lundi 6 novembre 2023

Stupeur et fureur

Fin 2004, le général commandant le Centre de doctrine de l’armée de Terre française rendait visite à son homologue israélien à Tel-Aviv. Je faisais partie de la délégation en tant qu’officier en charge de l’analyse des conflits dans la région. Les Israéliens nous firent un exposé de la situation qui commençait par « le problème palestinien est résolu » et de poursuivre en expliquant que grâce à l’édification en cours du « Mur intelligent » le nombre d’attentats terroristes avait drastiquement diminué sur le sol israélien, ce qui était considéré comme un résultat suffisant.

Il fallait désormais selon eux éviter de s’enfermer dans des bourbiers inutiles comme au Liban. Quatre ans plus tôt Tsahal s’était donc retiré du Sud-Liban et il en serait bientôt de même de la bande de Gaza, où 80 % du territoire était déjà sous la responsabilité de l’Autorité palestinienne et où on compliquait la vie pour défendre seulement 8 000 colons (sur 20 % du territoire donc). Beaucoup considéraient alors que Gaza n’avait aucun intérêt et qu’en fait, il aurait même été préférable de rendre ce fardeau à l’Égypte en même temps que le Sinaï une fois la paix conclue. Au moins, les Frères musulmans y auraient été vraiment combattus. Seule importait la Judée-Samarie (Cisjordanie) comme bourbier politico-sécuritaro-religieux acceptable. Pour le reste, leur priorité, presque leur obsession, était clairement la menace balistique et nucléaire iranienne.

Les officiers israéliens pensaient alors avoir conçu un modèle de défense unique capable de faire face simultanément aux organisations armées et aux États hostiles. Sans même parler de la dissuasion nucléaire, un grand bouclier au sol avec la grande barrière intelligente et dans le ciel avec les différentes couches contre les différents aéronefs et missiles permettait de contrer les attaques les plus probables, raids des organisations armées et attaques balistiques. Mais dans la tradition israélienne des « représailles disproportionnées » bâtie dans les guerres contre les États voisins et qui consiste faire le plus mal possible à l’agresseur pour le dissuader de recommencer et dans l’immédiat lui détruire les moyens de le faire, il importait aussi de conserver aussi une épée puissante. On conservait toujours des forces terrestres puissantes, d’active ou de réserve, mais cette épée était surtout une épée volante. Grâce à une force aérienne puissante et inversement la faiblesse de la défense antiaérienne de tous les ennemis potentiels, il devenait possible de frapper et sans grand risque de pertes humaines israéliennes.

Résumons : quadrillage et maintien en Cisjordanie, barrière partout contre les intrusions, défense du ciel devenue de plus en plus hermétique et frappes aériennes et en dernier recours raids terrestres sur les ennemis périphériques. On tendait vers l’idéal du « zéro mort » pour soi mais en transférant le risque sur les autres, sur l’ennemi ce qui est normal, mais aussi sur les civils palestiniens. C’est ainsi qu’Israël a tenté d’assurer sa sécurité pour l’éternité autrement qu’en faisant définitivement la paix. Cela a fonctionné un temps.

La première faille du système a été de laisser dans les zones abandonnées un terrain vide ou presque à des organisations armées qui ont pu y prospérer et se développer en proto-État disposant de l’aide quasi ouverte de sponsors étrangers et de ressources endogènes pour faire des armées de plus en plus puissantes. Après s’être implantés à Gaza sans grande opposition, les Frères musulmans ont pu passer à l’action armée à la fin des années 1980, diffusant par ailleurs, avec le Jihad islamique, dans le monde sunnite l’« innovation » chiite de l’attentat-suicide. Puis alors que Gaza passait en grande partie sous le contrôle de l’Autorité palestinienne après les accords d’Oslo puis complètement en 2005, le Hamas a été assez fort contester au Fatah la prééminence de ce contrôle. Lorsque cette contestation a tourné à la guerre civile palestinienne en 2007, il aurait possible d’intervenir militairement pour empêcher la victoire du Hamas. Le désastreux gouvernement d’Ehoud Olmert a jugé préférable de laisser gagner le Hamas et de poursuivre ainsi l’affaiblissement de l’Autorité palestinienne. A charge pour le Hamas de prendre le fardeau de Gaza tout en gelant par son existence même toute perspective de paix véritable. Gaza devenait une « entité hostile », objet nouveau du droit international qui ne reconnaît toujours juridiquement le territoire de Gaza que comme un territoire occupé par Israël et géré par l’Autorité palestinienne. Par un jeu de carotte - la levée partielle du blocus - et de coups d’épée - les campagnes de frappes et les incursions – on pensait gérer la menace et la conserver à distance grâce au bouclier du mur et du dôme de fer à partir de 2012.

