mardi 12 août 2025

Percée

Crédit @Pouletvolant3
En octobre 2022, je me demandais si la percée spectaculaire ukrainienne à Kharkiv et la réduction imminente de la poche russe de Kherson n’annonçaient pas un « moment 1918 ». À l’époque, le croisement des courbes d’intensité stratégique, grâce à l’aide occidentale et à la mobilisation des forces, donnait l’avantage à l’Ukraine face à un corps de bataille russe affaibli. Si les Ukrainiens pouvaient exploiter cet avantage pour multiplier les grandes opérations de conquête avant le redressement inévitable des forces russes, ils pourraient peut-être ramener ces dernières sur la ligne de départ de février 2022, voire plus loin en cas d’effondrement.

De fait, les attaques ukrainiennes ont effectivement ressemblé aux offensives allemandes du premier semestre 1918, permettant de progresser jusqu’à la mi-novembre, mais pas au-delà, en raison de la mobilisation russe qui a finalement stabilisé le front, tenu la ligne, puis repris l’avantage, à la manière des forces alliées à l’été 1918, mais avec moins de supériorité tactique. Depuis l’automne 2023 et l’échec de la dernière offensive ukrainienne, suivi de longs mois de gel de l’aide américaine, l’initiative est passée à l’armée russe, qui a adopté une stratégie adaptée à ses capacités, déployant quinze armées et corps d’armées le long du Donbass et de la province de Zaporijia jusqu’au fleuve Dniepr. Comme pendant la Première Guerre mondiale, ces armées restent statiques et attaquent la ligne selon la méthode du tourniquet, engageant successivement leurs bataillons sous une couverture dronique de plus en plus dense pour grignoter des lignes ennemies qui ressemblent de moins en moins à des lignes continues, plutôt à des échiquiers de petites positions isolées, surveillées par des drones.

Le concept consiste à grignoter les lignes selon le principe de la moindre résistance, en espérant parfois réaliser des percées, comme en avril 2024 au nord d’Avdiivka, tout en usant autant que possible physiquement et moralement l’infanterie ukrainienne en première ligne, contrainte à une défense constante, ainsi que les brigades de réserve appelées à jouer les pompiers. C’est une stratégie assez classique, mais difficile à contrer tant que les Russes disposent de la supériorité globale des forces et des moyens, renforcée par l’aide nord-coréenne, ainsi que de trois atouts particuliers : l’artillerie d’écrasement grâce à l’emploi massif de bombes planantes depuis début 2024, une flotte de drones de plus en plus sophistiquée, notamment grâce au guidage filaire, et enfin une infanterie différenciée entre troupes d’assaut consommables et troupes légères, mobiles et de plus en plus capables de combattre de manière décentralisée.

Face à cela, la seule stratégie ukrainienne possible est une stratégie de freinage sur la ligne principale de front, associée à une campagne de frappes d’interdiction dans la profondeur du dispositif ennemi et à des raids dans les zones encore vulnérables, comme le franchissement du Dniepr en octobre 2023, ou à plus grande échelle, l’attaque dans la province de Koursk en août 2024. Avec cette stratégie défensive, les Ukrainiens pouvaient espérer, au pire, stopper toute avancée russe, avec la perspective d’un gel des combats sur la ligne de front, ou au mieux, user suffisamment le potentiel russe pour, avec l’aide occidentale et des adaptations internes, inverser à nouveau les courbes et le rapport de forces afin de reprendre à long terme les opérations de libération du territoire.

Les Ukrainiens disposent d’un atout avec leur industrie de drones, qui leur permet de compenser la faiblesse de leur aviation, de leur artillerie et de leur infanterie, mais cela ne suffit pas à résoudre la crise de cette dernière. L’Ukraine manque cruellement de fantassins pour tenir le front, et ce manque s’aggrave alors que l’infanterie russe continue de progresser. On parle de rapport de feu, ou RAPFEU, pour désigner la différence de puissance de feu entre adversaires. On peut aussi évoquer le RAPINF pour comparer les capacités de combat rapproché ; ce RAPINF, très favorable aux Ukrainiens au début de la guerre, penche désormais en faveur des Russes. Le déroulement des opérations s’est donc avéré globalement sans surprise depuis près de deux ans, avec d’un côté un lent grignotage permanent, ponctué parfois de petites percées, et de l’autre une forte résistance ponctuée de coups en profondeur.

Depuis quelques jours, une percée s’est produite à l’est de la petite ville de Dobropillia (20 000 habitants avant-guerre), à partir du saillant russe au nord de Pokrovsk. La percée, encore large de quelques kilomètres, s’étend désormais sur une vingtaine de kilomètres en trois jours, un rythme inédit depuis deux ans.

