Pour assister à la conférence de Bénédicte Chéron :
Ce que les Français savent de
leurs soldats,
La nation accorde à ses soldats le droit de prendre
la vie au péril de perdre la leur. C’est bien ce monopole du combat qui fait
le soldat, c’est-à-dire un représentant violent de la nation et donc un être
public et non un acteur privé agissant pour son propre compte.
Le combat est un
acte de service public ordonné par l’Etat afin de défendre les intérêts
stratégiques de tous jusqu’à la vie de chacun, face aux ennemis de la France. Il
est la finalité qui oriente une organisation des armées qui ne peut cependant
trouver sa force que dans les racines profondes du reste de la nation. Que ces
racines et ce soutien soient faibles et les armées seront faibles également, de
manque de moyens, de recrues de valeur et surtout de bonnes raisons de risquer
sa vie.
On peut considérer une assurance vie comme trop
onéreuse ou inutile parce que tout va bien et décider de s’en passer. Et
effectivement on peut très bien vivre sans assurance vie…jusqu’au moment où
surviennent les problèmes graves, avec cette particularité du champ politique
que ces problèmes ont plus de chances d’arriver si justement on n’a pas d’assurance
vie.
Il est probable que la Russie n’aurait jamais risqué de s’emparer de la
Crimée en 2014 si elle avait été persuadée que l’Ukraine se serait battu. Ce
sont les nations qui font les guerres pas les armées et l’Ukraine ne voulait « visiblement »
pas faire la guerre pour la Crimée. La preuve : aucun soldat ukrainien n’est
mort pour défendre ou reconquérir la Crimée.
En ce centenaire de la fin de la
Grande guerre, il n’est pas inutile non plus de rappeler que le déclenchement
de celle-ci a été facilité par la croyance du Grand état-major allemand en une armée
française en crise avec sa nation. Cette même armée française n’était pas loin
de partager cette vision. Au moment du passage de la durée du service militaire
de deux à trois ans en 1913, la crainte de mutineries était si forte que l’on a
choisi de ne pas prolonger d’un an la durée de ceux qui étaient en service mais
plutôt d’incorporer d’un coup deux classes (ce qui a provoqué un grand
désordre). De la même façon, on estimait aussi qu’il y aurait un sixième de
réfractaires en cas de mobilisation générale. En réalité, il furent moins de 1%, ce qui montre à la fois que l’on peut se tromper mais aussi que les
visions des uns et des autres peuvent vite changer.
C’est la raison pour laquelle la manière dont une
société, comme la société française, voit et soutient son armée est si
importante pour son avenir. C’est la raison aussi pour laquelle il est
important de regarder cette vision, ce à quoi s’est attachée Bénédicte Chéron
dans Le soldat méconnu. Ce n’est pas
la première à le faire bien sûr, la revue Inflexions
(notamment son numéro 16 : Que sont
les héros devenus ? paru en 2011), l’Enquête
sur les jeunes et les armées : images, intérêt et attentes réalisée par l’IRSEM
en 2011 ou Hugues Esquerre dans Replacer
l'armée dans la nation (2012) l’ayant précédé. Mais ça c’était avant 2015
et c’était sans le regard particulier de l'auteure qui vient compléter
toutes ces études et réflexions par une acuité particulière sur la notion d’image,
à tous les sens du terme, des armées.
Comment donc la société française voit-elle ses
soldats ? Dans Le soldat méconnu, cette question est abordée selon trois
angles.
Dans une première partie Bénédicte Chéron part du constat déjà partagé par Hugues
Esquerre d’un paradoxe apparent entre une vision très positive des soldats au
sein de la nation et d’une méconnaissance tout aussi importante. D’une certaine
façon ce paradoxe s’est encore accru depuis la tragique année 2015. L’image des
militaires n’a jamais été aussi positive en France que depuis cette année. Sans
doute perçoit-on mieux depuis ces événements l’intérêt de cette « assurance-vie » militaire.
On assiste même, chose incroyable il y a quelques années, à une remontée du
budget des armées, approuvée par une majorité de Français. Plus probablement
aussi, cette popularité est un peu par défaut, le nombre d’antimilitaristes s’étant effondré par
manque de prises. Le « passé maudit » de 1940 à 1962, s’estompe mais,
surtout la guerre d’Algérie, sans disparaître de l’inconscient collectif et le
service national a été suspendu (et avec lui, et c'est très heureux, les films de bidasses).
