mardi 30 juin 2020

Le vainqueur ligoté-L’armée française des années 1920

La nouvelle étude porte sur l'armée et la marine françaises de la fin de la Grande Guerre à 1930.

L’armistice du 11 novembre 1918 n’est pas la fin de la guerre contre l’Allemagne, celle-ci n’est effective qu’avec la signature du traité de Versailles le 28 juin 1919, traité promulgué seulement en janvier 1920. La victoire est alors immense pour la France, mais la sécurité du pays n’est pas assurée pour autant face à une Allemagne qui reste puissante tandis que le paysage international se transforme.


Tout le système de sécurité est à redéfinir, mais dans le même temps le pays est ruiné et les besoins de la reconstruction sont immenses. C’est donc un nouveau défi qui se présente à la France et son armée. Il n’est pas relevé. L’étrange défaite de 1940 que décrira Marc Bloch trouve sa source dès la fin des combats de 1918.

On peut trouver cette note de dix-sept pages en version Kindle (ici)

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01-La guerre première. De la guerre du feu à l'empire de fer
02-La voie romaine. L'innovation militaire pendant la République romaine
03-L'innovation militaire pendant la guerre de Cent ans

04-Corps francs et corsaires de tranchées. La petite guerre des Français (1915-1918)
05-Innovations militaires en Indochine (1945-1954)
06-La victoire oubliée. La France en guerre au Tchad (1969-1972)
07-La guerre d'usure entre Israël et l'Egypte (1969-1970)

08-GI’s et Djihad. Les évolutions militaires pendant la guerre en Irak (2003-2008)
09-Sisyphe à Gaza. Israël contre le Hamas, enseignements opératifs et tactiques (2008-2014)
10-Levant violent. Une brève histoire militaire de la guerre en Syrie et en Irak (2011-2016)
11-Etoile rouge. L'engagement russe en Syrie (2015-2019)
12-Lutter contre les organisations armées en Afrique subsaharienne (avec Laurent Touchard)

13-L'art de la guerre dans Starship Troopers de Robert Heinlein

14-Théorie de la section d'infanterie
15-Régiment à haute performance
16-Une expérience de lutte contre les snipers (Sarajevo, 1993)
17-Retour sur les combats d'Uzbin (18 août 2008)

18-VE 1 Manager comme un militaire. Recueil de billets
19-VE 2 20 notes sur les organisations humaines. Recueil

20-L'expérience des Combined action platoons-Une expérience réussie de contre-guérilla au Vietnam
21-Le vainqueur ligoté-L’armée française des années 1920

mercredi 24 juin 2020

Quel modèle d'armée pour la France ? Audition devant la commission de la Défense et des forces armées de l'Assemblée nationale


Un modèle d’armée n’est normalement que l’instrument de ce que le général de Gaulle appelait une «grande stratégie», c’est-à-dire une vision de ce que veut être la France dans un contexte international donné. Sa constitution est fondée sur des hypothèses d’emploi et à l’instar d’un paradigme scientifique, ce modèle doit être considéré comme valable tant qu’il est capable de répondre aux problèmes importants qui se posent. Lorsque ce n’est plus le cas, en général parce que le monde s’est transformé, il s’avère nécessaire d’en changer.

La France de la Ve République a ainsi connu plusieurs époques stratégiques. La première, brève mais douloureuse, a consisté à gérer la fin de la décolonisation. Ce n’est qu’ensuite qu’il a été possible de remettre à plat notre vision du monde, les missions probables des armées et à partir de là de construire un nouveau modèle de forces.

Nous considérions à l’époque deux missions principales pour nos forces : dissuader l’Union soviétique de nous envahir et intervenir ponctuellement hors d’Europe, en Afrique presque exclusivement, afin de défendre nos intérêts. Pour remplir la première mission nous avons construit une force de frappe nucléaire et pour éviter le tout ou rien nous y avons associé une force conventionnelle destinée à combattre aux frontières de la France ou à l’intérieur du territoire métropolitain.

Pour remplir la seconde mission et considérant le refus d’engager des appelés hors du territoire métropolitain, nous avons conçu un système d’intervention rapide à partir de quelques troupes professionnelles en alerte et d’un réseau de bases positionnées dans les DOM-TOM et en Afrique.

Pendant la période qui suit, jusqu’à la fin de la guerre froide, nous avons connu beaucoup d’engagements militaires. Il y a eu beaucoup de réussites surtout au début et quelques échecs surtout à la fin, mais le modèle lui-même a rarement été pris en défaut pendant trente ans, un record historique sur les deux derniers siècles.

Il y eut d’abord la campagne de contre-insurrection que nous avons été obligés de mener au Tchad de 1969 à 1972. Cela n’avait pas été envisagé, car nous ne voulions refaire ce type d’opération après la guerre d’Algérie. Nous y avons été obligés, et en adaptant le modèle à la marge, nous avons finalement réussi.

Notre modèle de forces a été pris en défaut une deuxième fois dans les années 1980 lorsqu’il s’est agi de mener des confrontations. Une confrontation désigne l’affrontement avec une autre entité politique, un État en général, en dessous du seuil de la guerre ouverte. Ce type d’action, finalement assez courant pendant la guerre froide, n’était pas clairement exprimé dans le livre blanc de 1972. Il a fallu pourtant se confronter simultanément à la Libye et à l’Iran. Nous avons réussi face à la Libye, même si nous l’avons payé d’un attentat terroriste qui a tué 170 personnes, dont 54 Français. Nous avons dissuadé la Libye d’envahir le sud du Tchad et contribué à sa défaite dans le nord. Nous avons en revanche complètement échoué contre l’Iran. L’Iran a organisé des attaques contre le contingent multinational à Beyrouth, pris des otages et assassiné au Liban, organisé enfin des attentats à Paris en 1986. Face cette action clandestine, nous nous sommes retrouvés impuissants, avec peu de moyens et surtout sans volonté pour frapper à notre tour l’Iran. Cette confrontation, qui a fait quand même une centaine de morts français civils et militaires, est le plus grave échec de la Ve République.

