Après les combats, les soldats ont souvent l’habitude
de se réunir et de parler, de raconter les événements tels qu’ils les ont vécus.
C’est une manière d’évacuer un peu de stress mais aussi de comprendre enfin ce
qui s’est passé et quel a été leur rôle. Les
erreurs y sont mieux comprises et souvent excusées, les comportements courageux y sont reconnus par les camarades. Cette reconstitution historique est
importante mais seulement à cette échelle. Les unités et corps de troupe font la même chose pour
raconter une opération passée, sous forme d’exposition photos dans les couloirs
par exemple ou de livres souvenirs. Il n’en est rien
en revanche au niveau de l’institution militaire elle-même toujours incapable,
plus de cinquante ans après le début de l’ « ère des opérations », de faire un récit officiel, public et détaillé d’une seule d’entre-elles. Le « devoir
de mémoire » ne s’applique visiblement pas à l’action des soldats.
Après les opérations au Tchad, à Beyrouth ou en
Ex-Yougosolavie pour ne citer que les plus meurtrières, c’est désormais la
guerre menée par la France en Afghanistan qui est en train de s’effacer de la
mémoire de la nation sinon de celle des dizaines de milliers d’hommes et de
femmes qui l'ont vécu. Il y a eu certes des témoignages, souvent très forts, de soldats sur leur engagement
mais sans décrire l’ensemble de la guerre. Il y a eu aussi quelques travaux
universitaires mais qui ne décrivait au contraire que rarement le détail des opérations
militaires. Le livre de Christophe Lafaye, qui est également une thèse d’histoire
récompensée par le prix de l’histoire militaire 2014, vient faire le lien entre ces approches. L’armée française
en Afghanistan apparaît
ainsi comme un travail unique et précieux, combinant la rigueur scientifique et
la connaissance empathique de l’auteur, officier de réserve au 19e régiment de génie, pour
son sujet.
Voici donc le premier récit complet et
chronologique (c’est de l’histoire) de l’engagement français en Afghanistan de
2001 à 2012, dans un aller-retour permanent entre la description politique et
stratégique du conflit et l’action des unités sur le terrain, au moins celle de l’armée de
terre et plus précisément celle de l’arme du Génie. C’est son premier mérite. Le
principal reste cependant la description précise du combat ingrat, difficile et
trop méconnu de ces combattants de la menace invisible. Car dans ces combats
dits asymétriques où l’adversaire ne peut affronter trop ouvertement et trop
longtemps une puissance de feu très supérieures à la sienne, c’est dans la
complexité du terrain et de ses interstices qu’il mène souvent son combat, à base
de pièges et autres engins explosifs improvisés d’une infinie variété, combinés
ou non à des embuscades. Dans ce combat de l’ombre, où les hommes affrontent
autant, sinon plus, les objets que les hommes, combat méticuleux, précis, méthodique,
les sapeurs ont le premier rôle et c’est un rôle dangereux, comme en témoigne
la longue liste des tués et blessés de cette arme. Le déminage, s’il a pris une dimension particulière en Afghanistan, n’est pas pour autant la seule
mission du Génie. Les sapeurs français ont aussi beaucoup construit pour
protéger les forces ou pour aider la population, multipliant ainsi encore les
occasions de sauver les vies au péril de la leur. Christophe Lafaye met tout
cela parfaitement en lumière mais ce n’est pas tout. L’histoire du Génie en
Afghanistan, comme celle des autres armes, c’est aussi une histoire de l’adaptation
permanente, en particulier à partir du déploiement en Kapisa-Surobi en 2008, sous
contrainte de ressources rares et d’intrusion politique abondante, face à un
adversaire aussi imaginatif qu’agressif. On voit ainsi se succéder souvent sur l'initiative de quelques experts les
innovations organisationnelles,
les introductions de nouveaux équipements, l’évolution des méthodes et la
formation d’un capital d’expérience aussi remarquable que finalement fragile
tant il peut être perdu facilement.
Christophe Lafaye ne rend pas ainsi seulement un hommage, aux sacrifices des sapeurs, il le rend aussi à l’intelligence.
Ce livre est en lui-même un recueil de tous les efforts et tâtonnements par
lesquels il a fallu passer pour parvenir à l'excellence. Il constitue donc
aussi un instrument de maintien de ce même capital lorsque tous ceux qui ont
contribué à le constituer seront partis. Il est ainsi important à plusieurs
titres.
Christophe Lafaye, L’armée française en Afghanistan-Le Génie au combat (2001-2012),
CNRS/DMPA ministère de la Défense, Paris, 2016, 502 pages. Préface du général
Jean-Louis Georgelin, ancien Chef d’état-major des armées (2006-2010).