Je me suis appuyé pour cela
sur les campagnes aériennes passées de l’armée de l’Air israélienne sur Gaza
(2008, 2012, 2014, 2021), au Liban (2006) ainsi celles des Coalitions américaines
en particulier lors de la lutte contre l’État islamique (2014-2019) en
considérant la similitude des moyens engagés, des règles d’engagement et des
formes des zones cibles.
À la date du 2 novembre, j’estimais
ainsi que les frappes menées le 7 octobre par l’armée de l’Air ainsi que, très
secondairement, par l’artillerie israélienne, pouvaient avoir provoqué au
minimum la mort de 2 000 civils, ainsi bien sûr qu’un nombre proche de
combattants ennemis, 1 500 au minimum là encore en fonction les
estimations des campagnes passées, soit un total d’environ 3 500. J’aurais
dû insister sur le fait qu’il s’agissait qu’une évaluation minimale dans une fourchette
macabre pouvant sans doute aller jusqu’à 5 000. Dans tous les cas, il s’agissait
d’un chiffre nettement inférieur à celui fourni par le ministère de la Santé palestinien,
qui était alors de 8 300 sans aucune distinction de civils ou de combattants.
Bien entendu, cette évaluation
a suscité la critique et parfois les insultes de ceux qui jugeaient cela comme
une entreprise de minimisation voire de négation des destructions provoquées
par Tsahal ou inversement de jouer le jeu des ennemis d’Israël après le drame
horrible du 7 octobre.
Dix jours plus tard, je suis obligé d’admettre que ces estimations de pertes étaient trop basses. En premier lieu, parce que des témoignages dignes de foi ne cessent de me dire qu’après avoir vu sur place les effets des campagnes aériennes précédentes, les dégâts provoqués par l’actuelle avaient incontestablement franchi un seuil. En second lieu parce que les éléments nouveaux indiquent effectivement non seulement un nombre quotidien de strikes très élevé - ce que j’avais pris en compte et qui n’est jamais un bon signe car cela signifie par contraste un nombre de missions annulées par précaution beaucoup moindres – mais que chacun d’eux était particulièrement « chargé ». Dans un Tweet en date du 12 octobre, qui m’avait échappé, l’armée de l’Air israélienne se targuait d’avoir « dropped about 6 000 bombs against Hamas targets ». Cela signifie d’abord logiquement l’emploi de plusieurs bombes par objectif puisqu’au même moment Tsahal revendiquait dans un autre tweet avoir frappé 2 687 cibles. Un objectif peut contenir plusieurs cibles.
On notera au passage qu’à ce nombre de cibles, on se trouve déjà au-delà de la
liste de ciblage initial, celle qui permet de bien préparer les tirs et d’avertir
la population, pour basculer sur du ciblage dynamique, sur les cibles de tir de
roquettes par exemple, forcément moins précautionneux.
C’est surtout globalement
énorme. À titre de comparaison, lors de l’opération Harmattan en Libye l’armée
de l’Air française a lancé très exactement 1 018 bombes de mars à octobre 2011,
au cours de 2 700 sorties de Rafale et Mirage 2000 D ou N, auxquelles il
faut ajouter les effets de 950 sorties de Rafale M et de SEM. On aurait sans
doute été bien incapables à l’époque de lancer 6 000 bombes ou missiles. En
considérant une moyenne très basse de 100 kg d’explosif par bombes larguées, 6
000 donnerait déjà l’équivalent de 1500 missiles de croisière russes Kalibr ou
Kh-101, mais on très probablement au-delà en termes de puissance, car Tsahal utilise
beaucoup de munitions de plus de 900 kg de masse (GBU-15, 27, 28 et 31) afin notamment
d’atteindre des infrastructures cachées et les souterrains du Hamas. Il faut
donc – si le chiffre de l’armée de l’Air israélienne ne relève pas de la
vantardise mal placée - imaginer entre 1 500 et 3 000 missiles russes
du même type de ceux qui sont tombés sur les villes ukrainiennes depuis 21 mois
frapper les 360 km2 bande de Gaza en une semaine. C’est évidemment colossal
et sans doute même inédit, même si le chiffre de propagande que l’on voit
passer parlant de l’équivalent de deux bombes de type Hiroshima est évidemment
farfelu. C’est en tout cas, au-delà de ce qui s’est passé en Syrie où le site
AirWars estime le nombre de civils – et non de combattants - tués par les
frappes russes entre 4 300 et 6 400 et en Irak-Syrie, où il est question
de 8200-13200 civils tués par les 34 500 frappes de la Coalition
américaine en six ans. Notons que dans ce dernier cas, la moitié de ces pertes civiles
certaines ou probables se situent dans les mois de combats de 2017 à Mossoul et
Raqqa où les règles d’engagement avaient été « élargies ». On ajoutera que
l’intensité des frappes est telle que les Israéliens utilisent aussi
certainement (Business Insider 17 Octobre) des munitions M117 non guidées,
comme on peut le voir là encore sur des tweets de Tsahal.
En résumé, en poursuivant
les principes utilisés le 2 novembre, où je parlais d’un total de 7 000 strikes
en trois semaines avec une bombe, le chiffre total de pertes devrait être dix
jours plus tard de 5 000 dont environ 2800 civils. Je crois désormais qu’il
est effectivement nettement plus élevé, et se rapprocherait sans doute de celui
proclamé par le ministère de la Santé, actuellement 11 000 tout confondus.