Oui, mais il ne fallait pas être grand expert pour constater que, guerre après guerre, « tonte » après « tonte » selon l’horrible formule - 2006, 2008, 2009, 2012, 2014, 2018, 2021, 2022 – que le gazon devenait toujours plus dur. On pouvait aligner les listes de commandants du Hamas éliminés, multiplier les frappes sur les dépôts de roquettes et les sites de tir, tuer quelques centaines de combattants, la quantité et surtout la puissance et la portée des roquettes du Hamas ne cessait d’augmenter à chaque fois tandis que les incursions terrestres dans le territoire de Gaza se faisaient plus difficiles. Lors de l’opération Hiver chaud en février 2008, les fantassins israéliens constatent que les combattants ennemis ne s’enfuient plus à leur avance. Avec Plomb durci moins d’un an plus tard, les combats ressemblent déjà à de vrais combats d’infanterie et en 2014, avec Bordure protectrice ce sont de vrais combats face à une infanterie largement professionnelle. Tsahal perd trois soldats tués par jour dans ces combats, ce qui paraissait alors énorme. Elle en perd actuellement le double. Bref, malgré les cessez-le-feu et l’arrêt des frappes de roquettes, présentés à chaque fois comme des victoires, et toutes les « têtes coupées », le Hamas a continué inexorablement à monter en puissance au croisement de deux soutiens parfois fluctuants : celui de l’axe iranien-chiite et celui de l’axe Frères musulmans (Égypte du gouvernement Morsi, Turquie d’Erdogan et Qatar) et ce jusqu’à trouver la faille dans le système. Cela devait logiquement arriver un jour et les actions récentes du gouvernement israélien ont accéléré cette arrivée. Celle-ci a été horrible.

Avant même d’évoquer le changement éventuel de leurs objectifs politiques très contestables, les autorités israéliennes doivent donc dans l’immédiat changer leur modèle stratégique et se préparer à une nouvelle longue période de guerre.  

L’objectif immédiat n’est plus de punir le Hamas afin de le dissuader cumulativement, ce qui visiblement n’a pas fonctionné, mais de l’éradiquer. Soyons clairs, c’est impossible à court terme. Quand on prend toutes les organisations armées un peu importantes et avec un minimum de soutien populaire de la côte méditerranéenne jusqu’à l’Afghanistan en passant par l’Irak ou la Syrie, combien ont elles été détruites depuis le début du XXIe siècle ? De fait, aucune ! Il est possible en revanche de parfois réussir à les étouffer. Mais dans ce cas, il ne faut pas se contenter de faire de l’élimination à distance, ce qui reste finalement superficiel et a paradoxalement à plutôt tendance à stimuler l’organisation cible qu’à réduire sa force. Face à une organisation armée, pour éliminer efficace, il faut éliminer beaucoup, sinon on stimule l'organisation plutôt qu'on ne l'écrase. Il faut tuer également le plus proprement et le plus éthiquement possible sinon tout en éliminant on recrute également par ressentiment. La seule solution militaire réaliste est de l’étouffer jusqu’à ce qu’elle retourne à une clandestinité difficile d’où il lui sera compliqué d’organiser à nouveau des attaques, terroristes ou non, importantes et complexes.