Comme d’habitude, cette percée résulte de la conjonction de points forts d’un côté et de points faibles de l’autre. Du côté des points forts, la 51e armée combinée russe a bénéficié d’un appui-feu d’artillerie et surtout aérien puissant, d’un brouillage efficace tirant parti des récentes défaillances de Starlink, ainsi que d’une infanterie légère qui a réussi à s’infiltrer, à pied ou à moto, mais apparemment sans véhicules blindés, assez profondément dans le dispositif pour atteindre la zone des opérateurs de drones. Ces derniers, contraints de se replier, ont dû abandonner le contrôle du ciel, ce qui a grandement facilité les mouvements russes. Inversement, les opérateurs de drones, souvent très avancés, ont réussi à frapper en profondeur et même à mener une petite manœuvre d’interdiction des renforts avec l’emploi de Shahed-136 (Geran) poseurs de mines. En face, le dispositif ukrainien était assez faible et n’a pas vu venir la manœuvre. La brèche réalisée, les groupes dits de « reconnaissance et sabotage », en réalité de petites équipes de fantassins à pied, moto ou même vélo, vont le plus loin possible, partout où c’est possible, afin d’étendre au maximum la poche. Il faudra ensuite la densifier avec de nouvelles forces afin de l'étendre et au moins s’emparer de la ville de Dobropillia

Ce coup est important, avec des conséquences opérationnelles déjà très graves pour les Ukrainiens. Au-delà de Dobropillia, le terrain est ouvert, sans ligne de défense et, pour l’instant, sans plafond de drones, ce qui laisse aux forces russes la possibilité de manœuvrer, peut-être avec des unités mécanisées cette fois, afin de menacer les voies de communication ukrainiennes. La première menace vise Pokrovsk, qui se trouvera proche de l’étranglement, mais tout le bastion urbain Sloviansk-Kramatorsk-Druzhkhivka-Konstiantinivka — objectif ultime de la campagne du Donbass — est lui aussi affecté, d’autant plus qu’une autre avancée russe, moins importante mais réelle, a eu lieu dans le secteur de Lyman, au nord du bastion. En progressant sur l’axe T5014 entre Dobropillia et Kramatorsk, placé sur une ligne de crête, les forces russes pourraient surplomber toute la vallée où se trouve le bastion.

La course entre l’exploitation russe et le colmatage ukrainien dans les jours à venir sera déterminante. Les Ukrainiens ont démontré par le passé leur capacité à reconstituer rapidement une ligne de front, mais cette bataille se déroule alors que la pression est maximale à peu près partout et que les réserves manquent. Ces brigades viendront probablement des provinces de Kharkiv et Soumy, mais il sera peut-être nécessaire pour les Ukrainiens de raccourcir le front dans des secteurs secondaires afin de récupérer encore un peu de réserves. Il est probable, à ce stade, que les Ukrainiens parviendront à rétablir le front et à revenir à la situation antérieure, mais dans une position plus difficile, au début d’un nouveau processus de négociations où, bien évidemment, cette victoire russe indéniable n’incitera guère aux concessions. Si les Ukrainiens ne parvenaient pas à colmater la brèche, la guerre changerait sans doute de forme, comme lors des dernières semaines de 1918, obligeant l’Ukraine et ses alliés à un sursaut pour rétablir une nouvelle fois la situation, à la manière de la bataille de Kiev en février-mars 2022. L’Ukraine en serait sans doute capable, ses alliés de l’époque peut-être moins.

dimanche 10 août 2025

Savoir où s'arrête ce qui suffit

Le flou, c’est la liberté d’action du politique. Il est toujours extrêmement dangereux d’annoncer des objectifs grandiloquents lorsque l’on n’a pas les moyens ou l’intention de les atteindre. Le Premier ministre israélien Ehoud Olmert en fit les frais dès le début de la guerre contre le Hezbollah, en juillet 2006, en proclamant haut et fort que l’organisation libanaise serait détruite et que les prisonniers qu’elle avait faits seraient libérés. 

Il n’en fut rien, à l’époque plutôt par manque de capacités, et cette guerre fut largement perçue comme un échec. Après l’attaque et les atrocités du 7 octobre 2023, le Premier ministre Netanyahu annonça à son tour que le Hamas serait éradiqué. Pourtant, deux ans plus tard, après la guerre la plus longue et la plus meurtrière de l’histoire d’Israël, le Hamas est toujours là. La faute, cette fois, à une stratégie inadaptée.

Le choix de 2007

L’erreur initiale d’Israël fut d’avoir laissé le Hamas se territorialiser en juin 2007, en prenant le contrôle de Gaza au détriment de l’Autorité palestinienne. Plusieurs généraux israéliens avaient alors perçu le danger et proposé d’agir, alors que le Hamas restait militairement faible. Mais le gouvernement Olmert, encore lui, s’y refusa. La doctrine stratégique consistait alors à ne plus s’enliser dans des bourbiers inutiles, comme Gaza ou le Sud-Liban, et à contrôler les menaces à distance par des frappes aériennes et, éventuellement, par des raids terrestres lancés depuis l’abri d’une solide barrière de défense — au sol et bientôt face au ciel. On aurait pu néanmoins, à l’époque, réoccuper militairement Gaza pour un temps et aider le Fatah à rétablir une autorité plus solide, avant de se replier à nouveau.

Mais le véritable problème était que le gouvernement israélien ne voulait surtout pas renforcer l’Autorité palestinienne. Au contraire, un mouvement palestinien divisé et disqualifié sur la scène internationale par la présence du Hamas servait ses intérêts. Avec le temps, le nouvel « État-Hamas » de Gaza pourrait même, espérait-on, adopter un comportement plus étatique, privilégiant son bon fonctionnement à l’attaque d’un voisin presque invulnérable et capable de frapper très fort. En droit international, Gaza reste un territoire occupé par Israël. Celui-ci se contenta de le déclarer « territoire hostile » et de l’encercler dans une forme de siège mou mais permanent, se réservant le contrôle de ses ouvertures vers l’extérieur — ciel et mer compris —, modulées selon le comportement du Hamas, tout en conservant la capacité de frapper préventivement ou en réaction à toute velléité ou action hostile contre son territoire.

