Il
est ainsi logiquement pour la guerre en Ukraine et dans le grand GQG médiatique
où, pour analyser et décrire au quotidien une guerre qui bouge peu depuis
qu’elle s’est transformée en guerre de position en avril 2022, on transforme des
prises de village ou des avancées de quelques kilomètres en évènements. Pour
ceux qui se battent dans ces quelques hectares, les choses sont évidemment
essentielles et même vitales, mais au niveau macroscopique, ces évènements
tactiques doivent être nécessairement agglomérés afin d’avoir une vision plus
claire des choses. Encore faut-il avoir le temps d’exposer cette synthèse.
Obus
sur canons égale contre-batterie
Ces
précautions étant prises parlons de la situation sur le front. L’offensive
ukrainienne se poursuit avec ses trois axes de choc principaux et sa bataille
arrière des feux, ainsi que la contre-offensive russe dans la province de
Louhansk.
La
bataille des feux est désormais la plus importante car elle conditionne
largement le destin des manœuvres. Les uns et les autres poursuivent leurs
frappes dans la profondeur et la zone d’artillerie. Sur le site de Ragnar
Gudmundsson (lookerstudio.google.com) qui compile les données fournies par les
sources officielles ukrainiennes (et donc à prendre avec précautions) on
constate toujours une grande intensité des frappes ukrainiennes avec 580 strikes (on
ne sait pas trop à quoi cela correspond) en juin et juillet, soit 1580 avec le
mois de mai, c’est-à-dire autant de tirs que les sept mois précédents réunis.
L’effet sur l’artillerie russe est indéniable avec, selon Oryx cette fois, 191
pièces russes comptabilisées détruites ou endommagées depuis le 8 mai, soit par
comparaison 2,6 pièces par jour contre 1,8 pièce jusqu’au début du mois de mai
2023. Les batailles de contre-batteries sont par définition dans les deux sens
et l’artillerie ukrainienne souffre aussi avec 69 pièces touchées depuis le 8
mai, et un passage de 0,7 à 1 pièce perdue par jour. Ces chiffres sont comme
toujours en dessous de la réalité, et on peut sans doute les doubler pour s’en
approcher. Ce qui est sûr, c’est que la bataille est féroce et tend peut-être
même à s’intensifier avec dans les deux dernières semaines des pertes
quotidiennes de 3 pièces par jour côté russe et 1,4 côté ukrainien. On notera
l’écart qui se resserre entre les deux camps.
Coups
de béliers au Sud
Mon
sentiment était plutôt que le dispositif défensif arrière russe n’était pas
encore assez affaibli pour espérer retenter des manœuvres de grande ampleur sur
la ligne de front mais le commandement ukrainien, mieux informé que moi, en a
jugé autrement. Peut-être s’agit-il d’un nouveau test de résistance ou de
profiter des limogeages de généraux importants et surtout compétents dans le
groupe d’armées russe attaqué.
Il a
donc décidé de renouveler des attaques de brigades dans la zone Sud sur les
mêmes points et par les mêmes brigades que le 6-8 juin. On note peut-être une
plus grande concentration des efforts, avec du côté d’Orikhiv deux brigades
seulement en premier échelon – 65e et 47e Mécanisées
(BM) – et quatre en arrière, pour trois – 36e de Marine à
l’ouest, 35e de Marine et 68e chasseurs au
centre – et cinq en arrière dans le secteur de Velika Novosilki. Les secteurs
d’attaque sont peut-être limités aux moyens de déminage disponibles ou
peut-être s’agit-il simplement d’une manière générale de mieux accorder les
moyens d’appui à ceux de la manœuvre. Ce qu’il faut retenir c’est une
progression de la 47e BM relativement importante à l’est de
Robotyne, au sud d’Orikhiv, ainsi que celle de la 35e BIM sud
de Velika Novosilka avec la prise et le dépassement du village de Saromaiorske.
On rappellera que les forces ukrainiennes agissent toujours dans les deux cas
dans la zone de couverture russe et non la zone principale, la mieux défendue,
et que les Russes y résistent également toujours tout en organisant des
contre-attaques. Les autres secteurs de la zone – Piatkatky, Houliaïpole et Vuhledar – sont calmes ou font l’objet de combats
minuscules.
Derrière
les annonces, et on notera au passage combien les déclarations de la
vice-ministre de la Défense Hanna Maliar brouillent et desservent la cause
ukrainienne en se plaçant au même niveau d’exagération grossière que celles des
officiels russes, il reste à voir si les Ukrainiens vont continuer à progresser
à ce rythme. Les gains territoriaux sont très en dessous de la norme de 50 km2/jour
qui indiquerait que les choses se passent bien, mais les opérations militaires
ne sont pas linéaires mais fractales, du moins l’espère-t-on, quand on est
justement en dessous de la norme. Ce n’est donc pas les villages de
Saromaiorske ou de Robotyne qui sont importants, mais les tendances et ce qu’il
faut espérer est que l’avance continue. L’hypothèse actuelle la plus probable,
par projection de tendances, est celle de mois de combat avant de peut-être
voir un drapeau planté sur une ville-victoire, et celle-ci a actuellement plus
de chance d’être Tokmak ou Bilmak plutôt que Mélitopol ou Berdiansk. Les
combats de la semaine peuvent modifier cette hypothèse s’il y a des petits
succès répétés.