Barbara Leaf, Sous-secrétaire d'État américain pour les Affaires du
Proche-Orient, peu susceptible d’hostilité pour Israël, disait il y a quelque
jours que le chiffre pourrait peut-être même supérieur (“We think they’re
very high, frankly, and it could be that they’re even higher than are being
cited,” The Time of Israel, 9 novembre 2023). Notons que selon I24 News, là encore une chaîne peu encline à la
critique anti-israélienne, il était même question le 04 novembre selon « une
source sécuritaire anonyme » de 20 000 morts. Cette fameuse source
parlait de 13 000 combattants ennemis tués (selon une méthode de calcul assez
étrange de 50 et 100 morts par tunnel touché) mais aussi de manière décomplexée
de 7 000 morts civils, dont la responsabilité incomberait au Hamas puisque ces
civils sont utilisés comme bouclier.
Ajoutons pour être juste que bien évidemment le
Hamas et ses alliés mènent aussi une campagne aérienne à base de mortiers,
qassam et roquettes plus évoluées, avec le 9 novembre plus de 9 500 projectiles
selon Tsahal lancés depuis Gaza, très majoritairement, le Liban et même le Yemen.
C’est beaucoup, par comparaison le Hezbollah en avait lancé 4 400 en 33
jours de guerre en 2006 et le Hamas/Jihad islamique 4 500 dans les 51
jours de la guerre de 2014. Je ne sais pas bien, dans toutes les horreurs de
cette guerre, combien ces 9 500 projectiles ont tué de civils israéliens,
trop c’est certain, beaucoup ce n’est pas sûr. En tout cas, pas des milliers si
le dôme de fer n’existait pas comme j’ai pu l’entendre. En 2006, les projectiles
du Hezbollah avaient tué 44 personnes ; en 2014, après la mise en place du
Dôme de fer, ceux de Gaza en avaient tué 6. Israël et c’est tout à son honneur,
protège bien sa population, au contraire du Hamas qui, c’est un euphémisme, n’a
guère mis en place de protection civile et se satisfait même largement de la
production de martyrs et d’images tragiques relayées immédiatement par Al-Jazeera.
Toujours est-il que ces tirs de roquettes, qui se rajoutent au choc de l’attaque-massacre
abominable du 7 octobre, paralysent la vie israélienne aux alentours de Gaza,
mais ils ne peuvent se comparer en rien en intensité à ce qui se passe à Gaza.
Si on se réfère aux principes du droit des conflits
armés, le Hamas les trahit absolument tous, en plus de tous les actes
terroristes qu’il a commis depuis trente ans. Rappelons au passage que des
crimes de guerre, commis par une force armée d’une organisation peuvent aussi être
des actes terroristes à partir du moment où leur but premier est de susciter l’effroi.
Pas son ampleur, l’attaque du 7 octobre dernier est même clairement un crime
contre l’humanité et, alors que la volonté du Hamas est également de détruire Israël
peut également avoir une visée génocidaire. Le Hamas doit être détruit, il n’y
a aucun doute là-dessus. Tout cela n’est pas nouveau et Israël aurait pu essayer
vraiment de le faire plus tôt, mais c’est une autre question.
Pour autant, ce n’est pas parce que l’on combat des
salauds qu’on a le droit de le devenir soi-même. Tout le monde aurait compris que
les soldats de Tsahal pénètrent dans Gaza quelques jours après le massacre du 7
octobre pour aller traquer cet ennemi infâme, d’homme à homme, et en prenant
des risques la chose aurait paru encore plus légitime et courageuse qu’en
frappant à distance et manifestement trop fort. Je regrette beaucoup moi-même qu’après
les attentats 2015 en France, le gouvernement ait préféré envoyer ses soldats
dans les rues avec la stérile opération Sentinelle plutôt qu’à la gorge
de l’ennemi dans une opération Châtiment. C’est pour cela que les soldats
ont été inventés, et mon cœur est tout entier avec les fantassins de Tsahal
dans les rues de Gaza.
Les engager plus tôt n’aurait pas empêché les
dommages collatéraux, ils sont inévitables alors que 95 % des êtres vivants qui
vivent dans la zone des combats sont des innocents, mais on aurait pu espérer,
à condition d’avoir des soldats solides et disciplinés, bref de vrais soldats,
en prenant le temps et un maximum de précaution atteindre le cœur de l’ennemi,
lui tuer le maximum de combattants et détruire ses infrastructures sans tuer des
milliers et des milliers de civils. Cela n’obérerait rien de la difficulté de
la gestion politique de Gaza après les combats, ni même des causes profondes
qui ont fait qu’il y ait des dizaines de milliers de Palestiniens qui acceptent
de prendre les armes contre Israël avec une forte chance de mourir, et ce n’est
pas une simple question d’endoctrinement.
Au lieu de cela, le gouvernement israélien, qui avant sa recomposition, porte une énorme responsabilité sur la baisse de la garde devant le Hamas, a choisi de commencer par un blocus et une campagne de frappes qui par son gigantisme a nécessairement piétiné au moins quatre des cinq principes du droit des conflits armés – humanité, nécessité, proportion, précaution - et finit donc aussi par flirter avec celui de la distinction (ou intention). On peut argumenter comme on veut, absolue nécessité, mensonges du Hamas, l’ennemi est un salaud qui se cache derrière la population ou dans les lieux sensibles, on laisse la population fuir les combats, etc. mais instaurer un blocus total et frapper avec une telle puissance une zone densément peuplée pour un bilan militaire finalement assez maigre - et qu’on ne présente pas la nième liste de cadres du Hamas tués comme un bilan sérieux - est une catastrophe. C’est une catastrophe pour la population gazaouie, mais aussi pour Israël, à court terme par l’indignation que cela continue de provoquer, mais aussi à long terme parce qu’on vient là de recruter dans les familles meurtries des milliers de futurs combattants ennemis. Aucune tragédie n'en efface une autre.
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