La guerre du Golfe en 1990 nous à nouveau pris en défaut mais cette fois de manière structurelle. Cette guerre nous a pris au dépourvu dans la mesure où nous n’avions jamais envisagé d’avoir à engager à nouveau une grande force expéditionnaire loin de nos frontières. Nos forces professionnelles étaient réduites et personne n’avait songé à constituer une force de réserve spécifique pour elles comme l’avaient fait les États-Unis en 1973. Et comme nous persistions à ne pas envoyer de soldats appelés au combat au loin, nous étions condamnés à n’être que des acteurs mineurs dans cette nouvelle époque stratégique où ce genre d’expéditions serait sans doute courant.

Nous avons entrepris la transformation de notre modèle de force. Nous l’avons mal fait. Nous n’avons rien changé à notre modèle d’équipement «conservateur sophistiqué» et lancé les grands programmes prévus pour affronter le Pacte de Varsovie alors que celui-ci n’existait plus. Comme les paramètres qui avaient rendu possible le modèle d’armée gaullien, croissance économique et ressources humaines à bas coût avec la conscription, disparaissaient et que dans le même temps on réduisait l’effort de défense, la catastrophe était inévitable du côté de la stratégie des moyens. Nous avons alors entamé une grande contraction de nos forces jusqu’à la moitié environ et même jusqu’à 80 % pour les forces terrestres conventionnelles chargées de défendre directement le territoire. En 2015, nous avions moins de soldats professionnels qu’avant la professionnalisation complète et notre capacité de projection extérieure, si elle avait augmenté en qualité technique, n’avait pas augmenté en volume depuis 1990.

Cette nouvelle époque était celle du «nouvel ordre mondial» libéral-démocratique avec une liberté inédite pour les organismes internationaux de régulation et en fond de tableau une puissance militaire américaine largement dominante. Or, qui dit «ordre» dit aussi «maintien de l’ordre». Les opérations militaires envisagées comme «normales», notamment dans le Livre blanc de 1994 étaient donc soit des opérations de police internationale, sans ennemi donc, en prolongement en beaucoup plus grand de ce qu’on faisait déjà depuis les années 1980 ou des guerres punitives en coalition sous une direction américaine, à l’image de la première guerre du Golfe.

Notre modèle de forces a connu beaucoup d’échecs durant cette période dont on peut considérer la fin vers 2008-2010. En matière de gestion de crise, on a beaucoup tâtonné et souffert entre opérations humanitaires armées, interposition, sécurisation extérieure ou même intérieure, jusqu’à comprendre qu’une opération de stabilisation ne pouvait réussir qu’avec une acceptation au moins tacite, et souvent imposée par la force, de tous les acteurs politiques armés sur place ainsi que le déploiement de moyens très importants.

Quant à la conduite opérationnelle des guerres punitives, elle nous a échappé largement. Cela a abouti parfois à de bons résultats. Sans juger de la justesse de l’objectif politique, la soumission de l’Irak en 1991, de l’État bosno-serbe en 1995 ou de la Serbie en 1999 ou encore la mort de Kadhafi en 2011, soit un rythme d’une guerre contre un «État voyou» tous les cinq ans ont été des réussites opérationnelles puisque le but militaire recherché a été atteint à chaque fois, mais en réalité atteint par les Américains. Nous n’avons toujours été que des actionnaires à quelques pour cent des opérations en coalition américaine.

Ce modèle intervention brève-stabilisation longue a en revanche complètement échoué en Afghanistan en 2001, car l’objectif initial de destruction de l’ennemi n’avait pas été atteint. Nous avions par ailleurs sous-estimé la puissance nouvelle des organisations armées dans la mondialisation. Nous avons été à nouveau obligés de nous lancer dans une campagne de contre-insurrection en particulier à partir de 2008. Le résultat est mitigé. Dans l’absolu la mission a été remplie, nous avons laissé la zone sous notre responsabilité sous le contrôle des autorités afghanes, dans les faits l’impact stratégique de notre action sur place a eu peu d’influence sur l’évolution de l’Afghanistan.

Les expériences afghane et irakienne ont sonné le glas du Nouvel ordre mondial et depuis environ dix ans nous sommes entrés dans la quatrième époque stratégique de la Ve République. Les ambitions occidentales se sont réduites, les États-Unis se sont épuisés et ceux qui les ont suivis dans ces aventures n’ont plus forcément envie de se lancer à nouveau dans de grandes opérations de stabilisation. Avec le retour de la Russie et de la Chine dans la compétition de puissances, les blocages de la guerre froide sont également réapparus.

La nouvelle normalité stratégique a donc des airs de guerre froide avec le retour des freins vers la guerre ouverte dès lors que des puissances nucléaires sont proches. C’est donc par voie de conséquence aussi le retour des confrontations, à plus ou moins forts niveaux de violence, comme par exemple entre la Russie et l’Ukraine ou entre les États-Unis et l’Iran. C’est aussi la confirmation de la montée en puissance des acteurs non étatiques armés : organisations politiques, religieuses et criminelles mais aussi potentiellement entreprises multinationales, milliardaires, églises, etc. toute structure ayant suffisamment d’argent pour se payer une armée au sein d’un État faible et y avoir une influence politique.

