On
a ainsi connu en Ukraine deux campagnes terrestres offensives russes successives
et de formes différentes auxquelles répondaient deux campagnes défensives antagonistes. Il y aussi une campagne navale et une campagne de frappes russes dans la grande profondeur
qui perdurent et auxquelles répondent également des campagnes défensives et offensives
ukrainiennes.
En
parallèle de ces campagnes dans les espaces vides, et on
pourrait y ajouter celle dans le cyberespace, on assiste maintenant au
développement d’une campagne offensive aéroterrestre ukrainienne. Il est
probable que ce ne soit pas la dernière.
Les
briques des batailles
L’Ukraine
n’a pu passer à l’offensive que parce que ses forces terrestres étaient suffisamment
montées en puissance pour autoriser cela. Une montée en puissance s’effectue toujours
qualitativement et/ou quantitativement.
Qualitativement,
il s’agit d’avoir des unités de combat qui soient d’une gamme tactique
supérieure à celles de l’unité sur les différents points de contact. Un point
de contact terrestre est la zone où, avec ses armes, on peut tirer directement efficacement
sur l’ennemi. Cela correspond sensiblement en Ukraine à une confrontation tactique
sur quelques km2. La supériorité numérique importe peu à cette
échelle où elle ne dépasse presque jamais le 2 contre 1. La supériorité qualitative
en revanche est essentielle.
La
valeur des équipements est évidemment importante, mais outre qu’en Ukraine ces
équipements sont souvent assez proches de part et d’autre, ce sont bien les facteurs
humains - solidité au feu, compétences, commandement, organisation - qui font
vraiment la différence dans cet environnement mortel. Les facteurs extérieurs,
comme le terrain ou les appuis feux, viennent accentuer ou compenser la
différence de gamme tactique entre les adversaires et au bout du compte celui dont
le niveau est le plus élevé l’emporte systématiquement, et ce de manière plus
que proportionnelle à cette différence. Notons que cette gamme tactique peut
évoluer aussi en fonction de la forme des campagnes. Telle unité légère bien adaptée
à la défense de zone et la guérilla peut se trouver moins compétente et adaptée
dans un combat de positions où l’ennemi dispose d’une puissante artillerie.
Quantitativement,
il s’agit d’avoir le maximum d’unités de combat et si possible plus que l’ennemi.
Si la supériorité numérique joue peu au niveau tactique, elle est très
importante au niveau de la campagne. Si on faisait s’affronter l’armée de Terre
française d’aujourd’hui avec celle de 1990 après mobilisation, il est probable
que ce soit celle de 1990 qui l’emportât. Celle de 2022 gagnerait la plupart
des combats mais serait sans doute dépassée par la supériorité numérique de
celle de 1990 qui, parce que plus nombreuse, pourrait multiplier les combats et
surtout manœuvrer dans des endroits où son adversaire ne pourrait être. Notons
bien que ces deux critères sont partiellement contradictoires. Quand, à
ressources données, on investit beaucoup de ressources sur la force de chaque
unité de combat, avec des équipements très sophistiqués notamment, on réduit le
nombre d’unités que l’on peut se payer.
Avec
le temps, on l’a vu, l’armée ukrainienne a obtenu la supériorité dans les deux
domaines, avec le flux de plusieurs dizaines de milliers de soldats nouvellement
formés, un chiffre supérieur à celui des pertes définitives – morts, blessés
graves, prisonniers et disparus – et la croissance de compétence des unités engagées
qu’elles soient de manœuvre ou, surtout, territoriales. En résumé, l’armée ukrainienne
dispose d’une soixantaine de brigades de qualité variable mais plutôt bonne et
en tout cas supérieure en moyenne à celle des unités russes. Il est difficile d’estimer
par comparaison le nombre de groupements russes et séparatistes, d’autant plus
que ces groupements sont devenus très disparates. On peut considérer qu’il
représente désormais une masse de manœuvre inférieure en volume et en qualité
tactique moyenne à celle des Ukrainiens. Cette infériorité tactique peut encore
être compensée localement en s’appuyant sur des positions retranchées et une
artillerie encore très supérieure en volume.
C’est
bien pour compenser cette infériorité générale sans espoir de retournement par
la voie de recrutement de seuls volontaires qu’une mobilisation partielle a été
décidée en Russie. Elle s’effectue en parallèle d’un processus politique accéléré
de transformation en terres russes des territoires conquis et des républiques séparatistes.