On savait pourtant qu’en laissant le Hamas se territorialiser, celui-ci pourrait s’appuyer sur le triangle des Frères musulmans — Qatar, Turquie et, un temps, Égypte —, sur l’Iran, et sur ses propres ressources de proto-État pour se renforcer continuellement.Dans les comptes-rendus militaires israéliens, on voyait bien qu’entre les opérations Pluie d’été en 2006 - « Les Palestiniens tirent dans tous les sens avant de s’enfuir » - Plomb durci en 2008 – « Les combattants palestiniens ne sont pas bons mais ils s’accrochent au terrain et sont beaucoup plus nombreux » - et Bordure protectrice en 2014 – « les Palestiniens sont bien organisés, armés et beaucoup plus compétents qu’avant » - il se passait quelque chose. La puissance de frappe — obus, roquettes, missiles, drones — augmentait en quantité et en qualité, tandis que le Hamas développait des infrastructures souterraines pour se protéger à son tour des attaques israéliennes et franchir la barrière.

Qu’importe : il suffisait, pensait-on, de renforcer encore cette barrière (souterraine, terrestre, antimissiles), d’améliorer les forces terrestres via le plan Gédéon, quitte à en réduire le volume, et d’augmenter les doses et la précision des feux aériens de précision lors des « tontes de gazon » régulières pour maintenir une supériorité écrasante et la sécurité éternelle à défaut d’avoir la paix. Cette stratégie, poursuivie par les gouvernements suivants, fonctionna relativement bien… jusqu’à octobre 2023, quand la montée en puissance du Hamas croisa une baisse de vigilance israélienne.

Dilemme de la conquête

Par vengeance, pour empêcher qu’une telle action se reproduise, et plus cyniquement pour faire oublier ses propres responsabilités dans le désastre, le gouvernement israélien ne pouvait guère annoncer autre chose que la destruction de l’organisation à l’origine de ce pogrom. Mais deux options difficiles se présentaient alors.

La première consistait à détruire au moins l’État-Hamas et à ramener l’organisation à la clandestinité. Qu’on le tourne dans tous les sens, le seul moyen connu de détruire un proto-État territorialisé est de conquérir l’espace qu’il contrôle — souvent des villes, parfois des métropoles comme Bagdad en 2007 ou Mossoul en 2016-2017. Cette démarche ne suffit généralement pas à éliminer l’organisation, mais réduit considérablement sa dangerosité en la forçant à se cacher. Commence alors un combat de traque, long et ingrat, mais finalement moins meurtrier. En une seule attaque majeure, le 7 octobre, le Hamas a tué trois fois plus d’Israéliens, civils et militaires, que sur toute la période de 1987 à 2007.

Le premier obstacle à cette option est le coût humain et matériel qu’elle implique. Concrètement, Israël dispose d’un potentiel de 20 brigades de manœuvre mobilisables à long terme sur un seul théâtre d’opérations, tout en maintenant les autres fronts et en assurant la rotation des réserves. Cela représente entre 40 000 et 60 000 combattants — fantassins, sapeurs, tankistes — que Tsahal peut déployer au maximum dans le territoire de Gaza, à peine plus que les effectifs combattants du Hamas et des groupes armés alliés. En se basant sur l’opération Bordure protectrice de 2014, l’état-major israélien estimait qu’il faudrait environ 200 jours et 300 soldats tués pour s’emparer entièrement de Gaza. La phase suivante, le quadrillage du territoire jusqu’à la libération des otages et la réduction quasi totale du Hamas, demanderait sans doute moins de pertes quotidiennes, mais s’étalerait sur une durée incertaine.

Le second problème est que détruire l’État-Hamas ne suffit pas : il faut aussi le remplacer pour administrer un territoire peuplé de deux millions d’habitants. À moins de considérer que ces derniers doivent rester éternellement dépendants de l’aide internationale, il faut une autorité politique légitime capable de reprendre le contrôle. Dans les cas similaires de déterritorialisation d’organisations armées, un État local reconnu reprenait cette fonction, plus ou moins efficacement. À Gaza, la solution la plus légitime serait la restauration de l’Autorité palestinienne, dans ses prérogatives définies par les accords d’Oslo. Pourtant, en 2025 comme en 2007, cela reste hors de question : le gouvernement israélien préfère affaiblir l’AP plutôt que de la renforcer, et rejette toute avancée vers un État palestinien. Que faire alors ? Un retour à l’administration militaire israélienne ? Certains y songent, espérant chasser le maximum de Palestiniens et relancer la colonisation, mais cette option soulève des réticences, tant en Israël qu’au niveau international. Reste la solution inconnue d’un transfert d’autorité à une tierce partie… qui n’existe pas vraiment, faute de volontaires.