Ajoutons deux contraintes fortes à cet environnement : un fond probable de crises en tous genres climatique, sanitaire, économique, etc., et, ce qui est lié, des ressources pour l’outil militaire français qui seront toujours limitées. Le budget est dans la zone des 30 à 40 milliards d’euros constants depuis le milieu des années 1970, il est peu probable, eu égard à tous les besoins autres de finances publiques dans les années à venir, que nous puissions aller de beaucoup au-delà de 40 milliards.

Dans ce contexte la nouvelle normalité, ce sont trois types d’opérations : la guerre contre des organisations armées, les actions auprès des populations y compris sur le territoire français et la confrontation contre des États. Ce qui est improbable, mais qu’il faut quand même envisager : les grandes opérations de stabilisation, les guerres interétatiques et les guerres ouvertes entre puissances nucléaires.

Nous sommes déjà engagés pleinement dans les deux premières missions probables. Il faut s’y efforcer d’y être plus efficient, c’est-à-dire plus efficaces avec des ressources comptées. La vraie nouveauté c’est le retour de la confrontation, ce qui suppose pour nous, je le rappelle, la capacité à faire pression sur un État, c’est-à-dire à être capable de lui faire mal, sans engager une guerre ouverte. Cela passe par une multitude de moyens et d’actions qui dépassent le champ militaire, de l’action clandestine aux frappes aériennes ou raids aéroterrestres, en passant par les actions cybernétiques, la propagande, l’action économique ou diplomatique, etc. la seule limite est l’imagination. La Russie ou la Chine font ça très bien, nous avons fortement intérêt à les imiter. Nous avons déjà un certain nombre de moyens, d’autres sont sans doute à développer, il manque surtout une prise de conscience, une volonté et un instrument de commandement.

Quant aux missions importantes mais improbables, nous sommes prêts avec notre force nucléaire et le maintien de cette capacité sera à nouveau un poste de dépense important de cette période stratégique. Il faut être prêt aussi à remonter en puissance très vite dans le domaine conventionnel à partir d’une force d’active solide.

Dans ce contexte, trois axes d’effort me paraissent indispensables si nous voulons faire face aux défis de l’avenir.

Le premier concerne la question des pertes au combat. Nos ennemis ont compris depuis longtemps qu’il suffit de nous tuer des soldats pour nous ébranler, pas au niveau tactique, nous avons tous intégré la possibilité de perdre la vie en nous engageant, mais bien au niveau politique. Pour être plus précis, il suffit de nous tuer plus de cinq soldats en une seule journée pour remettre immédiatement en cause une opération militaire. Nous avons célébré il y a quelques jours, l'appel du 18 juin du général de Gaulle. Je pense que nos anciens seraient très surpris s'ils voyaient cela, mais le fait est que cette peur politique actuelle est bien ce qui a le plus provoqué d'échecs parmi les 32 guerres et opérations de stabilisation majeures que nous avons mené depuis le dégagement de Bizerte en juillet 1961. La logique voudrait qu’un problème stratégique reçoive une attention stratégique, ce n’est pas le cas en l’occurrence. Les soldats qui vont directement au contact de l’ennemi ne pèsent pas lourd dans les grands programmes dinvestissements, ceux qui se comptent en milliards deuros, alors qu’ils représentent les trois quarts des noms sur le mémorial du parc André Citroën. Cest une contradiction quil faut dépasser au plus vite, ce que les forces armées américaines sont en train de faire et cela risque de changer considérablement le visage des opérations modernes.

La deuxième piste de réflexion est celle du volume de forces. Nos troupes sont excellentes, mais avec un contrat de déploiement maximum de huit groupements tactiques interarmes, de deux groupes aéromobiles et une capacité de frappes aériennes de 10 à 15 projectiles par jour sur la durée, le nombre d’adversaires que nous sommes capables de vaincre diminue constamment. Pour simplifier, nous sommes capables de faire le double de l’opération Serval au Mali en 2015, une belle opération mais pas une grande opération non plus, les 3000 combattants équipés légèrement que nous avons affrontés alors ne représentant pas une grande puissance militaire.

Pour avoir des soldats dans un contexte économiquement soutenable, il n’y a pas d’autres possibilités que l’innovation sociale. On a essayé d’augmenter le volume de forces projetables en professionnalisant complètement les forces. Nous avons échoué. Si toutes proportions gardées, nous faisions le même effort que les Américains en Irak, nous serions capables de déployer 100000 soldats et non 15000 comme ce qui est prévu dans le dernier contrat opérationnel. Or l’expérience tend à prouver qu’on fait plus de choses avec 100000 soldats qu’avec 15000, aussi bons soient-ils. Maintenant, si on faisait vraiment la même chose que les Américains, sur les 100000, il y aurait 30000 soldats dactive, mais aussi 15000 réservistes et 55000 soldats privés, miliciens et mercenaires locaux, américains et multinationaux.

Les ressources humaines doivent être trouvées localement. Il faut investir massivement dans les détachements d’assistance militaire. Ceux-ci sont déjà capables de conseiller ou d’instruire des troupes alliées et de coordonner leur action avec la nôtre. Il faut qu’ils soient capables aussi de commander des forces étrangères, soit par délégation de la nation locale à l’instar des forces tchadiennes en 1969 ou même de l’artillerie rwandaise au début des années 1990, soit en les recrutant nous-mêmes. D’autres puissances le font, elles ont raison.

Les ressources humaines sont également et surtout en France. Dans un contexte de ressources financières contraintes, le réservoir de forces dans lequel puiser en cas de crise grave ne peut qu’être une fraction civile de la nation convertible très rapidement en force militaire avec des moyens matériels «sous cocon» ou que lon puisse construire et acheter tout de suite. Il n’y a pas de modèle d’armée moderne capable de faire des choses en grand sans réserve, or nous avons sacrifié presque entièrement notre force de réserve. À titre de comparaison, là encore si la France faisait le même effort que les États-Unis pour les réserves et la Garde nationale, elle dépenserait 2,8 milliards d’euros chaque année et non une centaine de millions. Dépenser presque 10 % de son budget, comme les États-Unis, pour être capable d'accroître très vite ses forces et les compléter de moyens et compétences qui étaient peu utilisés jusque-là ne paraît pas incongru. Tout cela s’organise, comme cela a pu se faire dans le passé avec une structure de commandement dédiée.