À partir du moment où on combat sur le sol russe les conscrits déjà sous les
drapeaux peuvent être engagés tout de suite, soit un potentiel de quelques dizaines
de milliers d’hommes un peu formés pour les forces terrestres. Les réservistes
mobilisés peuvent également être déployés en renforcement individuel ou par bataillons
constitués, ce qui dans ce cas prendra forcément des mois.
L’espoir
est clairement de doper le volume des forces russes engagées en Ukraine au risque
d’un abaissement très net d’une qualité moyenne déjà insuffisante. La posture est
clairement défensive à court terme avec le souci de sanctuariser les conquêtes
en s’accrochant au terrain, même avec des troupes médiocres, avant les pluies d’automne
et la « saison des mauvaises routes » (Raspoutitsa) qui handicapent toutes les
opérations offensives. Il sera temps ensuite de procéder à une amélioration
qualitative des unités et de peut-être envisager une offensive d’hiver ou de
printemps. Du côté ukrainien, il s’agit de réunir, d’activer et d’alimenter
logistiquement des groupes de brigades afin d’organiser le maximum de batailles
offensives avant cette échéance.
Batailles
Les
esprits sont actuellement accaparés par la bataille qui se poursuit dans le
nord-est de l’Ukraine. Elle se déroule sur plusieurs espaces.
Le
premier est la rivière Oskil, sur un axe nord-sud, le long des quatre points de
passage. Les brigades qui ont conquis la zone sont réparties sur ces points,
avec l’espoir au mieux d’établir des têtes de pont à partir desquelles manœuvrer
ensuite ou au pire de fixer le maximum d’unités russes, car les Russes ont visiblement
décidé de résister sur la rivière. Pour les Ukrainiens, les possibilités les
plus importantes sont au nord de cette ligne dans la zone de Dvorichna.
L’effort
principal et peut-être décisif se trouve entre les deux espaces, entre la rivière
Oskil et le parc national Sviati Hory. On y trouve encore quatre brigades, dont
au moins une brigade blindée, qui font face à ce qui reste de la 90e
division blindée russe. La 90e division blindée russe résiste et parfois
contre-attaque mais le groupement ukrainien a réussi à progresser Ridkodub et
Nove et constitué une nouvelle poche. Il est très possible que cette percée
entraîne un nouveau grand recul russe, que ce soit à Lyman ou sur la rivière
Oskil.
Face
à la poussée générale ukrainienne, les 2e et 41e armées
russes, sans doute alimentées par des renforts de la zone de Belgorod de la 6e
et de la 1ère armée de chars tentent de reformer un front solide. Pendant
ce temps, les Russes poursuivent leurs attaques dans la zone entre Lysychansk
et Horlivka, sans doute pour contrarier l’offensive ukrainienne au-delà de la rivière
Donets, mais aussi encore et toujours depuis trois mois pour s’emparer de Bakhmut
à 50 km au sud-est de Kramatorsk. Des combats limités se poursuivent aussi toujours
dans la région de Donetsk. On ne comprend pas bien désormais la logique de cet
effort qui a absorbe des ressources qui seraient sans doute plus utiles pour la
défense du nord, mais peut-être s’agit-il simplement d’essayer obtenir une
victoire.
A
l’autre extrémité du font, troisième bataille, le siège de la tête de pont de
Kherson se poursuit, un siège de la taille d’un département français, avec toutes
les difficultés et les perspectives de l’exercice. La zone est solidement tenue
par douze brigades/régiments russes d’une taille moyenne de 1 500 hommes, avec
au total 150-200 chars de bataille et 800 véhicules de combat d’infanterie,
appuyés par environ 250 à 300 pièces d’artillerie dont peut-être 80 LRM. Les
forces ukrainiennes sont à peine supérieures en volume mais elles ont les
moyens de lancer des petites attaques locales sur les trois zones de
progression au nord, au centre et l’extrême sud du dispositif. Il n’est pas
exclu que les Ukrainiens tentent une opération amphibie sur la presqu’île du
parc national Biloberezhia Sviatoslava au sud de Kherson.
Et
puis, il y a la bataille X, celle que les Ukrainiens ont peut-être la
perspective d’organiser en arrière du front grâce à leur supériorité numérique
et qualitative et en admettant qu’ils disposent de la logistique adéquate. Pour
avoir une idée de son volume, il faudrait comptabiliser le nombre de brigades
qui ne sont pas en ligne.