Face à ces perspectives sombres, le gouvernement a opté pour la seconde stratégie : faire comme avant, mais en beaucoup plus violent. Depuis près de deux ans, le territoire de Gaza est pilonné de bombes, avec une moyenne colossale de 150 à 200 cibles frappées quotidiennement. Le territoire est aussi parcouru par de vastes raids menés par trois divisions de manœuvre, s’abattant sur le nord autour de Gaza-ville, puis à Khan Younès et enfin à Rafah, ponctués par des incursions plus petites sur les zones déjà « nettoyées ». Il ne s’agit pas de contrôler le territoire en permanence, mais de le verrouiller, en renforçant la barrière à un niveau inédit, prolongée par deux corridors fortifiés reliant Israël à la mer : à Netzarim au nord, et sur le couloir Philadelphie à la frontière avec l’Égypte. Trois divisions de réserve avec brigades tournantes sont dédiées à cette mission. Une fois ces raids majeurs terminés, et alors qu’une partie des forces se concentre au nord du pays, on passe à un rythme de croisière fait de raids plus modestes, ponctués de frappes aériennes.

Une stratégie de statistiques

L’avantage de cette stratégie réside dans sa prévisibilité. Le 31 juillet 2024, le Premier ministre Netanyahu peut ainsi se targuer d’avoir provoqué la dislocation de presque toutes les unités de combat ennemies à Gaza, mettant fin à toute menace contre le territoire israélien. Tsahal revendique alors la mort de 14 000 combattants palestiniens, ce qui, en incluant les blessés graves et les prisonniers, équivaut effectivement à la destruction de l’ennemi initial. Les combattants survivants sont neutralisés dans un espace entièrement bouclé, d’où ils ne peuvent plus sérieusement menacer Israël par des tirs de roquettes, devenus sporadiques, et encore moins par des raids. Il leur est également très difficile de tuer des soldats israéliens qui pénètrent à l’intérieur même du territoire de Gaza, protégés par un mur de feu et l’acier de leurs véhicules blindés. La mort d’un seul des 326 soldats israéliens tués à Gaza depuis le 23 octobre doit être compensée par celle de plusieurs dizaines de combattants ennemis.

Netanyahu peut également se vanter, sans toutefois le revendiquer ouvertement lorsqu’il s’agit d’opérations à l’étranger, d’avoir fait éliminer les principaux cadres du Hamas, notamment le leader de l’organisation, Ismail Haniyeh, à Téhéran le jour même, ainsi que la quasi-totalité des responsables de l’attaque du 7 octobre, à l’image de Mohammed Deif, tué le 13 juillet. Seul Yahia Sinwar survit jusqu’à être retrouvé et abattu à Rafah le 17 octobre 2024.

Cependant, Netanyahu omet de mentionner que ce succès a été obtenu, malgré toutes les précautions annoncées, au prix d’une vaste dévastation du territoire et de pertes civiles au moins deux fois supérieures à celles des combattants ennemis, plongeant le reste de la population dans une situation désastreuse. Celui qui contrôle le terrain contrôle aussi, au moins en partie, les informations qui en émanent. Or, avec cette stratégie de raids et de frappes, les Israéliens ne maîtrisent pas le terrain et, en instaurant un blocus médiatique, laissent le champ libre à la propagande du Hamas, ou du moins à la propagande anti-israélienne. Beaucoup en Israël considéraient sans doute cela comme une cause perdue, et peu importait au final.

Néanmoins, le capital de sympathie dont bénéficiait le pays après l’attaque du 7 octobre s’est rapidement érodé, au rythme des images de corps d’enfants extraits des décombres, puis de celles d’autres enfants affamés. On peut répéter à l’infini que c’est la faute du Hamas et qu’il n’y avait pas d’autre solution, cela ne change rien à la dégradation considérable de l’image d’Israël. Tout le monde sait que ces deux affirmations sont partiellement vraies, mais chacun sent aussi qu’il aurait été possible de faire bien mieux. Que penserait-on d’une intervention armée pour libérer des otages qui déboucherait sur un siège interminable et, à la manière russe, sur la mort de deux fois plus de civils innocents que de preneurs d’otages ?

En parlant d’otages, ce que Netanyahu n’a pas accompli le 31 juillet, bien que quelques-uns d’entre eux aient pu être libérés par la force, la théorie d’une libération par capitulation sous pression s’est révélée naïve. Le Hamas ne déposera jamais les armes et n’a libéré des otages qu’en échange de la cessation temporaire des combats et de la libération de bien plus de prisonniers palestiniens.

Surtout, quel que soit ce que Benjamin Netanyahu affirme ce 31 juillet, le Hamas n’est pas éradiqué comme cela avait été annoncé, ce qui était de toute façon impossible avec la stratégie choisie. Certes, il ne représente plus une menace directe pour Israël, mais il contrôle toujours une grande partie du terrain et de la population, peut compenser ses pertes en recrutant notamment parmi ceux qui ont des raisons d’en vouloir aux Israéliens, et remplacer son encadrement. Pire, en continuant d’exister comme une sorte de proto-État, même très affaibli, face à la puissance israélienne, il peut, par sa résistance, les coups portés à Israël et les concessions obtenues, construire un discours de victoire.

Il existait cependant sans doute un point d’équilibre possible à ce moment-là. Le gouvernement israélien pouvait au moins se targuer d’avoir vengé l’attaque du 7 octobre en éliminant ses concepteurs et la plupart de ses acteurs, puis d’avoir réduit à peu de choses la menace réelle du Hamas, d’autant plus que l’organisation était désormais coupée de tout soutien extérieur. C’était un résultat finalement acceptable, et la guerre aurait pu, en échange de la libération des otages – ou du moins d’une grande partie d’entre eux –, s’arrêter là.

