En 2010, avec Military Power, l’historien américain Stephen Biddle avait apporté une contribution majeure à l’étude de l’art opérationnel et de la tactique. Il y développait l’idée que la révolution militaire qui avait débuté au milieu du XIXe siècle en Europe avait produit un « système moderne » qui se caractérisait par la capacité à manœuvrer et obtenir des résultats tactiques malgré un environnement particulièrement létal. En 1815 à Waterloo un fantassin devait en moyenne faire face à deux projectiles avant de parvenir au contact physique avec l’ennemi ; en 1915, ce nombre était passé à 200. Et encore ne s’agissait-il là que de projectiles d’infanterie, auxquels il fallait ajouter désormais tous les projectiles venant de la 3e dimension et frappant sur une vaste zone. Ce qui était visible devenait très vulnérable mais dans le même temps il n’était pas possible de vaincre sans attaquer et donc d’être visible.
Relever ce
défi a nécessité un effort considérable d’organisation. Il a fallu des méthodes
et des moyens nouveaux pour pouvoir évoluer sous le feu et neutraliser l’ennemi
tout en se déplaçant : engins blindés, mitrailleuses légères et portables,
barrages d’artillerie, groupes de combat, etc. Il a fallu surtout les
coordonner. Il s’en est suivi une masse considérable d’informations à gérer en
temps contraint : plans, ordres d’opération et de conduite, comptes rendus,
mesures de coordination, ciblage, etc. C’est finalement cette capacité à gérer
cette quantité nouvelle d’informations explicites ou tacites (compétences) du
haut en base de la hiérarchie, qui caractérise le « système moderne ». Il y a ceux qui le maitrisent et qui
peuvent conduire des manœuvres complexes, et ceux qui, y compris avec les mêmes
moyens matériels, n’y parviennent pas ou moins bien et qui sont écrasés forcément
par les premiers lorsqu’ils bougent. Les résultats des combats modernes ne sont
ainsi pas proportionnels au rapport de forces sur les points de contact, qui ne
dépasse que très rarement deux contre un, ni même à la sophistication des
équipements, mais bien à la différence entre la qualité des systèmes de
commandement opérationnels et tactiques. Une idée qui est explorée ici par
exemple.
Dans Military Power, Stephen Biddle ne s’intéressait
cependant qu’à l’affrontement entre armées conventionnelles étatiques. Dans Nonstate Warfare: The Military Methods of
Guerillas, Warlords, and Militias, il s’efforce de déterminer cette fois comment
les organisations non-étatiques armées combattent, et parfois parviennent, à
vaincre les États. Ce n’est évidemment pas nouveau, les conflits en Afghanistan
et en Irak en particulier ont (re)stimulé toute une « littérature de contre-insurrection » et il
apparaît donc difficile d’apporter quelque chose d’un peu inédit.
Stephen Biddle
y parvient cependant en effaçant les catégories habituelles de guérilla (ou
guerre irrégulière ou guerre asymétrique), associée aux organisations armées
non-étatiques, et de guerre conventionnelle (ou classique), associée aux États,
ainsi que le fourre-tout « hybride » censé réunir tout ce qui ne colle pas à ces deux archétypes. À la place,
reprenant l’idée que le combat moderne est un duel de chasseurs où on arbitre
toujours entre traque et dissimulation, il établit un continuum entre
idéaux-types : l’approche Fabienne (du consul et dictateur romain Fabius
Maximus qui a affronté Hannibal sans batailles) toute de prudence et d’évitement
et l’approche napoléonienne de l’autre, son opposée très agressive et amatrice
de concentrations de forces et de batailles si possible décisives. Ces
approches ne sont pas spécifiquement associées à des types d’acteurs, mais sont
adoptées selon des dosages différents par tous, étatiques ou non.