Dernier point, on ne pourra faire face à l’inattendu avec la même politique d’acquisition d’équipements. Il faut introduire plus de souplesse dans nos procédures et arrêter d’être hypnotisés par les belles et coûteuses machines, surtout si elles sont produites en multinational. Les engins de haute technologie sont souvent utiles, parfois décevants, mais ils sont presque toujours très coûteux et donc rares. Il faut pouvoir les compléter avec autre chose, d’une gamme peut-être inférieure mais suffisante. Il faut avoir plus la culture du «retrofit». On peut par exemple se demander ce que sont devenus les centaines de châssis de chars Leclerc déclassés. Certains dentre eux auraient pu servir de base à des engins qui nous manquent cruellement comme les engins d’appuis feux ou les véhicules de transport de troupes très blindés. Il faut acheter et vendre beaucoup plus sur le marché de l’occasion. On n’était peut-être pas obligé d’attendre dix ans après les premiers combats en Kapisa-Surobi en 2008 pour remplacer le fusil d’assaut FAMAS par le HK-416 disponible depuis 2005 pour un prix total représentant 1,5 % des crédits d’équipement d’une seule année budgétaire.

En résumé et pour conclure, nous ne serons pas capables de faire face aux défis actuels ou futurs, attendus ou non, sans innover, en partie techniquement, mais surtout dans nos méthodes et notre organisation en cherchant à être beaucoup plus souples que nous ne le sommes. Nous devons investir dans l’humain, dans la formation de nos soldats en particulier, mais surtout dans les liens des armées avec le reste de la nation. C’est là que se trouvent en réalité les ressources de tous ordres qui nous permettront d’affronter l’avenir.

samedi 20 juin 2020

Jouer la guerre. Histoire du wargame-Un livre d'Antoine Bourguilleau


Devant l’École supérieure de guerre à Paris, Henri Poincaré a décrit un jour la guerre comme une expérience dont l’expérience ne pouvait se faire. Il entendait par là que la présence obligatoire de la mort, donnée ou reçue, perturbait quelque peu les choses. Une équipe sportive peut se préparer à jouer un match important en jouant d’autres matchs de préparation. Une armée ne prépare évidemment pas une bataille en jouant d’autres batailles auparavant, du moins des batailles réelles. De ce fait les soldats sont condamnés à simuler la guerre lorsqu’ils ne la font pas, et à la simuler le mieux possible sous peine d’être mal préparés et donc de souffrir encore plus au contact de la réalité. Les tournois, l’ordre serré au son du tambour, les exercices sur le terrain avec des munitions «à blanc», les grandes manœuvres ne sont en réalité que des jeux où on s’oppose sans se tuer réellement, sauf accidentellement.

Ceux qui se déroulent sur des cartes s’appellent des Jeux de guerre et à c’est l’exploration de ces batailles sans morts que nous invite Antoine Bourguilleau dans Jouer la guerre. Histoire du wargame aux éditions Passés Composés. En bon historien Antoine Bourguilleau raconte d’abord une histoire, celle qui va de l’invention des premières abstractions de batailles, jusqu’aux systèmes sur carte les plus sophistiqués, civils ou militaires, en excluant les Jeux vidéo. Des Échecs aux Wargames donc en passant par les Kriegsspiel (avec un ou deux «s») pour reprendre les appellations dominantes et consacrées qui témoignent par ailleurs du retrait de la France dans ce domaine pourtant stratégique. L’auteur traite dans sa troisième partie des différents champs d’emploi des wargames aujourd’hui et même de leur conception.

Reprenons. L’idée de simuler des batailles sans en subir les inconvénients semble avoir toujours existé, mais les premiers jeux d’affrontement sont sans doute les ancêtres respectifs du Go (le Wei hai) et des Échecs (le Chaturanga) et sont contemporains de l’apparition de la pensée philosophique- c’est-à-dire dénuée d’explications surnaturelles- politique et stratégique. Ce n’est pas par hasard non plus que les jeux modernes, c’est-à-dire s’efforçant de coller autant que possible à la réalité tactique de moment, soient apparus avec la révolution scientifique et l’époque des Lumières. Il y a un lien très clair entre le développement de la pensée scientifique expérimentale et celui de la simulation militaire.

On notera aussi l’importance des amateurs passionnés. Le cas le plus emblématique est peut-être celui de l’Écossais, John Clerk, qui révolutionne la tactique navale britannique, les amiraux Rodney et Neslon ont clairement admis ce qu’ils lui devaient, sans avoir jamais porté l’uniforme ni même mis les pieds sur un navire de guerre. Il reproduisait simplement toutes les batailles navales de son temps avec des modèles réduits en bois et quelques règles simples simulant le vent, la puissance de feu et la capacité de résistance aux tirs. C’est un excellent exemple de ce que l’on appelle aujourd’hui la combinaison professionnels-amateurs (Pro-Am). Il y en aura bien d’autres par la suite, en particulier aux États unis lorsque les designers de wargames civils se révéleront plus inventifs que les institutionnels.

