Les armées sont fondamentalement conçues
pour les affrontements interétatiques et lorsque ceux-ci surviennent ils
agissent comme les révélateurs soudains des forces et faiblesses des outils de
défense et de leur emploi. Ce fut le cas lors du conflit contre l’Irak en 1991,
ce fut encore le cas vingt ans plus tard lorsqu’il s’est agit d’intervenir en
Libye.
Le premier enseignement de ce conflit est, avec le retour des politiques
de puissance de la Chine et de la Russie, la difficulté croissante à engager la
force armée dès lors que l’on s’oblige à passer par un mandat du Conseil de
sécurité. Ce processus est encore compliqué par le rôle des organisations
régionales comme la Ligue arabe sans parler de la nécessité du souhait d’au
moins un des acteurs locaux auprès duquel on souhaite intervenir. Réaliser une
telle « conjonction de planètes diplomatiques » exige pratiquement la
conjonction d’intérêts particuliers et d’une forte émotion internationale,
c’est-à-dire, de fait, le massacre médiatisé de nombreux civils.
La conséquence principale de ce processus contraint est le rétrécissement
de la mission militaire au plus petit dénominateur commun politiquement
acceptable. L’article 4 de la résolution 1973 décrit ainsi la mission : « protéger
les populations et les zones civiles menacées d’attaque…tout en excluant le
déploiement d’une force d’occupation étrangère sous quelque forme que ce soit
et sur n’importe quelle partie du territoire libyen ». Autrement dit, il
s’agit de parer à la menace la plus visible et spectaculaire (origine de la
décision politique) par le moyen jugé le moins « intrusif » et ce en
dehors de toute considération tactique, ce qui place d’emblée les forces
engagées dans une position singulière. Si l’élimination de la menace aérienne
kadhafiste ne pose pas de problème majeur aux forces aériennes les plus
modernes du monde, il n’est pas évident qu’il en soit de même pour toutes les
autres agressions possibles contre les populations. Heureusement, la mission « trou de souris » peut être élargie
grâce aux ambiguïtés de l’article 4 qui engage les Etats membres de
« prendre toutes les mesures » nécessaires pour l’appliquer.
A partir de ces bases politiques à la fois
limitées et floues, la campagne a rapidement abouti à un blocage opérationnel,
comme souvent dans l’Histoire, à cette différence près que celui-ci est survenu
entre adversaires aux potentiels de force très disproportionnés, preuve de
l’existence de puissants freins non-matériels à l’action des forces de la
coalition.
De fait, comme il était prévisible, les trois
armées engagées-américaine, britannique et française-ont réussi en quelques
jours à la fois à établir la « zone de vol interdit » et, premier
élargissement du « trou de souris », à renverser le cours de la
bataille en Cyrénaïque grâce à des frappes françaises sur les forces terrestres
ennemies. Cette première phase opérationnelle a échoué néanmoins à provoquer
l’effondrement du système kadhafiste, objectif non avoué et pourtant évident
car seul à même de mettre fin aux menaces contre les populations. Le
différentiel de puissance au sol était alors trop grand en faveur des
Kadhafistes pour permettre un tel basculement.
Avec l’adaptation partielle des forces
kadhafistes à la puissance aérienne de la coalition et la moindre efficacité de
celle-ci (retrait américain des unités de combat, prise de contrôle par l’OTAN,
concentration sur l’appui direct aux forces rebelles au détriment d’actions sur
les centres de gravité adverses), les combats se sont figés dans le golfe de
Syrte et autour du port de Misrata où la population était directement frappée
par les Kadhafistes.
Le déblocage opérationnel est intervenu
d’abord grâce d’abord à l’intervention de moyens nouveaux (les groupements
d’hélicoptères) qui ont permis de satisfaire plus efficacement les besoins
directs des forces rebelles, de détruire l’artillerie qui frappait Misrata et
de réorienter les moyens aériens vers Tripoli. Simultanément, le différentiel de
force entre rebelles et kadhafistes a été réduit par l’envoi de conseillers et
d’équipements pour les forces principales dans le Golfe de Syrte mais surtout
dans les fronts plus proches de Tripoli, à Misrata et dans le djebel Nefoussa. Cette
combinaison d’actions systémiques aériennes et directes terrestres a permis de
s’emparer de Tripoli au mois d’août. L’issue des combats ne fait alors plus
aucun doute.
La victoire en Libye a été ainsi obtenue
par une série de choix politiques successifs d’engagement de moyens nouveaux en
fonction des risques politiques encourus. Rétrospectivement, il apparaît ainsi
que la guerre aurait certainement été très largement raccourcie si les moyens
présents en août avaient été déployés dès le mois de mars. La campagne a été
menée politiquement avec une grande prudence, en privilégiant très largement la
protection de nos soldats sur celle des populations civiles que nous étions
censés protéger. Dans cette ambiance post-héroïque on se félicite de n’avoir eu
aucune victime mais on ne parle pas des victimes civiles que cette prudence a causé en prolongeant les combats.
Pour la France, l’engagement en
Kapisa-Surobi depuis 2008 et cette intervention en Libye nous permettent, par
extension, d’estimer ce que nous sommes actuellement capables de faire avec les
forces prévues par le contrat d’objectifs (30 000 hommes, 70 avions
de combat, 3 groupes maritimes dont le groupe aéronaval) : dans un
contexte de contre-insurrection nous sommes capables de sécuriser-contrôler
environ 3 millions d’habitants (la moitié de Bagdad); dans un contexte de
conflit interétatique, nous sommes capables de vaincre la milice de Kadhafi
(l’effort français représentait environ le tiers de l’effort réel de la
coalition et, hors engagement terrestre, la moitié du contrat d’objectif). L’origine
de cette inefficience relative est beaucoup plus psycho-politique que militaire.
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