L’expertise
des As s’appuie donc à la fois sur des qualités innées et sur une accumulation
d’expériences, mais aussi, il ne faut jamais l’oublier, sur la chance. Même
minimisée au maximum, chaque mission comporte une part de risque, le principal
étant d’ailleurs l’accident mécanique, et les 40 As étudiés sont tous des
survivants. Pégoud, excellent pilote, a été le premier de tous les As français.
Il a pourtant été abattu en août 1915 en affrontant un avion d’observation.
Une
caractéristique de la carrière des As est le caractère exponentiel de leurs
victoires. Fonck est breveté pilote en mai 1915 mais n’obtient sa première
victoire qu’en août 1916. C’est d’ailleurs la seule de cette année pour lui mais
Fonck accumule les heures de vol et ses 74 autres succès sont acquis pendant
les 21 mois suivants. Après avoir passé son brevet de pilote en avril 1915 et
longtemps traîné une réputation de casseur d’avions, Guynemer obtient sa
première victoire en monoplace en décembre 1915. Il a alors environ 200 heures
de vol mais n’a participé, en moyenne, qu’à deux combats aériens par mois. Il
lui faut alors quatre combats pour obtenir une victoire. L’accélération
s’effectue à partir de février de l’année suivante et il accumule alors 49 succès
en 19 mois. Nungesser, breveté en mars 1915, obtient deux victoires cette année
là mais ne commence véritablement à être un « tueur » qu’à partir
d’avril 1916. On peut multiplier les exemples. Madon, le quatrième au
classement des As, est pilote depuis juillet 1913 mais n’obtient la première de
ses 41 victoires qu’en septembre 1916. Boyau est breveté fin 1915 et détruit
son premier appareil en mars 1917. Ehrlich a son premier succès 18 mois après
son brevet, etc.
Ce
décalage s’explique en partie par les circonstances. Le combat aérien n’existe
véritablement qu’à partir de 1916. On tâtonne longtemps avant de mettre au
point un armement de bord efficace et les premiers appareils spécifiquement
dédiés à la chasse n’apparaissent qu’à la fin de 1915. De plus, les avions sont
encore rares et les occasions de se rencontrer également. Les véritables duels
ne commencent donc qu’au dessus de Verdun en février 1916 et se multiplient
ensuite parallèlement à une production industrielle qui double tous les ans. A
partir de l’été 1916, la plupart des missions de vol dans les zones de combat
aboutissent à des occasions de combat.
A
défaut de combattre, les As ont donc eu le temps d’apprendre à piloter, en
général dans l’année 1915, et d’accumuler des centaines d’heures de vol au
cours de multiples missions d’observation comme Fonck ou de bombardements comme
Nungesser et Pinsart (21 missions de bombardement et 43 de reconnaissance avant
de rejoindre la chasse). Malgré les qualités innées qu’ils possèdent, ce temps
d’apprentissage apparaît indispensable à Fonck : « Il faut verser dans la chasse des aviateurs expérimentés et ne
pas admettre dans cette catégorie des débutants. Le novice, s’il a un cran
superbe, sera descendu dans les premiers mois d’essai et s’il est prudent restera
inutile pendant au moins six mois. »
L’expertise
s’appuie également sur un travail permanent et maniaque. Tous les grands As
connaissent parfaitement les caractéristiques des appareils et des procédés
ennemis. Fonck se précipite pour examiner les appareils qu’il a abattu au
dessus des lignes françaises et voir s’ils comportent des perfectionnements.
Pour lui « pour devenir un grand « As », l’apprentissage est
long, difficile, semé de déceptions et d’échecs répétés au cours desquels notre
vie est cent fois jouée. » Obsédé par les enraiements de
mitrailleuses, avant de partir en mission, il essaie chaque cartouche dans la
chambre du canon de la mitrailleuse et jette celles qui lui semblent présenter
le moindre défaut. Il constitue ensuite lui-même ses bandes de cartouches.
Guynemer, par son passé de préparant à Polytechnique et ses débuts comme
mécanicien, est passionné de technique aéronautique. Il connaît ses appareils
dans le moindre détail et collabore fréquemment avec les industriels pour y
apporter des améliorations. Un jour, il envoie des croquis à un ingénieur avec
la remarque suivante : « les
boches travaillent comme des nègres et il ne faut pas s’endormir, sans cela
couic ». Il développe ainsi, en collaboration assidue avec les
ateliers industriels, l’« avion magique », un Spad XII sur lequel il
a fait placer un canon de 37
mm .
(à suivre)
Cette série est vraiment captivante, comme tout ce blog. Exactement ce que je cherche, de l'histoire, une vraie réflexion originale. Sur les processus, sur les logiques de toute nature à l'oeuvre.
RépondreSupprimerVous êtes rares à avoir cette qualité de pensée.
Du coup j'ai acheté res militaris, après le si instructif la chair et l'acier. Merci.