L’institutionnalisation du jeu de guerre est contemporaine de la «professionnalisation» des armées à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire l’acceptation que la pratique de la guerre (au sein anglais de warfare) était une discipline et reposait comme la médecine sur un long apprentissage de connaissances stables et l’intégration permanente d’éléments nouveaux. Les différentes écoles de guerre apparaissent à cette époque et elles intègrent presque toutes des formes de simulation tactique et/ou historique qui en constituent les laboratoires. C’est une imitation du modèle qui a permis à l’armée prussienne de l’emporter sur les armées autrichienne et française sans avoir combattu depuis cinquante ans autrement que sur cartes. Un autre exemple emblématique est celui de l’US Navy de la Seconde Guerre mondiale, extraordinaire et gigantesque machinerie complexe, dont l’expérience réelle ne reposait pourtant que sur quelques combats pendant la guerre contre l’Espagne en 1898. Dans un discours à l’École de guerre navale de Newport en 1961, l’amiral Nimitz a décrit tout ce que la victoire dans le Pacifique devait aux petits bateaux en bois que ses camarades et lui faisaient évoluer sur le parquet de la salle de simulation. Tout y avait été anticipé, avant même parfois que les systèmes n’existent, tous les problèmes rencontrés plus tard dans la logistique océanique avaient été abordés. Seule l’apparition des kamikazes leur avait échappé.

Les passages sur la Seconde Guerre mondiale sont à cet égard particulièrement intéressants. C’est une époque où tous les états-majors utilisent la simulation sur cartes pour préparer leurs grandes opérations. Ces simulations n’ont alors pas fonction de prédire l’avenir, mais de permettre de mieux voir certains problèmes du présent et leurs conséquences possibles. Le plus fascinant est alors de voir l’effet Cassandre se développer presque obligatoirement dès lors que les résultats des simulations ne correspondent pas aux croyances. La préparation de ce qui sera la bataille de Midway par l’état-major japonais avec une simulation et modifiée rejouée jusqu’à ce que les résultats soient conformes au plan est désormais un classique pour illustrer ce biais.

Et puis est arrivé Charles S. Roberts, le wargame commercial et la démocratisation du jeu de guerre. Je suis pour ma part tombé amoureux des jeux de guerre en lisant la présentation de D-Day, un des tout premiers jeux d’Avalon Hill en 1961, dans Science et Vie. Désormais n’importe qui pouvait jouer à la guerre et même de plus en plus facilement concevoir une simulation tactique correcte, ce qu’Antoine Bourguilleau décrit très bien. Je m’y suis longtemps essayé pour mon plaisir personnel, en partie professionnel avant d’échouer à convaincre complètement l’institution militaire, au moins l’armée de Terre, de l’intérêt du wargame sur carte.

La lecture de Jouer la guerre et de toutes les expériences faites à l’étranger qui y sont décrites, celle des historiens militaires britanniques en particulier, le renouveau de l’édition et de la créativité française avec Nuts publishing et des auteurs comme Pierre Razoux m’ont incité à retenter l’expérience.

Il se passe à nouveau beaucoup de choses dans ce domaine et l’auteur lance de nombreuses pistes. Le retard des forces armées françaises dans ce domaine n’est pas une fatalité. La remarquable manœuvre qui a permis la victoire de la Marne en septembre 1914 et donc changé le cours de l’histoire n’aurait sans pas été possible sans les nombreux exercices sur carte que Joffre avait imposé aux états-majors des cinq armées françaises juste avant la guerre. Derrière le «miracle», il y avait aussi le jeu.

Antoine Bourguilleau, Jouer la guerre. Histoire du wargame, éditions Passés Composés, 2020, 264 pages.

lundi 15 juin 2020

La Guerre : la penser et la faire, un livre de Benoist Bihan


Préface

Il y a quelques années lors d’un colloque à Paris quelqu’un avait demandé à un officier général de l’État-major des Armées si «les militaires étaient capables de répondre aux demandes du politique». Le général avait répondu «oui, bien sûr». Une question et une réponse qui n’avaient en réalité guère de sens, en l’absence de tout contexte et de tout ennemi, actuel ou potentiel, désigné, bref tout ce qui permet de réfléchir à une véritable stratégie.

Ce dialogue ressemblait d’une certaine façon à celui des deux Livres blancs de la Défense et de la Sécurité nationale» de 2008 et 2013 se contentant de demander aux armées des contrats de déploiements, avec des volumes de soldats et équipements majeurs à déplacer à telle distance et dans tels délais, volumes par ailleurs toujours plus petits et délais toujours plus longs, mais sans jamais préciser pourquoi y faire et surtout face à qui. Si la force armée, la «force publique extérieure» selon le comte de Guibert, peut être employée à de nombreuses missions, elle est fondamentalement conçue pour faire la guerre, c’est-à-dire l’affrontement violent d’une entité politique contre une autre. Le terme «stratégie» est employé à tort et à travers, pour désigner la simple mise en cohérence entre des fins et des moyens mis en œuvre, en oubliant, et ce qui la différencie de la programmation, une intelligence et une volonté antagonistes. 

Ces deux Livre blancs n’exposaient donc pas une vision stratégique pour la France, mais effectuaient un panorama des relations internationales, établissaient une liste de risques et de menaces contre la France, toujours la même, et définissaient ensuite le volume des forces à atteindre à un horizon défini ainsi qu’un échelonnement du financement des grands programmes d’armement. Par un paradoxe dont l’étrangeté n’était qu’apparente, la première partie de ces documents se terminaient toujours par le constat que «le monde est plus dangereux» et la seconde commençaient par «voici comment on va réduire les budgets et les moyens», tant il est vrai que les économies à réaliser dans le budget de défense ont été la seule vraie vision à long terme jusqu’en 2015, lorsque ce qui était écrit dans les textes est devenu une réalité dans les rues de Paris.