Cette
bataille X peut être l’exploitation de la percée entre Oskil et Lyman, en direction
de l’est. L’art opératif, c’est souvent l’organisation de la conquête de points
clés, et dans cette région la prise de Svatove puis à 50 km plus à l’est de Starobilsk
annulerait complètement les résultats de l’invasion russe dans la région et obligerait
la logistique russe a largement contourner la zone pour alimenter les forces en
DNR/LNR.
La
bataille X peut être aussi une attaque dans la vaste zone allant du Dniepr au
sud de Zaporijia jusqu’à la DNR, avec Orikhiv, Houliaïpole ou Vouhledar comme point d’effort. La partie des oblasts de Zaporijia et de Kherson tenue
par les Russes est occupée par plusieurs armées russes avec la 58e en
première ligne, mais de la même façon que la pression sur Kherson avait attiré
des forces russes dans le sud du théâtre d’opérations, les Ukrainiens attendant
peut-être que leurs succès dans le nord obligent cette fois à dégarnir le sud.
C’est l’avantage de disposer de la supériorité en nombre de bonnes unités de manœuvre.
Quoiqu’il en soit, une nouvelle bataille victorieuse ukrainienne pourrait être,
sinon décisive du moins avoir des conséquences importantes. Reste à savoir s’ils
sont capables de l’organiser et de la mener à temps.
A
ce stade, on ne voit pas comment il pourrait y avoir de bataille offensive Y
initiée par les Russes, de la dimension par exemple de celle des Ukrainiens
dans le nord-est qui engage une douzaine de brigades.
On
l’a dit, les campagnes peuvent être successives ou superposées. En parallèle et
plutôt au- dessus de ces batailles terrestres, il y a la campagne pour savoir
qui peut engager le plus d’objets dans le ciel au-dessus des champs de bataille,
qu’il s’agisse d’avions, de drones, d’hélicoptères et même d’obus. Une campagne
dont on notera au passage, alors que les deux flottes aériennes sont en
opposition, la rareté des combats aériens. Cette campagne a un contenu technique
très important et c’est peut-être dans ce champ que l’aide occidentale
peut-être la plus utile. Tout ce qui permet de neutraliser la défense
anti-aérienne adverse, comme les missiles antiradars AGM-88 fournis depuis peu
par les Américains, permet de faciliter aussi l’emploi de ses propres aéronefs
ou projectiles, en appui direct ou en interdiction. Inversement tout ce qui
permet de contrer la menace des aéronefs et missiles ennemis, comme les
batteries NASAMS promises et peut-être un jour les excellents SAMP/T Mamba
français, facilite la manœuvre au sol et donc la réussite des batailles. On ne
sait pas très bien en quoi la capture de nombreux matériels sensibles russes, radars,
guerre électronique, véhicules de transmission, après la victoire de Balakliya
peut influencer cette campagne essentielle pour la suite de la guerre.
La
mise en place en Ukraine d’une défense antiaérienne aussi imperméable que celle
d’Israël par exemple pourrait éviter cette escalade dangereuse qui naît lorsqu’on
se sent impuissant sur le champ de bataille mais que l’on dispose de moyens de
frapper le pays et les populations. La paralysie des réseaux civils de communication,
dans tous les sens du terme, peut avoir un effet sur plusieurs fonctions de l’art
opératif, logistique, commandement, manœuvre. Les frappes sur les populations, directement
ou sur ce qui lui permet de vivre, que ce soit sciemment ou par maladresse
assumée, afin de saper la volonté des peuples et d’obliger les dirigeants à
négocier, voire à capituler, n’ont guère eu de succès dans l’histoire. S’obstiner
à le faire parce que simplement c’est possible et qu’on ne sait pas quoi faire
d’autre relève de la part des Russes de la criminalité de guerre. Cela incite d’ailleurs
l’adversaire ukrainien à faire parfois de même, comme les frappes sur la ville
de Donetsk, et provoque ainsi une spirale terrible.
En résumé, les campagnes de la fin de l’été sont à l’avantage des Ukrainiens qui ont incontestablement l’initiative. Elles ont eu suffisamment d’effets pour engendrer un changement radical de stratégie organique russe, celle qui génère et organise les moyens. Un changement radical aux effets encore largement incertains sur la suite des opérations.