ce « nous »), car Moscou a toujours autant peur que nous d’une
escalade vers un affrontement ouvert et généralisé, surtout depuis que celui-ci
peut approcher d’un échange nucléaire. Il a été possible de les contrer, de manière
tout aussi peu violente, comme avec le pont aérien à la suite du blocus de
Berlin en 1949, ou inversement avec le blocus de l’île de Cuba en 1962, après
la découverte des sites de lancement de missiles soviétiques, accompagné de
quelques menaces de frappes conventionnelles et d’une mise en alerte nucléaire.
Ce n’était pas sans risques et donc aussi sans pertes sur la durée - 70 soldats
britanniques et américains tués par accidents lors du blocus de Berlin - mais
dans les deux cas, les Soviétiques ont cédé.
Bref, dans ce jeu de poker où l’on doit faire céder
l’autre sans jamais étaler ses cartes sur le champ de bataille meurtrier, il
est possible de contrer les coups du camp adverse sans franchir le seuil de la
guerre ouverte et à grande échelle.
Autres exemples de contres, à commencer par un
soviétique cette fois. Pour faire race à la supériorité aérienne américaine
contre leurs amis, les Soviétiques n’ont jamais hésité à utiliser des unités
masquées simplement sous les couleurs locales — escadrilles de chasse en Corée
ou bataillons de défense aérienne sol-air au Nord-Vietnam — sans que cela
déclenche quoi que ce soit avec les États-Unis, trop heureux de fermer le yeux.
En mars 1970, c’est en pleine guerre d’usure entre Israël
et l’Égypte que les Soviétiques interviennent. Les Israéliens sont alors en
pleine campagne aérienne dans la profondeur de l’Égypte. Les Soviétiques la
contrent en déployant, en un mois — opération Caucase — trois divisions de
défense sol-air et deux régiments de chasseurs Mig-21 le long du Nil. Tout est
peint aux couleurs égyptiennes, mais personne n’est dupe, surtout pas les
Israéliens qui comprennent le message et renoncent à leurs attaques dans la
région du Nil.
Avant de cesser leurs raids en profondeur, les
Israéliens font passer à leur tour un message aux Soviétiques en expliquant que
leurs unités de défense aérienne qui dépasseraient une ligne de 50 km à l’ouest
du canal de Suez seraient attaquées (au passage, voilà comme pour le Nil une
vraie ligne rouge, avec une limite et des conséquences claires). Les
Soviétiques tentent quand même le coup avec une nouvelle manœuvre de
déploiement rapide, assez magistrale avec l’aide des Égyptiens, le long du
canal. Les Israéliens attaquent donc et c’est le début d’une guerre
soviéto/égypto-israélienne, mais ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agit en
fait d’une micro-guerre ou d’une guerre très contenue, car aucun des deux côtés
ne veut aller trop loin, avec en arrière-plan les États-Unis qui pèsent aussi
très fort dans ce sens. On s’accroche donc discrètement pendant les mois de
juin et juillet 1970. Les Israéliens lancent des raids au sol et surtout depuis
les airs contre les positions des Soviétiques et Egyptiens, et ceux-ci les
contrent et les chassent. Plusieurs avions sont abattus de part et d’autre.
Cela aboutit, le 30 juillet, au plus grand combat
aérien du Moyen-Orient avec 30 avions engagés et à une défaite nette des
Soviétiques, qui perdent cinq Mig-21 abattus et un endommagé, avec deux pilotes
tués, contre un Mirage III endommagé. Les Soviétiques ne fléchissent pas pour
autant et renforcent même leur dispositif. Les Israéliens cèdent, sous la
fausse promesse soviétique de retirer leur dispositif du canal, et les combats
s’arrêtent.