Trop et trop tard

Pour diverses raisons, le gouvernement israélien a choisi de poursuivre la guerre. Il aurait pu cette fois décider de conquérir complètement le territoire de Gaza, puis de le quadriller. Cela restait encore possible avec la force militaire disponible, malgré son usure, notamment du côté des réservistes. Mais la légitimité d’une telle action, ainsi que son acceptation internationale, n’étaient plus celles d’autrefois, au temps du capital de sympathie. D’autant plus qu’il n’y avait toujours pas d’alternative crédible au gouvernement du Hamas, comme en octobre 2023. On a donc préféré continuer à faire la même chose, en espérant, mystère, que cela produirait des résultats différents.

Un an plus tard, le constat est forcément le même qu’au 31 juillet 2024, avec simplement des chiffres de pertes – amies, ennemies et civiles – plus élevés, un niveau de destruction accru, et une situation humanitaire devenue encore plus critique. Seule avancée notable : un accord, signé le 15 janvier 2025 sous la médiation du Qatar, de l’Égypte et des États-Unis, qui a permis une cessation des combats jusqu’au début mars. Cet accord a abouti à la libération de 33 otages israéliens en échange d’environ 1 700 à 1 800 prisonniers palestiniens, au retrait d’Israël de zones densément peuplées, à la reprise de l’aide humanitaire et au retrait israélien du corridor de Netzarim. Refusant toutefois d’aller jusqu’au cessez-le-feu permanent prévu pour la phase suivante, le gouvernement israélien a bloqué l’aide humanitaire, puis relancé raids et frappes, reprenant même le contrôle du corridor de Netzarim.

Retour donc à la « tonte de gazon », avec toutefois une inflexion progressive vers l’idée d’une conquête totale. Le 5 mai 2025, le cabinet de sécurité israélien a approuvé un plan visant à « conquérir Gaza et à maintenir le territoire sous contrôle », avec l’intention d’occuper l’ensemble de la bande. Le 8 août dernier, ce plan s’est concrétisé par l’annonce de Benjamin Netanyahu, qui a déclaré la prise de contrôle militaire totale prochaine de Gaza-ville. Il a souligné qu’il ne s’agissait pas d’occuper la zone à perpétuité, mais de démanteler le Hamas, puis de transférer la gouvernance à une autorité arabe ou civile.

Pourquoi pas ? C’est en effet la seule manière de détruire au moins l’État-Hamas. Mais pourquoi maintenant, au bout de deux ans, alors que la capacité d’approbation est au plus bas, que l’outil militaire est usé, et qu’il n’existe toujours aucune solution viable pour gouverner le territoire ? La logique aurait voulu que l’on profite de la durée de ce conflit pour commencer par construire cette solution, en impliquant l’Autorité palestinienne, les pays arabes, les États-Unis et la communauté internationale, puis de passer à la phase militaire de reconquête, avec la perspective d’une relève rapide par une force suffisamment importante et capable de maintenir l’étouffement du Hamas, du Jihad islamique ou du FPLP. Nous en sommes encore très loin.

Peut-être compte-t-on du côté israélien sur la durée annoncée de plusieurs mois pour cette opération à Gaza-ville afin de se donner le temps de trouver une solution. Peut-être n’a-t-on pas réellement l’intention d’aller jusqu’au bout, et cette conquête est agitée comme une menace. Peut-être enfin s’agit-il simplement de continuer une guerre qui est devenue pour certains une fin en soi.

Le gouvernement Netanyahu n’a fait que donner des coups depuis deux ans, des coups puissants qui ont considérablement affaibli les ennemis d’Israël. C’est un résultat très important, mais le problème de cette stratégie de coups de marteau est que les clous, même enfoncés, restent là — à l’exception du régime d’Assad à Damas, éliminé par d’autres — et que pour les arracher, il faut mettre les mains avec des pinces, ce qui est plus compliqué. Il est fort probable que l’on n’en ait pas encore fini avec les coups de marteau, tant pis pour ceux qui se trouvent à côté des clous.


mercredi 23 juillet 2025

Le caporal stratégique ou peut-on confiner la connerie ?

20 décembre 2021

L’expression « caporal stratégique » a été popularisée par le général américain Charles Krulak dans son article The Strategic Corporal: Leadership in the Three Block War, paru dans Marines Magazine. Il contribuait ainsi à diffuser ces concepts dans le monde militaire. US Marines et Troupes de Marine ont quelques points communs et se rencontrent souvent ; et pour être tout à fait juste, l’idée lui avait été soufflée par le colonel Tracqui (TDM) lorsque Krulak était venu visiter le bataillon n° 4 à Sarajevo, pendant le siège.

Le colonel Tracqui lui avait exposé la politique du bataillon, consistant à s’immerger dans la population urbaine locale pour accomplir diverses missions (« les trois blocs » : humanitaire, sécurité, combat) sur très court préavis, le tout dans un environnement fortement médiatisé. Le « caporal stratégique », quant à lui, désigne le fait que dans un tel contexte, l’action d’un seul soldat, même au plus bas échelon, peut faire office d’« aile de papillon » et provoquer des bouleversements. Et quand on parle d’action, on parle surtout d’action négative.

Lorsque le papillon fait des conneries

En soi, ce n’est pas obligatoire. Beaucoup de soldats font des choses admirables, mais cela a nettement moins d’écho. L’esprit humain est ainsi fait qu’il s’intéresse surtout aux trains qui n’arrivent pas à l’heure. Peut-être parce qu’il est naturellement plus sensible aux problèmes, aux risques, aux menaces. Le bouleversement est donc le plus souvent une catastrophe.

