En trente-trois de carrière militaire, j’ai connu
le plan « Armées 2000 » dans les années 1980, la professionnalisation complète
des Armées à la fin des années 1990, la Revue générale des politiques
publiques (RGPP) et deux livres blancs entre 2008 et 2015 pour rater de peu en
bout de course la « bifurcation » de 2015. Cela fait une restructuration profonde, appelons
cela réforme, tous les dix ans en moyenne, un rythme que nous tenons en réalité
depuis… très longtemps et qui doit constituer une particularité forte du ministère
de la Défense/des Armées par rapport à toutes les autres grandes organisations
publiques. En soi, il n’y a rien d’étonnant à cela. Les armées sont étroitement
reliées à deux grands environnements changeants.
Celui de la nation d’abord et de sa société dont
elles sont issues et qui lui fournissent ses ressources. Quand, en 1992, le
Président de la république décide d’un coup de réduire la durée du service
national à dix mois au lieu de douze, cela ne peut qu’avoir de fortes
conséquences sur l’organisation et même le fonctionnement des armées et
évidemment plus encore lorsque son successeur décide de le suspendre
complètement quatre ans plus tard. Lorsque dans le même temps, on décide de
s’équiper de matériels majeurs qui coûtent en moyenne à l’acquisition et à la
possession trois à quatre fois plus cher que les précédents, cela a aussi
forcément des conséquences lorsque le budget d’équipement n’évolue évidemment
pas en proportion et a même tendance à diminuer.
Celui du reste du monde aussi, l’endroit où par
principe les armées sont destinées à agir et en particulier contre des ennemis
armés. Leur boulot est d’essayer de les vaincre, ce qui nécessite un minimum de
réflexion et bien souvent des adaptations. Ajoutons qu’outre que ses ennemis puissent
être divers simultanément ou en succession, il faut aussi effectuer tout un tas
de mission non combattantes, depuis le nettoyage des plages jusqu’à
l’interposition entre deux factions au milieu d’un pays lointain en passant
depuis 25 ans par des patrouilles dans les rues de métropole pour rassurer
les gens. Comme sous-officier je passais mes journées à apprendre à casser des
chars soviétiques, mais je suis allé aussi en Nouvelle-Calédonie pendant les « événements » des années 1980
pour y protéger des sites sensibles et je suis allé accompagner des douaniers
et des policiers à la frontière du Luxembourg pour protéger le territoire
national des terroristes. Quand je suis sorti de mon cursus d’officier, il n’y
avait plus de chars soviétiques à casser et la mode était au « soldat de la paix ». Quand je suis sorti de
l’École de guerre, on commençait à comprendre (plus les militaires que les
politiques) que l’interposition, ça ne servait pas à grand-chose sinon à
s’engluer quelque part et y perdre des soldats stupidement. On retrouvait alors
la « contre-insurrection » en
Afghanistan puis au Sahel et voilà que maintenant on se réinterroge sur la
manière de casser des chars. Bref, beaucoup de choses variées à faire, et donc
à apprendre, d’autant plus nombreuses que le Président qui n’a qu’à ordonner
pour que les choses soient faites immédiatement et avec discipline, un luxe
incroyable dont bien peu se passent.
Cela peut paraître contre-intuitif à certains, qui
restent sur l’image d’une structure rigide, monolithique et stupide à la « Bidasses en folie », mais les armées
françaises constituent sans aucun doute la grande organisation la plus soumise à
la pression du changement. Est-ce que cela se passe bien ? Pas toujours.
Notre modèle de défense date des années 1960
à l’époque où on avait, osons le mot, une « grande politique » (« Si on n’a pas de grande
politique quand on n’est plus une grande puissance, alors on n’est plus rien » Charles de Gaulle). L’adossement force nucléaire-force
conventionnelle de type Seconde Guerre mondiale était coûteux en capital, mais
avec un effort budgétaire moyen entre 2 et 4 % du PIB à une époque où la
croissance du PIB était facilement du même ordre et un budget de fonctionnement
réduit par l’emploi massif d’appelés et de réservistes, il était financé. La
force conventionnelle était un peu sous-équipée et on manquait singulièrement
de moyens de faire des choses en grand au loin, puisqu’on n’y envoyait que des professionnels,
mais c’était cohérent et cela tenait à peu près. On complétait les professionnels
par des Volontaires service long (VSL), des CDD de quelques mois qui
permettaient à des appelés de dépasser la durée de service et donc de ne plus
être considérés comme des appelés. Tout le monde n’était pas équipé des
matériels les plus sophistiqués et coûteux.
Le modèle a commencé à craquer avec les
difficultés économiques. L’effort de défense était réel montant jusqu’à presque
3 % à la fin des années 1980, mais il est difficile de maintenir un
effort au-delà du taux de croissance annuel (on pourra appeler cela le « principe de Gaston Imbert), surtout quand l’inflation est
forte. Il fallut faire des économies ailleurs, en réduisant les commandes d’équipements,
mais aussi ceux le nombre de ceux qui les utilisaient. On procéda donc à une
contraction des armées d’environ 1/6 e en quelques années,
considérant avec certaines raisons que l’apport qualitatif compenserait la
perte de volume. Le personnel étant majoritairement composé d’appelés, cette
réduction des effectifs fut relativement bien absorbée même s’il est toujours
pénible de supprimer des régiments, des bases ou de ne pas renouveler des bâtiments
de la Marine nationale. Le coup principal était surtout porté au principe d’un
service national, dont la composante militaire n’était plus assurée que par un
quart d’une classe d’âge.