Autres exemples de zones d’interdiction imposées en
pleine guerre : les opérations françaises Manta et Épervier au Tchad. En août 1983, le gouvernement tchadien fait face à la
rébellion du Gouvernement d’union nationale de transition (GUNT) et, surtout, à
la Libye, qui s’était emparée de la bande d’Aouzou en 1976 et dont les forces
ont pris Faya-Largeau, menaçant la capitale. Pour la quatrième fois après avoir
été chassée, la France répond à la demande d’aide de N’Djamena et déploie en
quelques jours une force de dissuasion (on ne parle pas alors de « réassurance
») terrestre au centre du pays : une brigade, soit approximativement ce que la
France est toujours capable de déployer, et, face au ciel, un puissant escadron
de chasse à N’Djamena et à Bangui, ainsi qu’un groupe aéronaval au large des
côtes libyennes. Les 15e puis 16e parallèles sont
déclarées lignes rouges, sur terre comme dans le ciel.
C’est une prise de risques : le dispositif est testé
par le GUNT, et il y a des pertes – deux pilotes dans leur avion Jaguar pendant
ou après un combat, neuf parachutistes dans un accident – mais, au bout du
compte, cette première opération, Manta, réussit, puisque
l’ennemi du gouvernement tchadien et l’adversaire de la France est dissuadé.
Cette réussite est toutefois provisoire, car les
promesses du colonel Kadhafi en échange du départ français ne sont pas tenues.
Après un bombardement aérien sur N’Djamena, une nouvelle opération de
dissuasion, Épervier, est lancée en février 1986, centrée
uniquement sur la dissuasion aérienne, avec à nouveau un puissant escadron de
chasse et, cette fois, un dispositif anti-aérien au sol. Une nouvelle fois, il
y a des tensions et même des combats, avec des raids français sur les bases
libyennes et la destruction d’un bombardier léger TU-22 par une batterie de
missiles Hawk en septembre 1987, mais l’opération est à nouveau un succès,
facilitant la victoire au sol de l’armée nationale tchadienne.
On pourra rétorquer que ce n’était que la Libye, par
la puissante Russie et ses alertes nucléaires tous les deux jours, et que l’on
ne risquait pas grand-chose. C’est un jugement rétrospectif. Si l’on anticipait
effectivement une victoire en cas d’affrontement à grande échelle, on
anticipait aussi qu’elle serait meurtrière pour nous. Par ailleurs, la Libye
n’a pas hésité à nous attaquer autrement : on ne parlait pas à l’époque de «
guerre hybride » (et c’est heureux) mais elle soutenait par exemple les
indépendantistes en Nouvelle-Calédonie ou organisait des attentats terroristes,
comme la destruction du vol UTA en septembre 1989, tuant 170 personnes, dont 54
Français. Tous ces risques étaient connus et ont été pris en connaissance de
cause par le président de la République. Au bout du compte, cela a réussi bien
plus que dans les autres endroits où nous avons été faibles, comme au Liban.
En résumé, avec un peu de courage politique et
quelques moyens à la fois rapides et puissants, on peut agir dans la zone des
affrontements sous le seuil de la guerre, jusqu’à même atteindre éventuellement
et résister à celui de la micro-guerre. La France a montré qu’elle pouvait
avoir ce courage et ces moyens, facilités, et ce n’est pas un hasard, par les
pouvoirs donnés par les institutions de la Ve République au
président de la République – mais qui d’autre ? Le club est très fermé dans les
pays européens.
Tout cela pour dire que l’on pouvait, et que l’on
peut toujours, réaliser des opérations militaires pour obtenir des effets
stratégiques en lien avec la Russie et contre la Russie, sans pour autant
déclencher une guerre ouverte et générale, ce que personne ne souhaite, y
compris les Russes.