Alors
que la ville-victoire se fait attendre dans le front sud, le troisième axe
offensif ukrainien est autour de Bakhmut avec un effort particulier au sud de
la ville et dans l’immédiat sur le village Klichkivka, une zone boisée et peu
minée plus accessible à la manœuvre qu’au sud mais où les combats sont
difficiles et les pertes importantes des deux côtés. Pour l’instant, la
résistance russe est forte et les avancées minuscules. La projection actuelle
la plus favorable aux Ukrainiens est donc là encore et malgré la petitesse du
champ de bataille celle de mois de combat avant le planté de drapeau sur
Bakhmut.
Un
tout petit Uranus au Nord
La
contre-attaque de revers sur un front différent de celui où on est soi-même attaqué est
un grand classique de l’art opérationnel. Le 15 juillet 1918, les Français
résistent à l’offensive allemande sur la Marne, le 18 juillet ils
contre-attaquent de flanc à Villers-Cotterêts. En novembre 1942, les Soviétiques
sur le reculoir à Stalingrad contre-attaquent sur les flancs de la 6e armée
allemande et enferment celle-ci dans la ville (opération Uranus). Un an plus
tôt, les divisions sibériennes faisaient de même au nord et au sud de Moscou
attaquée. C’est le même principe qui s’applique ici dans la zone de Louhansk
avec une contre-offensive assez réussie vers Koupiansk, l’est de Svatove et le
sud-est de Kreminna.
Tenter
une contre-attaque de revers signifie d’abord que l’on ne s’estime pas en
danger dans la zone dans laquelle on est attaqué, sinon les réserves sont
plutôt engagées dans ce secteur. L’existence de cette contre-attaque est donc
plutôt un indice de confiance côté russe. Maintenant pour que cela réussisse
vraiment, il faut un rapport de forces et de feux vraiment à l’avantage du
contre-attaquant. Cela a été le cas dans les exemples cités plus haut, mais en
grande partie parce que les Allemands s’étaient engagés à fond dans leur
attaque principale, la Marne et Reims dans un cas, Stalingrad dans l’autre, et
affaiblissant leur flanc ou en le confiant à des armées alliées peu solides.
Cela n’est pas le cas en Ukraine. Les forces ukrainiennes ne sont pas enfoncées
et fixées dans le front Sud et il reste par ailleurs suffisamment de brigades
pour tenir tous les autres secteurs. Au bout du compte, il n'y a pas eu de
renforcements russes massifs dans le secteur nord, par manque de moyens avant
tout, et les déclarations ukrainiennes (voir plus haut) ont été très exagérées,
comme pour excuser par avance un recul. On n’a pas entendu parler non plus de
mise en retrait en recomplètement et en entrainement pendant des semaines de
divisions russes. Les attaques russes sont donc toujours menées avec les mêmes
capacités que celles qui n’ont pas permis de réussir durant l’offensive
d’hiver. On ne voit donc pas très bien pourquoi cela réussirait mieux
maintenant, à moins d’innovations d’organisation ou de méthodes cachées. Pour
autant, les Russes attaquent beaucoup, avancent un peu et compensent
finalement, si on raisonne en km2, les petites avances ukrainiennes
au Sud. Cela n’a cependant pas d’impact stratégique puisque les Ukrainiens
n’ont pas fondamentalement bougé leurs réserves du Sud au Nord et qu’ils
poursuivent leur opération dans les provinces de Zaporijjia et Donetsk, On peut
même se demander si les nouvelles attaques ukrainiennes au Sud ne sont pas aussi une
manière de montrer que les attaques russes au Nord ne sont pas
importantes.
Pour
redonner des chiffres et en reprenant Oryx, ce qui frappe dans les pertes
matérielles des deux opérations de manœuvre concurrentes, c’est leur ampleur.
On comptabilise depuis 71 jours, 622 véhicules de combat majeurs (tanks, AFV,
IFV, APC selon la terminologie Oryx) perdus soit une moyenne de 8 par jour.
C’est en soi à peu près équivalent aux pertes quotidiennes moyennes avant
l’offensive ukrainienne. Depuis deux semaines en revanche, le taux moyen est
monté d’un coup à 11 par jour, sensiblement depuis la contre-attaque russe. Le
taux moyen de pertes constatées des Ukrainiens en revanche a augmenté
sensiblement dès le 8 mai, passant de 3,5 à 4,5 jours. Pire encore, il est
passé à 6 par jour depuis deux semaines. Ces chiffres sont toujours difficiles
à interpréter avec les difficultés de mesure, mais ils n’indiquent pas
forcément, comme pour l’artillerie, une tendance favorable aux Ukrainiens. On
est très loin des rapports de 1 à 4 du début de la guerre.
En
résumé, on peut considérer les actions en cours sur le front comme un choc des
impuissances ou, de manière plus élogieuse, un bras de fer indécis qui attend
qu’un des protagonistes craque. C’est le moment du côté ukrainien de faire
entrer sur le terrain les impact players, renforts, moyens
nouveaux, opérations périphériques à Kherson, Belgorod, ou ailleurs pourvu que
cela détourne l’attention et surtout les moyens russes. Il n’est pas exclu
cependant que les Russes disposent aussi de quelques impact
players. On y reviendra.
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