Nul objectif de puissance à atteindre et nul plan d’emploi des forces pour y parvenir face à des adversaires possibles. La dernière vision de ce genre date des débuts de la Ve République sous l’impulsion du général de Gaulle, pour qui l’absence de grande politique alors que nous n’étions plus une grande puissance aurait abouti à n’être plus rien. Depuis la fin de la guerre froide et même depuis les années 1980, cette grande politique n’est plus, remplacée par un emploi «à la demande» des forces armées et rarement pour affronter directement des ennemis. C’est ainsi que l’on empile les opérations militaires, parce que c’est facile bien plus que parce que c’est efficace, et c’est ainsi aussi que l’on se trouve avec un outil militaire managé à court terme plutôt que conduit vers des objectifs clairs et ambitieux.

Alors que «nous sommes en guerre», selon les termes du Premier ministre Manuel Valls en 2015 (omettant toutefois de nommer l’ennemi), la France n’engage que moins de 3 % de ses soldats directement face à l’ennemi. C’est moins que ce qui est déployé sur le territoire métropolitain, en permanence depuis vingt-cinq ans maintenant, en concurrence avec le ministère de la «force publique intérieure» pour reprendre Guibert, dont la sécurité est la mission hors de tout contexte politique et même vraiment dialectique. Les forces de police ne sont pas là pour imposer sa volonté à un interlocuteur politique, mais pour maintenir l’ordre et réprimer les contrevenants à la loi, une mission qui ne se termine ni par un traité de paix ni par la destruction de l’autre, et risque donc d’être éternelle.

La confusion entre les deux missions est devenue courante depuis la fin de la guerre froide. Comme l’explique parfaitement Benoist Bihan, lorsqu’il y a un «nouvel ordre mondial», il y a un ordre à maintenir et tous les perturbateurs sont considérés comme des contrevenants à la loi qui doivent être réprimés, depuis les États «voyous» jusqu’au «terrorisme».

Il est temps, et même urgent, de sortir de la confusion maintenant que des organisations armées puissantes ennemies et des États concurrents ont, eux, une réflexion stratégique. C’est ce à quoi nous invite Benoist Bihan à travers ce recueil de chroniques publiées pendant six ans dans les pages du magazine Défense & Sécurité internationale.

La stratégie est une praxéologie, une discipline à l’instar de la médecine par exemple qui s’appuie sur une étude longue d’invariants ou au moins de «peu variants» et la confronte à des contextes toujours changeants. Cette étude est d’abord inductive, et nécessite l’analyse de faits issus de l’observation des conflits en cours, avec le risque du manque de recul, et de l’Histoire, avec le risque de l’inadéquation aux contextes du moment, de fait surtout lorsqu’on descend de l’échelle de la stratégie vers la tactique. Elle s’appuie aussi sur la lecture des classiques, dont on rappellera que si leur capacité interprétative a résisté au temps, il est fort probable qu’elle le fera encore longtemps, au contraire de beaucoup de concepts actuels, pour la plupart venu des États-Unis.

Les 58 courts textes de cet ouvrage sont comme des pions de Go qui finissent par accumulation par former des trames, et embrasser l’ensemble du champ des opérations, ces endroits vastes où on s’efforce d’obtenir des effets stratégiques à partir d’actions tactiques, de combats, batailles, démonstrations de forces, etc. On parvient ainsi à articuler les principes de toujours avec les formes guerrières d’aujourd’hui, le long d’une séquence qui part de la Grande stratégie jusqu’aux différents modes opératoires des stratégies organique, la gestion des moyens, et opérationnelle, leur mise en œuvre.

Ce sont les nations et non pas les armées qui font les guerres, et il est important de fournir au public intéressé les éclairages dont il a besoin pour comprendre les conflits en cours et particulièrement la manière dont ses soldats y sont employés. On peut même espérer aussi qu’il soit lu également par les responsables politiques, ceux-là mêmes qui vont justement employer la force armée, alors leur compétence stratégique est de plus en plus faible. Mais il sera également avec le plus grand intérêt par ceux qui sont employés.

La France a plus que jamais besoin d’un renouveau de sa pensée stratégique, La guerre, la penser et la faire de Benoist Bihan y contribue pleinement.

jeudi 4 juin 2020

Overkill



Modifié le 6 juin 2020

Pendant la guerre du Vietnam, pour chaque soldat américain qui tombait, toutes causes confondues, il y avait en moyenne huit combattants ennemis. Cette différence de pertes s’explique largement par celle de la puissance entre les deux armées. Les Américains n’hésitaient pas à utiliser une moyenne de trois tonnes d’explosif pour tuer un combattant ennemi, alors que l’inverse n’était pas possible.

Quand trop se protéger tue les autres

Dans cette guerre d’usure, l’objectif opérationnel était de tuer autant d’ennemis que possible tout en préservant au maximum ses propres soldats, et ce quel qu’en soit le prix. On peut douter fortement de la réelle efficacité d’une telle stratégie, mais elle n’était en soi ni illogique, ni illégitime dans un contexte de guerre. Le problème majeur fut que ce transfert de risques de soi vers l’ennemi affectait aussi largement l’environnement physique et surtout humain. Or, s’il est légitime de tuer des combattants ennemis, tuer même involontairement des civils ne l’est pas.

De fait c’est une chose impossible à éviter complètement, mais par principe une armée doit s’efforcer de limiter ces dégâts au maximum, ce qui signifie forcément aussi limiter l’ampleur du transfert de risque. Quand on fait un peu plus attention à l’usage de la force, que l’on s’abstient de tirer lorsqu’il y a un risque avéré de toucher des innocents on s’expose forcément plus soi-même. Limiter les risques pour la population, c’est accepter d’en prendre un peu plus pour ses soldats. C’est une question de principe, mais c’est aussi une question d’efficacité. Quand ceux que l’on combat les armes à la main sont des volontaires issus de la population qui nous environne, il n’est peut-être une bonne idée de tirer sur cette même population.