On parle donc beaucoup de cette force de réassurance
– pour ne pas dire dissuasion d’une invasion future – européenne en Ukraine, en
la conditionnant toutefois à un arrêt des combats et, pour beaucoup, à un
soutien et un appui américain. Soyons clairs : cette idée représente déjà un
immense progrès par rapport à la pusillanimité générale d’il y a peu, mais elle
a peu de chances de se réaliser à court terme, pour la raison simple qu’elle
est incompatible avec l’idée même d’arrêt des combats. Dans la vision russe, il
n’était pas nécessaire de mener la guerre en Ukraine pour, entre autres,
l’empêcher d’entrer dans l’OTAN, si c’est pour voir des brigades de pays de
l’OTAN venir la protéger. À moins d’y parvenir par les armes ukrainiennes – à
condition qu’elles soient plus nombreuses – et/ou peut-être, mais j’ai des
doutes, par une pression économique maximale, on ne voit pas comment les Russes
accepteraient de cesser le combat, ne serait-ce qu’en maintenant des
accrochages sur la ligne de front, histoire d’affoler les plus tendres des Occidentaux.
À ce stade, si on veut vraiment déployer cette
fameuse force, dont la pointe de combat serait, comme d’habitude, limitée à
quelques contingents français prêts à prendre des risques – français,
britanniques, baltes et scandinaves – on ne voit donc pas d’autre solution que
de la déployer en périphérie de l’Ukraine, en Pologne ou en Roumanie, avec des
règles d’engagement et des procédures claires en cas, non pas d’agression, mais
de menace d’agression, pour y pénétrer et vraiment dissuader. Cela posera
encore beaucoup de problèmes, dont celui de l’acceptation des pays d’accueil,
mais c’est pour l’instant, je crois – et je l’ai dit depuis longtemps – la
seule option crédible.
À défaut, il est quand même possible de faire des
choses depuis les Tigres volants jusqu’à l’équivalent des opérations Caucase ou Épervier. C’est le sens de l’initiative SkyShield – « bouclier du ciel » en bon français – qui consisterait à interdire le
ciel à tout objet volant hostile au-delà d’une certaine limite claire, sans
doute le Dniepr, à la manière des Soviétiques interdisant le ciel du Nil aux
Israéliens en 1970.
Comment ? Avec des batteries de tir anti-drones dans
l’ouest de l’Ukraine — une excellente manière, au passage, d’apprendre à
contrer cette menace qui nous concernera forcément un jour — et des batteries
de tir ainsi que des patrouilles de chasse depuis les bases périphériques de
l’Ukraine.
Y a-t-il des risques ? Oui, bien sûr. Sinon, il y a
longtemps que l’on l’aurait fait. Il y aura des ratés, des accidents, peut-être
des accrochages, mais au bout du compte, ils resteront limités puisqu’il est
très probable que l’on n’affronte, de toute façon, que des machines. Je pense
qu’il y a en fait sans doute moins de risques que dans les exemples cités plus
haut, et pas plus que lorsque l’on interceptait récemment les projectiles
iraniens en direction des villes israéliennes.
Est-ce que ce sera utile ? Oui, bien sûr. Cela
soulagera une partie des souffrances de la population et permettra à la défense
aérienne ukrainienne de réduire et de densifier son périmètre de protection.
Les Russes vont-ils hurler ? Oui, bien sûr. On
connaît déjà les mots d’ordre transmis à leurs relais trompettes : la peur de
l’escalade vers la guerre, voire la troisième guerre mondiale, forcément nucléaire.
Ce discours, supposément pacifiste, sera enrobé de considérations sur la
politique intérieure, le complot mondial — on ne peut plus dire « américain »
maintenant que les complotistes sont trumpistes — le pseudo-réalisme, etc. Ils
ne manqueront pas de se déchaîner en commentaires ici ou sur les différents
réseaux sociaux. Ce discours est en plastique, bien sûr, mais il a réussi à
nous inhiber en partie et nous rendre au bout du compte plus lâche que nous
étions il y a quelques années.
En résumé, si l’on veut aider l’Ukraine tout de
suite et pas seulement attendre un arrêt des combats — et peut-être justement
pour contribuer à cet arrêt en exerçant une pression sur les Russes — le moyen
le plus simple et rapide reste l’opération SkyShield. On montrera au moins que
les Européens ne se contentent pas de regarder passer les événements du monde,
comme les vaches regardent passer les trains.