D’un autre
côté, du côté des institutions on s’est efforcé de laver plus « blanc que
blanc » et de se purifier en se plongeant d’abord avec délectation dans
les joies du « soldat de la paix ». En 1990, j’entendais un camarade
élève-officier, qui avait bien intégré la doxa, déclarer à un journaliste « être
entré dans l’armée pour la paix » et « qu’il n’y avait rien de plus
beau que de mourir pour la paix ». En réalité, cette époque a connu bien
plus de morts que de paix et ce purgatoire, s’il satisfaisait les pudeurs des autorités a été long et douloureux pour les soldats. On
ne parle plus heureusement de « soldat de la paix », même si on continue
parfois à faire comme si c’était toujours efficace, et ce sont désormais les
vertus socio-éducatives des soldats qui sont mises en avant pour justifier notamment le
retour d’un service national new look
dont on a bien du mal à définir le contenu à partir du moment où l’on a évacué de son lien avec la guerre.
Car et c’est bien une conséquence de ce processus
d’auto-purification comme d’une évolution générale de la société, la notion de
combat a aussi été évacuée des représentations et c’est peut-être là que là que
le bât blesse le plus. La France n’a pratiquement pas cessé de faire la guerre
depuis 1961 et ses soldats n’ont pas cessé de se battre depuis même si ces
centaines de combats étaient souvent de très petites ampleur et à plusieurs
centaines ou plusieurs milliers de kilomètres de la métropole. De tout cela
peu en parlaient. Et puis, chassée
par la porte la guerre est revenue par la fenêtre, portée par certaines
évidences comme pendant la Guerre du Golfe ou les événements en Kapisa-Surobi
mais aussi par les écrits des soldats et même parfois par quelques films timides (un des
aspects les plus intéressants du livre).
Mais qu’il est visiblement difficile de parler de la guerre et surtout de la montrer. La France est paraît-il en guerre contre l’Etat
islamique depuis 2014 mais a-t-on vu les images d’un seul combat ? Les patrouilles de Sentinelle
servent à illustrer tous les sujets sur l’antiterrorisme en France, on a vu
quelques images de frappes aériennes mais pour le reste ? La parenthèse (très limitée)
des images des soldats au combat au Mali s’est vite refermée. L’opération Serval est devenue Barkhane en 2014 et là encore difficile de se rappeler d’une seule
image de combat. La guerre
contre les organisations djihadistes est une guerre abstraite menée par des soldats visibles mais peu combattants ou
des soldats invisibles qui combattent parfois (les forces spéciales et clandestines) mais tous sont anonymes et la mort au combat, des Français ou de leurs ennemis, jamais montrée.
Le combat et son contenu mortel sont donc choses
honteuses qu’il faut cacher. C’est parfois impossible, en
particulier lorsque des soldats tombent et surtout lorsqu’ils le font en nombre
(au moins trois). Là il faut bien les évoquer et même parfois les honorer
publiquement, ce qui est le cas progressivement depuis 2008. La mort du
lieutenant-colonel Beltrame en mars 2018 a constitué un tournant. Pour la
première fois depuis très longtemps, les Français peuvent mettre un visage et
un nom sur un héros. Il reste à honorer maintenant les héros vivants, les
grands absents.
Mais combien il est difficile là aussi de dépasser la victimisation, le fil rouge du livre. Le message du Soldat méconnu pourrait être celui-ci : un soldat peut être tué
ou blessé dans son corps ou son âme, cela n’en fait pas pour autant une victime
(de quoi et de qui par ailleurs ?). Il peut, et c’est l’immense majorité, s’en
sortir parfaitement indemne y compris psychologiquement. Pire, beaucoup d’entre
eux ont sans doute trouvé cela exaltant et certains s’y sont comportés
brillamment et courageusement. Ils attendant toujours que l’on parle d’eux. Le public
français connaît finalement plus de noms de combattants américains que de
combattants français, si tant est qu’il en connaisse un seul vivant (on ne
parle pas ici des généraux). La faute en revient à beaucoup de monde.
La dernière phrase du livre résume finalement tout
le danger de ce rapport étrange entre la France et ses soldats. Allez la lire.
Bénédicte Chéron, Le Soldat méconnu, Les Français et leurs armées : état des lieux, Armand
Colin, 16,90 €.