En 2011, deux colonels de l’armée de Terre ont
ouvert leur blog. Ces officiers sont François Chauvancy (FC) du Centre
Interarmées de Concepts, de Doctrines et d’Expérimentations (CICDE) et Michel
Goya (MG) de l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire (IRSEM).
Pour mieux comprendre les motivations et les pratiques de ces
colonels-blogueurs, nous leur avons posé quatre questions.
1) Le phénomène des « milblogs » vient des
Etats-Unis – où il est d’ailleurs aujourd’hui en reflux – et n’a jamais connu
le même engouement en France. Pourquoi avez-vous décidé de lancer votre blog en
2011? Est-ce lié à une volonté de remettre la Défense sur le devant de la scène
à l’approche des échéances électorales de 2012?
- FC : Le lancement de mon blog en août 2011 sur
le site du quotidien Le Monde, en tant qu’abonné, répondait avant tout à un besoin de
m’exprimer en tant que soldat-citoyen, d’être aussi plus en phase avec
l’actualité, ce qui se fait rarement dans le cadre de l’expression des
militaires. Je n’avais et n’ai cependant pas la prétention de mettre la défense
au cœur de la campagne électorale. En revanche, j’ai eu le sentiment, encore
plus qu’avant, que les questions de défense méritaient d’être traitées par les
principaux concernés dans leurs domaines de compétence. Certains points de vue
se doivent d’être librement exprimés à titre personnel, avec la possibilité
d’un débat notamment au contact des citoyens qui ne connaissent plus l’Armée.
C’est l’objet de ce blog. Il s’agit aussi d’un défi : serai-je capable
d’intéresser, d’alimenter régulièrement d’une manière construite et réfléchie
ce blog sur les questions de défense ? Je constate sur le second point que,
toutes les semaines, la sécurité extérieure de notre pays ou des questions
concernant les armées sont évoquées sous une forme ou sous une autre.
M’exprimer en tant qu’officier supérieur d’une relative ancienneté et en tant
que citoyen m’est apparu donc un devoir dans une société où beaucoup parlent
pour les armées avec une légitimité discutable.
- MG : Ce blog, avec ses ramifications Twitter,
Facebook, Viadeo, etc., est avant tout conçu comme un prolongement dans « la
longue traîne » d’une activité de réflexion officielle. Je le vois comme un
laboratoire où je soumets en direct mes réflexions à la critique. Il n’y a pas
de lien avec les échéances électorales même si je pense que les militaires
doivent aussi être présents dans les débats, ne serait-ce que parce qu’ils
restent, comme le dit le général Desportes, les meilleurs experts de leur propre
métier.
2) Avez-vous eu besoin d’une autorisation de
votre hiérarchie pour lancer votre blog? Vos billets doivent-ils être approuvés
avant publication?
- FC : J’ai pris le risque de ne pas demander à
ma hiérarchie l’autorisation d’ouvrir mon blog, encore moins de publier un
billet. J’écris depuis 1988 et prends position depuis que je suis capitaine,
sans commentaires extérieurs mais avec parfois quelques sueurs froides sur mon
avenir. Un ancien chef d’état-major de l’armée de terre m’a confirmé il y a
quelques mois que je l’avais (sans doute) « payé » et je me demande parfois… Je
rappellerai cependant que notre hiérarchie demande aux militaires de s’exprimer
depuis une dizaine d’années. Il n’y a donc pas de contradiction entre ouvrir un
blog et ne pas en demander l’autorisation. Par ailleurs, pour moi, un officier
n’est pas un serviteur de l’Etat comme les autres. Il a le devoir de s’exprimer
certes dans les limites du statut … que je connais bien. En revanche, attirer
l’attention sur une question me paraît une obligation morale de l’officier même
si cela surprend parfois dans notre société. Cela ne veut pas dire que j’ai
raison dans mes écrits. Ce même chef d’état-major de l’armée de terre évoqué
précédemment m’avait cependant fait le compliment que, certes, j’agaçais
parfois mais que je faisais réfléchir ! Cela n’a rien changé à mon avenir mais
cela m’a fait plaisir.