Or, pour l’étouffer, il faut occuper son terrain. L’opération Paix en Galilée en 1982 a bien réussi à écraser l’armée de l’OLP au Sud-Liban et même à chasser l’organisation du pays. De fait, malgré les dégâts occasionnés, l’opération Remparts en 2002 a bien réussi à casser les organisations palestiniennes des villes de Cisjordanie. A plus grande échelle, le Surge américano-irakien a également réussi à étouffer l’État islamique en Irak en 2007-2008 en occupant le terrain avec de la masse. Cela a été plus difficile, en grande partie d’ailleurs parce que les forces irakiennes ou syriennes étaient seules pour conquérir et occuper le terrain, mais le nouvel État islamique ne représente plus le même danger depuis qu’il ne constitue plus un califat. Élément important dans les circonstances actuelles, on a récupéré bien plus d’otages dans la conquête du terrain qu’en le bombardant.

Si la méthode est efficace pourquoi n’est-elle pas utilisée plus souvent ? D’abord, parce qu’elle exige de faire prendre des risques à ses soldats et donc d’en perdre. Dans une ambiance de « zéro mort », il est donc beaucoup plus simple de bombarder à distance et donc de reporter le risque sur les autres, les ennemis, ce qui est normal et souhaitable, mais aussi les civils autour de ces ennemis. Le « zéro mort » c’est pour ses soldats, pas pour les civils que l’on bombarde. Ensuite, parce qu’il faut y consacrer des ressources afin d’avoir toujours des unités de combat en nombre et qualité tactique supérieurs à l’adversaire. Or, on l’a vu, la qualité tactique des unités de certaines organisations a beaucoup augmenté alors que les siennes propres ont tendance à stagner. Il faudrait donc investir massivement dans des choses pas sexy comme les sections d’infanterie afin qu’elles soient capables, avec leurs équipements modernes et leurs compétences, de vaincre n’importe qui en combat rapproché en particulier dans un milieu urbain, en limitant aussi leurs propres pertes et les dommages collatéraux. Là encore, pour plusieurs raisons qu’on ne développera pas, on préfère dans la grande majorité des armées modernes investir dans autre chose. Tsahal n’échappe à la règle qui consiste à s’apercevoir que l’on a négligé ses combattants rapprochés juste au moment où on doit les engager. Enfin, même si on parvient à étouffer l’ennemi, encore faut-il maintenir l’étouffement sur la durée tout en évitant de s’enliser. Le souvenir du bourbier libanais, où plus de 900 soldats israéliens ont été tués et des milliers d’autres blessés en dix-huit ans, a beaucoup joué dans les refus successifs du gouvernement Netanyahu de pousser jusqu’à la reconquête complète de Gaza. Désormais, il n’y a pas d’autre solution.

Comme personne n’a jamais, sinon anticipé mais du moins pris en compte, que la stratégie parfaite mise en œuvre depuis presque vingt ans puisse être prise en défaut un jour, tout se fait désormais dans l’urgence et l’improvisation. Quand on ne sait pas quoi faire, on fait ce qu’on sait faire. La première réaction israélienne a donc été d’instaurer un blocus total et de lancer la plus terrible campagne aérienne de leur histoire. Cela avait peu de chance de faire vraiment mal à un adversaire qui s’était préparé à cette situation depuis des mois voire des années, mais il fallait faire quelque chose et montrer que l’on faisait quelque chose même si c’était surtout la population palestinienne qui en pâtirait le plus. Cela a peut-être satisfait un pur désir de vengeance, mais il était difficile de faire plus contre-productif en recrutant de nombreux volontaires à combattre Israël, en attisant encore le ressentiment d’un côté et le désespoir des soutiens d’Israël.

On commence seulement depuis une semaine l’opération de conquête, plus légitime que la première phase, car les soldats israéliens y prennent des risques, plus efficace contre l’ennemi et pour l’instant plus éthique. Pour autant le mal est déjà fait, qui obérera non pas cette conquête, que se fera dans les semaines qui viennent, mais la phase suivante de « stabilisation » dont pas le moindre mot n’a pour l’instant été évoqué, sans doute parce que personne n’en d’idée claire en la matière. La longue guerre a commencé par un choc et se poursuit en tâtonnant.