De fait, parce
que le rapport de forces est généralement en faveur des États, de l’ordre de 4
contre 1 en moyenne en volume global, mais aussi en termes de puissance de feu,
les organisations armées adoptent le plus souvent face à eux une stratégie très
« fabienne » mettant l’accent sur la protection par
dissimulation, enterrement, mixité avec les civils, mobilité, etc. au détriment
de capacités offensives limitées au harcèlement et à de petites et brèves
attaques. Mais parfois certaines organisations non-étatiques organisent des
opérations plus ouvertes, larges et complexes, défensives ou non. Pour Biddle,
fidèle à ses théories, ces modes opératoires qualifiés de « médians » ne sont réalisables que si l’organisation est suffisamment
structurée pour pouvoir capitaliser les nombreuses compétences nécessaires à cette
montée en gamme. Il y a, pour simplifier, les organisations qui disposent d’une
infrastructure administrative solide, faite de normes communes et de procédures
de suivi et contrôle et les autres où les choses se passent de manière plus
interpersonnelle, opaque, désordonnée et souvent plus corrompue. On notera qu’il
ne s’agit pas là de phénomènes propres à toutes les organisations, étatiques ou
non. C’est bien par exemple la faiblesse de leur infrastructure qui freine
certaines armées de pays du Sahel dans leur évolution face à des organisations
armées locales à l’armature finalement plus solide.
Pour monter en
puissance, il faut aussi bien sûr pouvoir accéder à des ressources. On peut
être très organisé, mais si on ne dispose pas de recrues régulières, d’armes ou
de financement, cela ne mène pas très loin. Or, un des apports du livre de
Biddle est de montrer comment la mondialisation a apporté de ressources aux
organisations armées alors que bien souvent elle en privait les États. Dans ses
tableaux statistiques, cela se traduit par un saut de gamme moyen des organisations
armées entre 1980 et 1995 rendue possible par cette conjonction. Depuis, la
montée en gamme moyenne des organisations armées s’est ralentie, mais n’a
jamais cessé.
La montée en
gamme demande aussi un effort. Stephen Biddle insiste sur l’importance des
enjeux, existentiels ou non, comme moteur de cet effort. Il cite notamment le
cas de l’Alliance nationale somalienne (SNA) du général Aïdid qui change de
comportement en 1993 lorsqu’elle est désignée comme ennemi à détruire par les États-Unis,
et retombe dans ses divisions antérieures une fois obtenu le départ des
Américains. Cela rejoint l’idée d’eustress des organisations (voir ici), avec
cette précision cependant qu’au-delà un certain niveau de pression, la
stimulation devient paralysie de l’infrastructure.
Pour autant,
monter en gamme vers le « napoléonien » n’est pas forcément une bonne idée et peut-être refusé sciemment. Le
mouvement Viêt-Cong était très structuré et motivé, mais il s’est pourtant longtemps
abstenu de mener des opérations importantes face aux Américains car les moyens dont
il pouvait disposer ne pouvaient l’empêcher d’être écrasé par la puissance de
feu ennemie. Lorsqu’il s’y est résolu, lors de l’offensive du Têt en 1968, il a
été très sévèrement battu et même brisé. Il a obtenu certes une victoire
psychologique auprès de l’opinion publique américaine, mais ce n’était pas le
but premier recherché. De la même façon, le mouvement serbe SVK dans les
Krajina de Croatie aurait sans doute résisté plus longtemps face à l’armée
croate en 1995 s’il avait adopté une posture plus fabienne. Peut-être en
aurait-il été incapable, et c’est là un autre aspect, décrit par Clayton
Christensen ou Philippe Silberzahn, qui n’est pas abordé par Stephen Biddle. Ce
n’est pas parce qu’on a les moyens, la structure et même une menace de mort que
l’on évolue. On peut aussi, à l’instar de la société Kodak, voir venir la mort,
avoir les moyens de l’éviter et ne rien faire, parce que l’effort demandé est
trop grand car il demande de trop changer. Dans une forme d’inertie consciente,
une entreprise ou une force armée, peut voir venir le désastre et rester
paralysée.