- MG : Partant du principe que le nouveau statut
des militaires a supprimé toute autorisation préalable à une publication, je
n’en ai demandé aucune. Il en est de même pour les billets.
3) Au cours des dernières années, plusieurs
officiers – Vincent Desportes et Jean-Hugues Matelly, en particulier – ont été
sanctionnés en raison de leurs écrits. Vous imposez-vous des lignes rouges à ne
pas franchir pour ne pas vous retrouver dans la même situation?
- FC : Outre le respect du statut général des
militaires, je me donne effectivement des limites. J’appartiens à la communauté
militaire et je ne m’exprime pas pour la mettre en difficulté, encore moins
quand cela concerne les camarades aux « affaires » et confrontés à une tâche de
plus en plus lourde. Cela ne veut pas dire forcément se taire et ne pas
s’exprimer avec franchise. Cela signifie aussi que j’évite certains sujets,
surtout si je ne les connais pas. Ensuite, j’ai une compréhension militaire des
sujets que je traite. Mes réactions et mes réflexions ne sont pas bien
différentes d’une grande partie de celles de mes camarades. Ma réflexion doit
donc être constructive et le résultat d’un travail qui pourrait au moins
partiellement être utile, en toute modestie, au service des armées de la
République ! Enfin, si je dois être sanctionné, je l’assume. S’exprimer ne doit
pas s’exercer à travers la crainte d’une éventuelle sanction. Il est indéniable
que plus vous exprimez des idées, plus vous vous exposez, plus vous donnez une
image de vous-même qui suscite soutien ou rejet et donc provoque des effets
secondaires. Cependant, faire ce que l’on pense être conforme à ses valeurs
permet d’assumer cette prise de risque responsable. C’est une question,
oserais-je dire, d’honneur et de rigueur intellectuelle conforme à l’état
d’officier, valeurs qui doivent apparaître dans les écrits publiés.
- MG : Je m’efforce de ne pas trahir de secrets
(c’est facile, je n’en connais aucun) et de ne pas exprimer d’opinions
religieuses et politiques. Par ailleurs, je commente assez peu l’actualité. Je
m’efforce de donner des courtes notes d’explorations, autant que possible
étayées, ou de faire connaître d’autres travaux, afin de nourrir la réflexion
sur les questions de défense et d’emploi des forces. J’accepte tout à fait le
risque d’être puni.
4) De manière générale, quelle est aujourd’hui
la place des médias sociaux dans les armées françaises?
- FC : Sur cette question particulière des
réseaux sociaux, je précise que je n’y adhère pas malgré leur modernité. Sans
doute une question de génération. Je ne connais donc pas la place que tiennent
les réseaux sociaux dans les armées. Je comprends que cela soit un moyen de se
relier aux autres et de partager ce que l’on vit. Cependant, une vie privée n’a
pas, à mon avis, à être exposée sur internet même avec des proches
sélectionnés, surtout si on est soi-même en opérations. J’aborderai donc
surtout cette question des réseaux sociaux sous l’aspect de la sûreté de
l’information. Etre militaire implique une vigilance permanente sur
l’information que l’on diffuse sur soi ou sur les autres, notamment en
opérations. J’ai donc une certaine « inquiétude » sur la présence des
militaires sur les réseaux sociaux dans la mesure où, sans précaution, cela
peut avoir de graves conséquences pour eux ou pour la communauté militaire. Je
pense en revanche qu’une « éducation » aux réseaux sociaux s’avère aujourd’hui
indispensable au sein des armées.
- MG : Les médias sociaux sont d’abord une
source d’informations parallèle aux canaux officiels, tant en interne que
vis-à-vis du reste de la nation. Ils permettent de renforcer les liens
armée-nation sur lesquels on s’interroge souvent. Ils constituent aussi un
substitut à la rareté des indispensables espaces de libre réflexion pour les
militaires et les civils intéressés. Ils sont complémentaires d’organes de
réflexion institutionnels, qui par construction, ne peuvent rien produire de
très original.
Merci à Marc Hecker