jeudi 15 janvier 2015

Prison break

Publié le 23/11/2011

La « bataille des cœurs et des esprits », « figure imposée » des campagnes de contre-insurrection, rencontre parfois le succès. Il faut pour cela ne pas se contenter d’injecter des ressources économiques dans une population considérée comme une grande boîte noire et d’en attendre des retours de sympathie mais se fonder sur de véritables « études de segments de marché » considérant avec précision les motivations réelles des gens et la structure de leurs rapports sociaux pour déterminer les actions et accords possibles pour un bénéfice mutuel. C’est de cette manière que les Américains, grâce à l’action du général des Marines Douglas Stone, sont parvenus, d’avril 2007 à juin 2008, à faire du marché « captif » des 20 000 prisonniers irakiens des camps américains de Bucca et Cropper, une « success story » dans un domaine, le traitement des prisonniers, qui jusque là avait surtout été une source de désastres.

Lorsque le général Stone, arabophone, grand connaisseur du Coran, prend la direction des camps de prisonniers en Irak, la situation est difficile. Non seulement les camps sont des lieux d’une grande violence mais ils constituent aussi une base de recrutement pour les organisations rebelles les plus dures. L’Irak est une guerre où les prisonniers sont presque tous libérés en cours de conflit, soit parce que les Américains ne les gardent pas car les charges sont faibles, soit parce qu’ils sont livrés à la justice irakienne qui les relâche s’ils ont de quoi payer les juges (et donc plutôt les membres d’une organisation) ou les envoie dans des endroits où les conditions de détention sont bien pires que dans les camps américains. De fait, les rebelles capturés par les Américains ne restent en moyenne qu’un an en prison avant, pour plusieurs milliers d’entre eux, de reprendre les armes et de tuer des soldats de la Coalition.  

Le premier axe d’effort de Stone est de déterminer précisément les profils et les motivations des prisonniers, ce que personne n’avait pris la peine de faire depuis quatre ans puisqu’il était entendu que les combattants rebelles étaient forcément des nostalgiques de l’ancien régime ou des djihadistes convaincus. Dans une belle application de la pyramide de Maslow, cette étude montre en réalité que la plupart des prisonniers, dont la plupart sont pères de famille, ont pris les armes pour répondre à des besoins élémentaires, la peur de représailles contre sa famille ou gagner un peu d’argent, qu’une minorité à agit par conviction nationaliste ou par vengeance et qu’une petite poignée enfin a été et reste motivée par des convictions religieuses radicales. Or, jusqu’en 2007, tous ces prisonniers sont traités de la même façon et regroupés de manière arbitraire, ce qui permet aux plus radicaux d’imposer leur loi et de faire de Bucca une « académie du djihad ». La première décision de Stone est donc de distinguer les « irrécupérables » et de les confier à la police irakienne (qui, là encore, hésite à les livrer à la justice) pour s’intéresser aux 75 % restants, jusque là abandonnés à eux-mêmes.

Avec une équipe irakienne de psychologues et d’imams, Stone mène ensuite une vraie campagne de réinsertion professionnelle, avec apprentissage salarié, et d’éducation (40 % des prisonniers sont illettrés), notamment religieuse. Beaucoup apprennent ainsi à lire le Coran par eux-mêmes. Le lien est également renoué avec les familles, par courrier, vidéo et visites (le camp Bucca finit par accueillir 2 000 familles chaque semaine). Enfin, le général Stone crée des cours de révision composées de militaires américains et qui statuent régulièrement sur le sort de chaque prisonnier selon le critère de la dangerosité actuelle et non passée de l’individu. Paradoxalement, ces cadres d’unité de combat, qui seront les premiers à subir les conséquences d’une erreur éventuelle de jugement, sont 5 fois plus généreux et confiants que les bureaucrates irakiens auxquels ils se substituent.

En quelques mois, la situation dans les camps gérés par les Américains change du tout au tout. Les actes de violence y diminuent de 80 %, et surtout alors que 100 prisonniers sont libérés chaque jour, en moyenne un seul parmi eux reprend les armes (à comparer aux 65 % de récidives parmi les libérés des prisons aux Etats-Unis).

4 commentaires:

  1. A méditer lorsque l'on connait les conditions de détention scandaleuses (et régulièrement pointées par la CEDH) en France...

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  2. Merci, Mon Colonel pour cet éclairage.
    Je remarque que ce général parle la langue et connais bien le Coran. Il s'est donc nécessairement intéressé à la culture et au mode de vie de l'ENI. Cette "nuque de cuir", évidemment décrite comme une brute par certains intellectuels et journaleux de son pays, syndrome connu, en connaît plus sur l'Islam et la société irakienne que beaucoup de belles consciences occidentales. Il est intéressant de voir sur ce point la position de M. Bauer, sur l'incapacité des politiques et des responsables de la lutte anti-terroriste en France à comprendre les raisonnements et les réflexes intellectuels des musulmans, par manque de culture et de connaissance de l'histoire, et surtout à intégrer que l'Islam est une loi à la fois religieuse et politique, qui est donc antagoniste avec les nôtres, celles de la République...
    Si l'on arrive à discuter avec l'ennemie réel ou supposé, c'est sur les bases d'une compréhension de ses buts, de ses revendications, de ses raisonnements, de sa culture. C'est d'ailleurs sur cette base que s'était construite la société coloniale française en Afrique... D'où l'expertise de nos officiers et administrateurs coloniaux...
    Enfin, si cette règle simple d'échanges respectueux de la culture de ceux d'en face et de compréhension de leurs motivations, avait été appliquée au cas de l'Ukraine, on n'en serait pas là... Encore faudrait-il avoir eu envie de discuter plutôt que faire preuve d'arrogance vis à vis de la Russie et de l'Ukraine de l'Est...

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    1. Ne désespérons pas : on va peut-être enfin le comprendre en France aussi. On parle de plus en plus d'intégrer des chercheurs de l'université et autres instituts dans l'analyse des crises actuelles et à venir. Cela se fait déjà, mais sans doute pas à l'échelle nécessaire. Il y aura des réticences à surmonter de part et d'autre cependant. : nous ne sommes pas aux USA;

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  3. Mes respects mon colonel,

    Le chiffre de 65% de récidives est bien le chiffre officiel, mais il semblerait qu'ils soit trompeur. Il est issu d'une étude de flux sur quelques années glissantes. Or si l'on fait une étude de population (tous les gens qui ont un jour été prison), le pourcentage de récidives chute de façon spectaculaire.

    Il semblerait donc qu'il y ait une population d'abonnés à la récidive qui peuple le flux, et une population qui se retrouve en prison une fois et n'y retournera jamais (et ne réapparaît donc jamais dans le flux).

    Mais l'étude de population est assez récente, donc prudence quant aux conclusions.

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