Ce n’est pas un concept révolutionnaire. Tout chef en opération a peur de la « connerie ». La connerie, c’est deux marsouins qui sortent discrètement une nuit de la base et rentrent un peu « émus » en se disant : « Tiens, et si on passait par la zone minée pour rentrer discrètement ? » En l’occurrence, la chance les a sauvés, du moins des mines. Notons au passage que « connerie » désigne à la fois l’acte lui-même et l’état d’esprit qui le conçoit. Il y a des degrés dans la connerie : depuis la bagarre dans un bar qui suscite un incident diplomatique (vécu aussi), jusqu’à la connerie d’ampleur stratégique — disons, pour être dans l’actualité, une connerie de « classe américaine ». Celle-ci implique presque toujours la violence, et plus précisément, une violence injuste et/ou disproportionnée.

Quelques années après l’article de Krulak, l’engagement américain en Irak livrait un florilège de cas : des paras tirant sur la foule à Falloujah en 2003, au massacre de la place Nissour à Bagdad par Blackwater en 2007, en passant par celui d’Haditha, sans oublier les exactions d’Abou Ghraïb. Et ce ne sont là que les cas les plus graves et connus. Les conneries meurtrières américaines — et les conneries tout court — ont été innombrables, surtout au début de l’engagement. Elles ont été un puissant moteur de ressentiment et ont nourri la rébellion.

Les soldats sont porteurs de la force. Un fantassin comme un pilote de chasseur-bombardier porte sur lui de quoi tuer plusieurs dizaines de personnes. Il doit parfois prendre des décisions rapides dans un environnement dangereux et rarement clair. Je cite souvent, car il m’a marqué, ce cas où je dois décider tout de suite de la vie ou de la mort d’un homme, à 50 mètres de moi, que je soupçonne fortement d’avoir tiré à l’instant sur un marsouin. Je décide finalement de le laisser vivre et de l’avertir par un tir au-dessus de lui. Rétrospectivement, j’ai eu raison puisque la menace s’est arrêtée là. Mais j’aurais tout aussi bien pu avoir tort, s’il avait recommencé et réussi à tuer un de nos soldats. Peut-être que quelqu’un d’autre, placé dans les mêmes conditions, aurait privilégié la sécurité.

En juillet 2007, placé dans une situation similaire mais avec des moyens plus puissants, un équipage d’hélicoptère Apache abattait froidement 18 personnes, dont de nombreux civils. La mission était filmée et, comme pour Abou Ghraïb, la diffusion des images amplifiait l’horreur. L’esprit est aussi très sensible à ce qu’il voit, à l’image. Voir a des effets beaucoup plus puissants que le simple fait de savoir. On peut savoir qu’il y a eu un millier de cas, cela reste plus abstrait — et plus c’est grand, plus c’est abstrait — qu’une seule image.

Ajoutons un phénomène bien connu des réseaux sociaux : un événement a d’autant plus d’écho qu’il conforte un sentiment ou, pire, une croyance préexistante. Par l’orientation préalable de nos capteurs, on a plus de chances de voir ce qu’on a envie de voir. Rappelez-vous : le négatif l’emporte sur le positif. On peut s’indigner du comportement indigne de membres d’une institution qu’on apprécie par ailleurs, mais l’impact et la diffusion seront plus importants dans le camp hostile, qu’il vient conforter.

Tout cela nous donne une équation du caporal stratégique qui se prononce comme “cirque” : C × I × R × C, où :

  • C est la connerie initiale,
  • I, l’image de la connerie,
  • R, sa diffusion dans les médias et réseaux,
  • et enfin le deuxième C, le contexte initial défavorable.

On notera que ce dernier rétroagit sur le premier. Un contexte hostile va plutôt pousser à la connerie, soit volontairement par provocation, soit plus simplement par une ambiance de méfiance. Quand on en vient, comme aux États-Unis, à se méfier d’un joggeur uniquement parce qu’il est noir, la connerie n’est pas loin, et lorsqu’elle survient, elle accentue mécaniquement la tension générale.

La meilleure manière, apparemment, d’éviter la connerie serait de ne rien faire, mais l’inaction peut produire aussi de nombreux effets pervers, en laissant par exemple le contexte à l’influence ennemie. D’un autre côté, si on agit, il surviendra statistiquement des conneries. Le tout est de faire en sorte que la valeur du CIRC soit aussi proche que possible de zéro. Le rôle du contexte est complexe — on y reviendra. Intéressons-nous à l’origine du problème et à son amplification.

La mécanique quantique de la connerie

Rappelons avant de continuer qu’il peut exister, bien sûr, de la « grande connerie », avec un grand C dès le départ, et des conséquences catastrophiques à l’arrivée. On peut s’interroger sur certaines décisions politiques ou militaires passées, mais celles-ci étaient d’emblée stratégiques et leurs résultats également. C’est la relativité générale de la connerie.

Ce qui nous intéresse ici, c’est plutôt la mécanique quantique. C’est l’atome invisible qui finit par provoquer une explosion nucléaire. Or — et c’est là ce qui est relativement nouveau — ces explosions inattendues tendent à devenir de plus en plus fréquentes, en raison de l’existence, autour des événements, d’éléments amplificateurs. On pourrait ainsi parler de « pangolin stratégique », de l’impact d’un Jérôme Kerviel ou de l’importance nouvelle des actes terroristes, mais restons sur ceux qui ont reçu une part du monopole d’emploi de la force, et revenons au CIRC.