La fin de la guerre froide et plus secondairement la
guerre du Golfe causèrent de grands troubles. Le modèle était cette fois
franchement en crise. Sans menace majeure, l’effort de défense déclina
rapidement et comme les taux de croissance n’étaient pas fameux, les budgets n’ont
cessé de décliner depuis 1991. On ne pouvait plus se payer des équipements du
futur avec des budgets du passé (celui de 2010 équivalait à celui de 1982 en
monnaie constante). Le changement radical de contexte international imposait de
faire de même dans notre politique et notre modèle de Défense, un « reboot ». On ne le fit pas
vraiment, hormis par la professionnalisation complète des forces dans la deuxième
moitié des années 1990.
Là ce fut plus difficile que dans les années 1980.
Il fallut « dégraisser » de 30 à 40 % selon les armées en cinq ans. Bien sûr, il
s’agissait surtout de remplacer les appelés par des professionnels moins
nombreux, mais que de mutations, entre les corps dissous et les gradés retirés
des corps déjà professionnels pour encadrer les nouveaux. Combien de carrières
furent stoppées, et combien différemment parmi les officiers selon les
origines, car la pyramide ne pouvait être la même au sommet lorsque la base se
resserrait fortement. Mais globalement, il y avait un objectif valorisant. On
supprimait la distinction entre les « deux armées », celle qui partait en opération et celle qui restait en
métropole, et on devenait une grande force de projections, à une époque où
celles-ci se multipliaient, car bien sûr « pendant les travaux la
vente continuait ».
Le résultat n’a pas été à la hauteur des espoirs,
car le modèle n’était toujours pas financé et la professionnalisation n’a au
bout du compte fait qu’accentuer le problème. Non qu’il ne faille pas le faire,
mais il fallait le faire de manière à ce que ce soit soutenable économiquement,
en augmentant les budgets, en utilisant beaucoup plus les réserves en
complément de forces professionnelles peut-être plus réduites et/ou en
utilisant des équipements moins coûteux et suffisants pour les besoins du
moment, autant de solutions de rupture que personne n’a osé prendre.
La crise n’étant pas résolue, il fallut à nouveau « réformer » à partir de 2008. Cette
fois ce fut carrément un désastre, exemple de solutions technocratiques
imposées sans vraie réflexion et au moins de précautions. Pour trouver des
financements, on se contenta de la solution la plus simple : supprimer les
soldats (les « réserves de productivité » selon les termes d’un membre de la DRH du ministère de la
Défense) par dizaines de milliers, 73 000 au total selon la RGPP
et les deux Livres blancs de 2008 et 2013. Tout s’effondra, le nombre de
soldats, le nombre d’équipements disponibles, l’administration avec les Bases
de défense, la solde avec le logiciel Louvois… sans résoudre en rien le
problème de financement. Dans le même temps, les mêmes forces armées dont on sacrifiait
par stupidité les ressources étaient pleinement engagées au combat en
Afghanistan puis à nouveau en Afrique. Au bilan, on ne pouvait finalement pas
plus engager de troupes au loin que dans les années 1980 et au près, à la
frontière ou en métropole, puisqu’on fait laissé disparaître la Défense
opérationnelle du territoire, et réduit la force conventionnelle a une portion
congrue. En 1990, on pouvait engager une centaine de régiments de combat aux
frontières, vingt-cinq ans plus tard, on n’aurait pu aller au-delà d’une douzaine,
et pas en quelques jours comme à l’époque.
Et puis est survenue 2015, et plus exactement
des événements dont la possibilité et même la forte probabilité étaient inscrites
en toutes lettres dans les livres blancs juste avant la partie « on va donc réduire les moyens ». Étrangement,
on considéra que ce qui était proclamé comme impossible précédemment le
devenait soudainement, par l’action de quelques salopards. On trouve finalement
des financements, et alors qu’il fallait dégraisser absolument pour réussir la « modernisation », il fallut recréer des
postes du jour au lendemain. Pour autant, cinq ans plus tard, il n’y a toujours
pas plus de soldats face à l’ennemi, l’essentiel étant surtout de les envoyer
dans les rues de France ou bientôt dans le Service national universel (SNU) et montrer
que l’on faisait quelque chose sans prendre trop de risques. Je ne suis pas sûr
non plus qu’on résistera longtemps à la tentation de prendre dans ce budget « poulet rôti ». Je ne suis pas sûr non
plus en réalité que le modèle « high tech-pros only », soit efficient. On verra, il faudra de toute façon des
années pour sortir de la crise dans laquelle des réformes à courte vue nous ont
plongés.
Pour savoir si un modèle est efficient et donc si une
réforme est utile, il faudrait savoir en quoi ce modèle contribue à une grande politique,
en admettant que l’on ait une bien sûr une grande politique (« être présent quelque part » ne constitue pas une
grande politique, ni « faire des économies » ). Sans vraie vision et sans une réflexion profonde sur les
moyens qui sont nécessaires à sa réalisation, comme dans les années 1960,
toutes les réorganisations seront boiteuses, sinon vouées à l’échec. Quand j’entends
parler de réforme, je suis donc très sceptique. Je demande où est la grande politique qu'elle doit servir.