7 commentaires:

  1. Excellent article sur l'aspect "technique" des choses.

    Quelque part, et paradoxalement, le fait qu'ils soient des bourrins qui frappent comme des sourds rend peut-être impossible le dialogue à court/moyen terme, il rend aussi plus difficile le soutien ou l'indifférence, particulièrement aux États-Unis, à la colonisation de la Palestine et à l'oppression des Palestiniens, ce qui, à moyen/long terme, pourrait être positif.
    Vu que l'état d'Israël semble être incapable de faire autre chose que n'importe quoi et la politique du pire, c'est à "nous" de les contenir.

    Tant que c'est l'impasse, il y aura le Hamas ?
    Tant qu'il y aura le Hamas, ce sera l'impasse ?

    Les extrémistes religieux n'aident pas beaucoup à rendre ce monde plus chouette : évangélistes américains, suprémacistes juifs, islamistes ... tous plus criminels les uns que les autres avec leurs "guerres saintes" ...

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    1. Bonjour Félix, les statuts du Hamas annoncent qu'il n'y aura aucun repos tant que l'État d'Israël existera et que toute la terre de Palestine est appelée à devenir "Dar al-Islam" (= "Maison de l'Islam" = terre où l'Islam est la règle). C'est donc difficile d'envisager une coexistence pacifique avec un voisin pareil...
      La comparaison avec les télévangélistes américains, où il y a évidemment du bon grain comme de l'ivraie, comme dans toute micro-société humaine, me paraît hasardeuse... quand on prêche d'aimer son prochain comme soi-même, on est rarement encouragé à lui faire la guerre.

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    2. Ils ne frappent pas comme des "sourds"! Au début, les cibles hamas détectées par les renseignements ( quand ils visent la maison q(un chef du hamas et celui ci confirme son décès , c'est du renseignement pur) ensuite, après entrée de l'armée, c'est sur sollicitation de l'armée que les points de resistances sont détruits par hélicos ou avions , les uav s'occupant, la nuit, de traiter les cibles hamas qui se déplacent..
      donc c'est quand même très ciblés, d'ailleurs au début, ils faisaient comme avant, deux missiles sans charges pour l'immeuble, sms d'avertissement et 3 mn pour dégager mais ils ont arrêté et préféré que la population évacue, malgré le hamas qui la bloqué...Ce qu'a confirmé le hamas sur une chaîne arabe, le hamas n'est pas là pour s'occuper de la population ( ..il a été élu par cette population) c'est à l'onu de s'en occuper...Ils connaissent par cœur les faiblesses des occidentaux et le militantisme de leurs idiots utiles...

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    3. "Ils ne frappent pas comme des "sourds"!"
      Si.
      + 10 000 morts, en majorité des femmes et des enfants
      + 20 000 blessés, en majorité des femmes et des enfants
      La quasi totalité des bâtiments d'une conurbation de +2 000 000 habitants endommagés (fenêtres soufflées, etc ...)
      + 10% des bâtiments détruits
      + 1 000 000 de déplacés, des centaines de milliers à présent sans abris
      Une situation sanitaire et médicale catastrophique
      Etc ...

      Tout ça, selon les Israéliens, pour tuer entre 1 000 et 3 000 membres du Hamas ...

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    4. Chiffres du hamas( ministère de ci et là) , à nuancer, sachant que chaque fois que ces chiffres augmentent, les occidentaux vont appuyer sur Israel pour le stopper, dont sauver le Hamas, qui se fout de son peuple, comme un responsable l'a dit sur une chaine arabe " on n'est pas là pour s'occuper du peuple, il y a l'onu"..C'est un peu fort mais ça explique la mentalité d'assistés qui s'est perpétué pendant le générations

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    5. 10000 morts dixit le hamas et chaque mort touche l'émotivité occidentale qui va faire presion sur israel, alors que le hamas se fout pas mal d'un habitant en moins, comme il l'a bien dit , c'est pas à lui de protéger les habitants, mais à l'onu...Bref , seule sa survie l'intéresse , un classique du terrosisme de ses régions, comme l'iran, ils ne sont pas francs du collier..
      Maintenant , je sais très bien qu'on ne peut faire boire un âne qui n'a pas soif, donc je prêche dans le désert, (du sinai) à coup sûr...

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  2. Merci pour le témoignage personnel par lequel vous ouvrez cet article... cet aveuglement est à peine croyable. Mais on connaît tous la tentation confortable de se reposer sur le matériel.

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