Le but est d’empêcher ce CIRC d’atteindre la masse critique de l’explosion nucléaire. A priori, il suffirait qu’un seul des paramètres soit nul. C’est impossible — et même de plus en plus impossible. Il faut donc s’efforcer de réduire autant que possible l’impact de chaque niveau. À la base, il y a la qualité totale du comportement. Et comme dans toute chaîne de production, cela passe à la fois par une conscience individuelle (surtout) et une structure de contrôle.

J’ai cité beaucoup d’exemples américains, mais peu d’exemples français. Il y a un facteur statistique, bien sûr : plus il y a d’individus engagés, plus il y a de conneries possibles. Mais en valeur relative, les soldats français sont peut-être les plus engagés au monde. En cumulant toutes les expériences individuelles, la compagnie d’infanterie de marine que je commandais totalisait trois siècles d’engagement hors de métropole. Il serait difficile pour un individu vivant trois siècles de ne pas provoquer de catastrophes… mais c’est possible.

La guerre d’Algérie a été un traumatisme collectif pour notre armée (et pas seulement, bien sûr), dont nous sortons difficilement. Une des thérapies a consisté à nous bourrer le mou — au moins celui des officiers et sous-officiers — avec l’éthique et la déontologie du métier des armes. Ce traumatisme, et même cette thérapie, ont pu induire longtemps une forme d’inhibition dans l’emploi de la force (« le non-emploi raisonné de la force », « réussir sans esprit de victoire » — choses entendues), mais cela a porté ses fruits.

Ajoutons un élément essentiel : la professionnalisation, au sens de maîtrise des compétences. Un général israélien me disait un jour : « Ce qu’on vous envie, ce sont vos caporaux-chefs. Des gars qui ne pètent pas un câble et ne défouraillent pas dès qu’on leur jette des cailloux. Nos soldats et cadres de contact sont des appelés de 20 ans. C’est dur d’être toujours calme à cet âge. » Il ajoutait que dans les opérations complexes, ils préféraient envoyer des réservistes, des pères de famille qui courent moins vite mais sont plus pondérés.

Le « calme des vieilles troupes » est une vieille expression militaire, bien antérieure au concept de « caporal stratégique », dont elle constitue pourtant un ingrédient essentiel. La maturité de celui qui va au contact des événements doit être proportionnelle à la difficulté de ce contact. Il faudra qu’on m’explique à cet égard pourquoi des institutions comme l’Éducation nationale ou la Police font exactement l’inverse et envoient leurs « bleus » dans les endroits les plus difficiles, pour s’étonner ensuite de constater des problèmes. C’est d’autant plus illogique que, dans ce dernier cas — et à raison — on considère que les unités d’intervention doivent accueillir des gens expérimentés, parce qu’elles ont à traiter des situations complexes.

La combinaison de la maturité cérébrale, du cumul d’expérience et de compétences permet de mieux gérer le stress. Plus précisément, elle permet plus facilement de répondre « oui » à la question : « Est-ce que je peux gérer la situation ? » La connerie dangereuse survient souvent lorsqu’on répond — souvent inconsciemment — non à cette même question. Lorsqu’on se sent impuissant, tout en se disant qu’il faut faire quelque chose pour se dégager de ce merdier ou simplement pour diminuer son stress.

La question des solutions est fondamentale. Si, dans une situation stressante donnée (et toutes les situations violentes le sont), il n’y a que le choix entre l’impuissance et des solutions (procédures, équipements) dangereuses ou disproportionnées, il faut s’attendre à des problèmes.

Ce n’est pas une science exacte. Derek Chauvin, le policier américain qui a tué George Floyd, avait 44 ans et de nombreuses années de métier. Il contredit apparemment ma théorie de la maturité. Oui, mais parce que celle-ci ne s’est pas accompagnée d’un contrôle adéquat. Le contrôle est d’abord culturel. On lui a probablement appris qu’il valait mieux être fort et s’imposer dans un contexte dangereux que faire preuve de retenue. C’est l’équivalent des vieux exercices militaires « hit, slash, kill », fondés sur l’idée que l’Américain était naturellement trop gentil et qu’il fallait le rendre plus agressif, plus guerrier.

À ce stade, constatons surtout que malgré 17 plaintes à son égard, et une implication très suspecte dans trois accrochages ayant fait au total un mort et deux blessés par balles, il n’avait jamais été viré, ni même retiré de la « zone de contact ». L’intérêt de la professionnalisation, c’est aussi d’avoir le temps d’observer les gens et leur degré de dangerosité. Si 70 % des militaires sont en CDD, c’est aussi pour pouvoir écarter ceux qui présentent des risques élevés de connerie. On ne réussit pas toujours, mais c’est plus facile que lorsqu’on doit conserver — par statut — tous les boulets pendant très longtemps. Un soldat français n’aurait jamais pu accumuler un tel pedigree. Il est même probable que la première — non pas plainte mais culpabilité avérée — dans un acte grave, aurait mis fin à sa carrière.

Le contrôle est aussi hiérarchique. Si, dans une section d’infanterie de 39 pax, il y a un tiers de chefs, ce n’est pas pour rien. On introduit de la responsabilité (grand pouvoir, grande responsabilité), mais aussi du contrôle — beaucoup de contrôle. Notons que le contrôle va dans tous les sens. S’il y a des adjoints, c’est pour prendre des décisions collégiales dont on espère qu’elles réduiront la probabilité de l’erreur grave.