Cette obsession du transfert du risque a été exacerbée durant la guerre du Vietnam, où un officier américain déclarait avoir dû détruire la ville de Ben Tre pour la sauver, mais elle constitue un problème permanent de l’engagement des forces américaines surtout dans des contextes compliqués. L’épisode de «la chute du faucon noir» en Somalie en 1993 a été popularisé dans un livre et un film. Dans cet engagement qui a coûté la vie à 19 soldats américains, il y eut aussi un bon millier de Somaliens, pour la grande majorité parfaitement innocents, abattus par le feu américain. Et s’il y a eu ce jour-là autant de Somaliens venir de toute la ville de Mogadiscio pour combattre les Américains, ce n’était pas pour rien. On pourrait raconter d’innombrables bavures et au moins usage très excessif de la force en Irak ou en Afghanistan, particulièrement dans les premières années de présence et qui ont largement nourri toutes les rebellions qui n’en demandaient pas tant.

On peut s’interroger sur ce problème récurrent, aux racines profondément culturelles depuis l’idée que la guerre consiste à donner un grand pouvoir aux militaires afin d’écraser un ennemi malfaisant («nous ne résolvons pas les problèmes, nous les écrasons» dixit un général américain en Bosnie) jusqu’à la glorification du citoyen libre et armé et même libre car armé. Le paradoxe est qu’assez régulièrement la recrue américaine est jugée naturellement peu agressive, comme après les observations très contestées de l’historien SLA Marshall en Normandie en 1944 ou même au début des années 2000 lorsqu’on a mis en place, non pas un code d’honneur mais un «credo» du soldat de l’US Army. Dans son article 11, il n’est pas question, cas unique dans ce type de document, de «vaincre» mais de «détruire» les ennemis des États-Unis.

Les cultures militaires sont multiples, depuis celles mettant en avant plutôt la discipline, la maitrise de soi et le courage stoïcien, jusqu’à celles, plus flamboyantes, mettant en avant le duel, et le courage individuel et homérique. Assez logiquement, car tout y pousse depuis de nombreuses années, l’Américain qui joue à la guerre se verra plutôt dans la deuxième catégorie, par exemple dans la peau d’un Navy Seal ou du Punisher, ancien Marine devenu justicier agissant seul ou en petite équipe, mais dans le cadre d’un grand dessein quasi-mystique de lutte contre le mal, «le» terrorisme, la délinquance, etc. Notons au passage, avec le Punisher cette figure hybride d’ancien soldat tuant délinquants et criminels.

La rue, champ de bataille

Maintenant quand on examine les statistiques de l’action des polices américaines prises dans leur ensemble, on s’aperçoit que depuis dix ans pour chaque policier mort en service, toutes causes confondues, il y a eu également sept à huit personnes qui sont morts «à cause» de la police. En nombre absolu, on est évidemment très loin de la guerre du Vietnam. Au niveau microtactique en revanche, c’est sensiblement la même chose. À titre de comparaison, chaque année le nombre de policiers et gendarmes qui perdent la vie en service en France est supérieur à ceux qui perdent la vie à cause de leur action. C’est un phénomène que l’on retrouve dans la plupart des services équivalents en Europe ou au Canada, un ensemble aussi divers que peut l’être l’ensemble des polices américaines. Cela ne veut pas dire que tout soit parfait et exempt de reproches dans l’action des polices européennes, et notamment en France, tant s’en faut. Cela souligne qu’il y a une particularité des polices américaines dans l’usage de la force

Un usage important de la force ne signifie pas forcément un usage illégitime. Un policier est comme un soldat dépositaire d’une petite partie du monopole de la force. Il a le droit de se défendre, en proportion de la menace, et plus encore le devoir de défendre la population contre des individus dangereux. On pourra rétorquer aussi qu’aux États-Unis que ces individus dangereux sont plus nombreux qu’ailleurs. Toutes proportions gardées, il y a chaque année quatre fois plus de meurtres et six fois plus de policiers tués aux États-Unis qu’en France. Mais toujours en proportion, la police américaine tue aussi dix fois plus. Cette pratique policière américaine se rapproche donc beaucoup plus de celle d’une force américaine en campagne que celle des polices européennes. Il faut probablement en référer à une vision commune de l’usage de la force, ce qui n’est pas tout à fait normal la guerre et la police étant deux missions très différentes et presque opposées.

On parle de la militarisation de la police américaine, dont depuis vingt ans de plus en plus de membres sont des copies de fantassins ou de marines, mais le phénomène va dans les deux sens. Dans «la guerre contre la drogue» puis surtout la «guerre contre le terrorisme», les forces armées américains ont été engagées dans des choses qui relèvent franchement de missions de police ou qui y ressemblent dans la forme. S’il y a de nombreux anciens militaires dans la police américaine, il y a également de nombreux policiers dans les réserves des forces armées. Par la «policiarisation» des missions militaires, il y a eu également «policiarisation» des méthodes militaires en partie grâce à ces réservistes. Ils ont par exemple aidé à faire évoluer en Irak l’organisation du renseignement militaire de la recherche de bataillons de chars à celle de réseaux clandestins.

Et puis il y a eu l’effet en retour. En France, on a argué de la «militarisation» de la menace terroriste pour introduire plus de soldats dans les rues. Aux États-Unis, ce sont les policiers qui sont devenus encore plus militaires. Ancien militaire d’active ou réserviste, il y a désormais un policier américain sur cinq qui a été engagé comme soldat en Irak ou en Afghanistan. La «brutalisation» des sociétés par la présence de nombreux vétérans n’est pas évidente du tout. La société américaine a connu sans doute la période la moins violente de son histoire après Seconde Guerre mondiale alors qu’elle connaissait également la plus grande proportion de vétérans. Il semble cependant que ce soit en partie le cas dans la police américaine, les vétérans y faisant l’objet de nettement plus de plaintes que les autres. Cela tendrait à prouver qu’en réalité il y a eu une tendance à reproduire aux États-Unis le comportement brutal en Irak ou en Afghanistan, comportement qui lui-même n’avait pas été créé mas exacerbé par le contexte. On pourrait parler alors d’«irakisation» du contexte américain, déjà tendu et violent, ou du moins de certaines poches du territoire américain.