Un autre
problème qui n’est pas abordé est celui de l’asymétrie des enjeux. La
motivation des soldats professionnels français engagés au Sahel est réelle,
celle de la nation qui les a envoyés au loin l’est beaucoup moins. Si l’État
islamique dans la Grand Sahara mène une guerre absolue, la France mène contre
lui une guerre limitée. L’EIGS risque son existence dans ce combat, pas la France.
Forcément, l’incitation à faire prendre des risques, mais aussi à innover n’est
pas la même. Les moyens du « petit » seront probablement mieux et plus utilisés que ceux du « grand » (Andrew J.R. Mack, "Why Big Nations Lose Small Wars",
World Politics, janvier 1975).
La motivation
nationale peut même être tellement faible et la sensibilité aux pertes tellement
forte que cela peut conduire aussi le plus fort sur le papier à adopter aussi une
stratégie fabienne. C’est typiquement ce que fait la France avec l’opération Barkhane au Sahel. La guérilla
française, faite de raids et de frappes aériennes, s’oppose à la guérilla
djihadiste à son égard. Notons qu’il s’agit aussi d’une approche par défaut,
les forces armées françaises n’ayant finalement plus les moyens d’occuper le
terrain en permanence.
Stephen Biddle
a voulu remplacer les catégories par un continuum mais dans les faits, il a
établi une nouvelle catégorisation, les approches fabienne, napoléonienne mais
aussi désormais « médiane » entre les
deux ressemblent quand même beaucoup à la trilogie guérilla-hybride-conventionnel,
avec un médian-hybride qui ressemble aussi beaucoup à un « système moderne » appliqué au conflit entre États contre
organisations armées. Il en conclut finalement que dans la grande majorité des
cas, l’entité étatique ou non qui maitrise le mieux ce champ médian l’emporte
sur l’autre. C’est ce qu’expliquait déjà David Johnson dans Hard Fighting, Israel In Lebanon And Gaza
(RAND Corporation, 2011) en décrivant, avant Stephen Biddle, la confrontation
d’une armée israélienne qui avait perdu en partie la maitrise du Système moderne
et du Hezbollah qui au contraire se l’était approprié. Il en concluait comme
Biddle aujourd’hui, mais aussi Ivan Arreguin-Toft dans son analyse de 202 conflits
asymétriques depuis 1800 (How the Weak
Win Wars: A Theory of Asymmetric Conflict, Cambridge University Press,
2005), la nécessité pour une armée faisant face à une organisation armée
moderne d’aller vers une forme médiane combinant puissance de feu, mais aussi
capacité de conquête et d’occupation permanente de l’espace.
En résumé, les thèses de Stephen Biddle ne sont pas aussi nouvelles qu’il l’affirme, mais cette approche opérationnelle et tactique est particulièrement intéressante. Elle confirme qu’effectivement, selon le mot d’ordre en honneur dans les armées il faut bien se préparer à des combats de « haute-intensité », ce qu’il faut traduire par retrouver des savoir-faire perdus de gestion d’opérations complexes de grande ampleur. Il est cependant probable que ces combats continueront à avoir lieu surtout contre des organisations armées qui persisteront à être les acteurs dominants de la conflictualité moderne. À cet égard, on peut se demander, comme le fait Stephen Biddle avec l’armée américaine, si les forces armées occidentales des armées 1980, et même avec les équipements d’époque, n’étaient pas mieux adaptées à ce défi que les forces actuelles, de haute technologie mais de faible capacité de présence.