Ce n’est pas infaillible. L’effet peut même se retourner. Rappelons-nous : en situation de stress et d’incertitude, dans un instant de suspension morale, le pire est possible — pourvu qu’il soit proposé comme solution ou modèle par quelqu’un que l’on ne peut contredire. Le massacre de My Lai, 400 civils tués en mars 1968, a été initié par un jeune lieutenant, et personne — du moins parmi ceux sous ses ordres — ne s’y est opposé, bien au contraire. La connerie meurtrière, l’horreur même, n’a pas pu rester confinée.

La connerie augmentée

Ce qui n’est pas vu existe peu. Quand le colonel Tracqui parlait de résonance médiatique au général Krulak, il pensait alors aux journalistes, très présents dans Sarajevo pendant le siège. À ce moment-là, un adjudant-chef avait vu deux enfants abattus par un sniper juste à côté de lui. Malgré ses efforts, il n’avait pu en sauver qu’un. Il déclara alors qu’il aurait la peau du sniper serbe. Cela tomba dans l’oreille d’un journaliste, qui ne manqua pas de le rapporter. Dans l’ambiance de l’époque, c’est la déclaration de l’adjudant-chef — contraire à la neutralité des Casques bleus — qui choqua le plus les autorités onusiennes. Le commandement envisagea même un temps un « vol bleu » (sanction et retour), avant que ce processus absurde ne s’arrête.

Les journalistes et les médias — journaux, télévision — constituaient alors pratiquement les seuls intermédiaires entre les événements et le reste du monde. On s’en méfiait, car bien souvent, la réalité qui finissait « au 20h » se réduisait à quelques cubes tentant de représenter un contexte relevant plutôt de l’expressionnisme allemand le plus sombre. On faisait avec — comme avec l’arbitre au rugby. La plupart des journalistes n’étaient là que quelques jours, et il leur fallait très vite un cube. On s’empressait de leur fournir : la bonne image, la belle séquence, plutôt que de les laisser chercher eux-mêmes.

Et puis sont arrivées les chaînes d’information, dont l’effet principal n’a pas été de multiplier les cubes, cercles ou figures plus petits pour donner un paysage plus fin, mais au contraire de répéter toute la journée les mêmes gros objets. L’élargissement n’était que répétition, donc plutôt un rétrécissement.

Est ensuite venue la « longue traîne », ce pouvoir médiatique démocratisé qui a explosé le monopole d’intermédiation des médias classiques. Les tout petits cameramen et reporters se sont multipliés, parfois brillants comme de vrais journalistes, mais souvent à l’image du comptoir de bar où ils officiaient auparavant.

Ajoutons que ces nouveaux pouvoirs ont créé des flux d’infos de densité et d’intensité très variables. Une attaque terroriste en plein cœur de Paris, en janvier 2015, va provoquer la venue des dirigeants du monde entier quelques jours plus tard, alors que le massacre de 70 villageois nigérians par Boko Haram, trois jours avant, restera largement ignoré. Le monde sous le lampadaire n’est pas plus réel que celui resté dans l’ombre juste à côté.

Gérer le CIRC, c’est gérer tous ces flux. On peut essayer de les tarir au point de départ. Les cellules noires de la CIA faisaient (et font) sensiblement la même chose que les crétins de gardiens chargés de « mettre en condition » les prisonniers d’Abou Ghraïb. La différence, c’est que les premières étaient verrouillées, tandis qu’on a donné accès à Internet aux seconds pour qu’ils ne s’ennuient pas trop. Le résultat, en termes de dégâts d’image, est connu.

Il y a eu connerie évidente ? D’accord. Il faut alors traiter ses effets :

  • premières mesures immédiates ;
  • poursuite rapide de l’enquête par un élément insensible aux conséquences de ses résultats ;
  • publication transparente de cette enquête ;
  • sanctions éventuelles ;
  • et, si nécessaire, transmission du dossier à la justice.

La connerie est-elle due à un problème structurel ? C’est donc aussi la structure qui doit être mise en cause, d’une manière ou d’une autre. D’abord en interne, bien sûr — c’est le rôle du retour d’expérience, des inspections, etc. — mais éventuellement aussi devant la Justice.

Les résultats des enquêtes démontrent-ils une manipulation, une fausse accusation délibérée ? L’heure devrait alors être à la contre-attaque. Il faut peut-être dix fois plus d’effort pour réhabiliter un honneur que pour le détruire. Rappelez-vous : le négatif l’emporte toujours sur le positif, et seuls les courageux admettent leurs erreurs de jugement. Eh bien, faisons dix fois plus d’effort. Il ne faut pas seulement réagir mieux, ou plus vite, comme on le dit souvent ; il faut aussi attaquer ceux qui attaquent, traquer les ennemis manifestes et les faire payer lorsqu’ils mentent. Ce n’est pas seulement de la justice, c’est aussi de la dissuasion, pour les manipulateurs en puissance.

Une stratégie qui se contente de défendre ses places fortes finit toujours par ressembler à une histoire de redditions. Bien sûr, cela demande des moyens et des efforts. Mais celui qui n’a pas compris qu’Internet, les médias et les réseaux sont devenus des terrains de manœuvre se condamne à les subir.