De fait, pour certains se déplacer dans un quartier américain pauvre, et donc dans le contexte américain un quartier ethniquement homogène et le plus souvent afro-américain, n’est pas très différent que se déplacer depuis une «forward operating base» (FOB) périphérique jusqu’à des quartiers du «triangle sunnite» irakien. Les soldats américains appelaient cette zone le «territoire indien» quils abordaient comme des colonnes de cavalerie sortant des forts pour traquer les Apaches. Dans cette zone jugée par principe hostile, les relations sont forcément méfiantes et facilement violentes, ce qui justifie en retour l’appréhension réciproque. Les accrochages armés, les gunfights, s’assoient sur un environnement de multiples accrochages non armés. Le glacier de la violence s’autoentretient surtout si tout le monde a intérêt à ce qu’il en soit ainsi, des gangs ou rebelles jusqu’aux policiers-soldats jugés sur des bilans chiffré. À la fin de 2003 en Irak, il fallait «faire du chiffre», on a multiplié les patrouilles en territoire hostile, et effectivement il y a eu du chiffre. Au début de 2004 avant la première relève en Irak, il fallait montrer que la sécurité était revenue, on a donc réduit les patrouilles et là aussi il y a eu moins d’attaques contre les Américains. 

Il n’est pas évident que la police américaine contemporaine soit intrinsèquement raciste. Il est clair que dans certains endroits la masse critique des racistes fait système, dans beaucoup d’autres cela reste une série de cas individuels. Ce qui est certain en revanche c’est qu’elle a un biais violent qui, lui, est systémique. Ce biais violent s’applique en fait à tous, y compris les blancs qui représentent la moitié des gens tués par la police. Un homme noir a 2,5 fois plus de risques qu'un blanc d'être tué par la police qui peut rétorquer que c’est sensiblement le même risque qu’il a d'être un meurtrier. L’ampleur de la riposte serait ainsi proportionnelle à celle de la menace. Si la police était  «macro-sociologiquement» raciste, cet homme aurait probablement encore plus de risques d’être tué par cette même police.

En réalité, la police est là pour gérer les conséquences sociales d’une société profondément inégalitaire et plutôt instable, et les victimes premières sont surtout les pauvres, souvent noirs évidemment et cela s’ajoute à d’autres problèmes mais pas seulement. Les Américains pauvres ont peu de porte-paroles en tant que pauvres.

Résoudre ce problème de brutalité policière ou de «transfert excessif de risques» est difficile, car il suppose de briser certaines chaînes qui s’autoalimentent comme le dilemme autoprotection-violence et bien sûr le cycle pauvreté-délinquance-ghettoïsation-sous administration-pauvreté. Une des solutions peut venir paradoxalement du monde militaire, car si l’expérience initiale en Irak a été désastreuse, il y a quand même eu une évolution des comportements forcée par les événements. Les officiers américains ont été obligés de trouver des solutions. La principale a consisté à réduire autant que possible le fossé qu’il pouvait y avoir entre les soldats américains et leur environnement. Quand on vit vraiment au milieu des gens, mieux encore quand on en est issu, on finit par se connaître, la méfiance décroît, le renseignement s’accroît et l’usage de la force est moins en réaction et beaucoup plus précis.

Avant de partir en Irak, le colonel Mc Master, futur très éphémère conseiller du président Trump, avait imposé un stage d’arabe de trois semaines à 10 % de sa brigade et obligé ses cadres à connaître la culture irakienne, en martelant l’absolue nécessité de respecter la population et en insistant sur la patience et la maîtrise de la force. Cela ne s’est pas fait sans difficulté et il a fallu se séparer de plusieurs réticents mais le résultat a été remarquable. La sécurisation de la ville de Tal Afar à la fin de 2005 par une présence permanente à l’intérieur et non dans une base périphérique, en fusionnant avec des forces locales dans de petits postes reste un modèle. Le processus d’évolution américain très fragmenté fonctionne souvent par imitation du succès, celui de Mc Master tranchait avec la spirale violence-distanciation qui dominait alors. Lui-même s’inspirait de ce qu’avait fait le général Petreaus en 2004 dans le nord de l’Irak et il a été imité à son tour par d’autres notamment à Ramadi en 2006, avant d’être généralisé à nouveau par le général Petraeus, nouveau commandant en chef.

Le procédé était contre-culturel et même contre-intuitif. Il a fallu prendre initialement plus de risques en vivant au milieu des gens et avec eux et effectivement les pertes américaines du début de 2007 ont été les plus importantes de la guerre. Mais dans le même temps, celles des civils diminuaient très vite. Et puis presque d’un seul coup la situation a basculé, la violence et les pertes de tout le monde ont chuté. Point important, la politique de sécurité s’est accompagnée d’actions sociales et économiques, qui pour une fois ont porté leurs fruits parce qu’il y avait une présence de sécurité. La campagne s’est même portée dans les prisons avec là encore un succès indéniable.

Il y a plus d’individus dangereux aux États-Unis que dans beaucoup d’autres nations. On peut se contenter d’essayer de tous les neutraliser. On peut s’interroger aussi sur les raisons de ce nombre élevé et même se demander si la manière dont on les traite ne fait pas partie du problème.