Le Royaume-Uni avec sa nouvelle doctrine ouvre le bal:
RépondreSupprimerhttps://atlantico.fr/article/decryptage/guerres-du-futur---la-france-mise-sur-l-anticipation-de-conflits-militaires-conventionnels-le-royaume-uni-sur-la-technologie-qui-a-raison-conflits-armee-soldats-strategie-innovation-vincent-desportes-jean-dominique-merchet
Un débat nourrit depuis la fameuse doctrine américaine RAM qui s'est fracassée sur la réalité, mais continue d'inspirer le programme Scorpion:
https://www.meta-defense.fr/2021/03/23/la-technologie-est-elle-un-substitut-a-la-masse-en-matiere-de-defense/
Avec dernièrement une réflexion sur le travail informationnel:
https://www.ege.fr/infoguerre/2020/10/recentrage-puissances-anglosaxonnes-enjeux-strategiques-de-guerre-de-linformation
Qui se retrouve donc traduite en français:
https://www.ege.fr/infoguerre/2020/10/larmee-a-t-moyens-de-mener-guerre-de-linformation
Ce qui n'a rien d'étonnant:
https://www.ege.fr/infoguerre/2012/12/la-colonisation-culturelle-anglo-saxonne-marque-des-points-en-france
De l'art de gagner presque toutes les batailles pour finir par perdre toutes les guerres:
https://www.diploweb.com/Video-G-Chaliand-Des-guerillas-au-reflux-de-l-Occident.html
Certains y font de grosses fortunes:
https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/lamerique-des-guerres-sans-victoire-1294970
Pour les citoyens du monde dit libre, il ne reste que le storytelling, mais sans happy end:
https://www.lemonde.fr/international/article/2021/04/13/joe-biden-va-annoncer-le-retrait-des-troupes-americaines-d-afghanistan-d-ici-au-11-septembre_6076662_3210.html
La France devient une grosse Belgique.
Ce n'est plus qu'un copié-collé de ce que font les américains, en beaucoup plus petit:
Supprimerhttps://www.lalettrea.fr/entreprises_defense-et-aeronautique/2021/03/08/sahel--une-guerre-francaise-gagnee-par-des-armes-americaines,109648538-ar1
Et bientôt, on s'endettera pour équiper en quincaillerie américaine les pays de l'europe de l'est contre le vilain russe:
https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/lotan-doit-elle-se-doter-dune-banque-pour-moderniser-ses-forces-armees-1285325
Le retour de la guerre inter-étatique ne fait pas l'unanimité:
RépondreSupprimerhttp://www.societestrategie.fr/actuel-59-concept-de-securite-et-haute-intensite/
Vu ce qui se passe du côté de l'Ukraine, c'est étonnant mais c'est l'effet "dissuasion nucléaire".
Comme si un État ne pouvait pas imploser.
https://www.ege.fr/infoguerre/2020/05/la-guerre-societale
"Un autre problème qui n’est pas abordé est celui de l’asymétrie des enjeux" Pensez vous que c'est un facteur qui a joué dans la victoire des Israéliens face aux armées arabes ?? On peut légitimement penser que leur motivation (sauver leur pays face à une menace existentielle) était plus grande que celle des arabes (leur défaite ne signifiait pas la fin de leurs pays).
RépondreSupprimerEt au sud Liban, la situation était inverse. Le Hezbollah était bien plus motivé qu'Israël car pour les Israéliens une défaite n'était pas dramatique en soi
Rien de nouveau dans tout ceci, qui est une déclinaison détaillee du principe de l'adaptation de l'action aux moyens. Ces moyens peuvent être contraints non seulement par les ressources humaines, financieres ou les équipements disponibles, mais également par le niveau d'adhésion de l'opinion
RépondreSupprimerpublique. La question qui peut être posée est celle du choix d'une stratégie Fabienne par un acteur qui disposerait des capacités suffisantes pour mener une strategie napoléonienne. Des exemples historiques existent-ils?
Une armée qu ne fait que perdre ne justifie pas son existence...
RépondreSupprimerhttps://www.areion24.news/2021/08/13/penser-la-strategie-pour-en-finir-avec-les-guerres-%e2%80%89mineures%e2%80%89/