La prise de
l’oasis de Koufra par le bataillon du colonel Leclerc dans le mois de février
1941 constitue un combat minuscule dans la Seconde Guerre mondiale par le
volume des forces engagées mais ses conséquences ont pourtant été majuscules. Cette
« grande petite victoire » peut certainement nous apprendre encore
beaucoup. Voici quelques enseignements évidents.
1. La guerre, c’est de la politique et le combat sert
à obtenir des gains politiques
Ce qui d’abord frappant avec
le combat de Koufra, c’est le décalage entre l’ampleur du la bataille assez
modeste, et son impact stratégique et opérationnel. Il faut bien comprendre que
bien sûr la guerre est un acte politique, c’est ce qui le distingue de l’action
de police, l’autre emploi possible du monopole étatique de la force.
Cet acte politique est d’abord
un dialogue violent avec une autre entité politique qualifiée d’ennemie. En l’occurrence,
ici c’est l’Axe et plus particulièrement l’Italie. Mais c’est un acte qui peut
viser aussi d’autres publics. La colonne Leclerc en particulier, et les Forces
françaises libres en général, c’est la « courte épée » de la France,
pour reprendre l’expression du général de Gaulle, celle qui lui permet d’exister
face aux Alliés, britanniques d’abord et bientôt américains, mais aussi face à
la France de Vichy.
La grande habileté du
général de Gaulle et de Leclerc, son chef militaire en Afrique subsaharienne, est
de faire du Fezzan un front particulier où la France peut obtenir des victoires
avec ses propres forces. « Le Fezzan doit être la part de la France dans la
bataille d’Afrique », explique alors le général. Dans ce cadre, Koufra
n’est pas une victoire alliée, mais une victoire française. L’ampleur de l’effort
est modeste, mais le gain opérationnel, la fermeture de la porte vers le sud de
l’Egypte, est net et il permet au général de Gaulle une exploitation médiatique
forte, via les réseaux de communication de l’époque.
Parmi les publics que l’on
peut viser aussi, outre l’ennemi, les Alliés, l’opinion publique, il y a aussi
ses propres forces, surtout lorsque celles-ci sont composées de volontaires.
Certains combats n’ont pour d’autre objet que de donner des victoires et de
redonner le moral. Ce n’est pas le cas de la victoire de Koufra mais elle fait
du bien aux forces françaises qui retrouvent le gout du succès. La France peut
gagner et on initie là un cercle vertueux. Par les combats, on accumule de l’expérience,
de l’audace, et de recrues pour cette armée de volontaires, ce qui donne encore
plus de chance d’obtenir des victoires. A partir de Koufra, les forces
françaises libres ne seront plus jamais vaincues dans cette guerre.
2. Start up France libre
Une autre particularité de
la colonne Leclerc comme de la 1ère Division française libre qui va
se former plus tard, est son côté innovant. La Seconde Guerre mondiale est
riche en petites unités, certains parlent d’armées privées, créées par de
fortes personnalités au sein des différentes armées. Le Long Range Desert Group
(LRDG), avec lequel Leclerc coopère a été créé par un ancien officier britannique
passionné par l’exploration du désert, et en constitue un excellent exemple.
Leclerc fait feu de tout
bois pour créer une unité adaptée à son combat. Cela relève largement du bricolage
mais c’est un bricolage intelligent, qui s’appuie sur le retour d’expérience
avec par exemple les deux missions de reconnaissance lancées en janvier 1941 avec
un groupe nomade et une patrouille motorisée au sein du LRDG, qui sont en réalité
aussi des expérimentations. Sans contraintes bureaucratiques-on est loin des
procédures de marchés publics-les hommes de Leclerc apprennent du LRDG à se
déplacer dans le désert avec des moyens modernes sur des centaines de kilomètres, à combiner des moyens anciens comme des chameaux ou
des canons de 75 mm avec des véhicules légers, et à coopérer avec l’aviation.
Au bout du compte, la colonne
Leclerc est un laboratoire tactique qui devient la meilleure unité du monde,
avec la combinaison LRDG-Special Air Service, pour le combat dans le désert. On
peut faire le même constat avec la 1ère Brigade française libre à
Bir Hakeim un an un plus tard. La pratique d’une unité, c’est un mélange d’équipements,
de méthodes, de structures et de façon de voir les choses. Cela mesure ce qu’elle
est capable de faire réellement. Les moyens matériels sont sensiblement les
mêmes que ceux des unités qui ont combattu en mai 1940 en Belgique et en France,
mais pourtant les résultats sont très supérieurs. On se prend à rêver de ce qui
se serait passé en mai 1940 si tous les bataillons français avaient été de la
trempe de celui de Leclerc.
3.
L’empire du milieu
Les milieux particuliers
nécessitent une pratique particulière. Il y a ceux qui font l’effort de se constituer
cette pratique, et ceux qui ne le font pas ou pas assez. Les premiers pourront manœuvrer
dans le milieu difficile, les autres seront dans des forts et des bases. Les
premiers auront l’initiative des combats et l’initiative des combats, surtout aux
petits échelons, c’est un très puissant multiplicateur d’efficacité. L’histoire
des autres se confondront avec celle des redditions.
Là, pour rester dans le
cadre désertique, on peut penser aux combats de 1986-1987 au nord du Tchad et
là encore dans le Fezzan, lorsque les « rezzou tgv » de l’armée
nationale tchadienne ont triomphé des bases libyennes, avec un peu notre aide,
mais on peut penser aussi hélas, aux nombreuses petites garnisons maliennes,
nigérienne ou burkinabé, isolées et régulièrement attaquées par un ennemi, qui
vit lui dans la région, et maitrise beaucoup mieux le terrain.
En 1940, les soldats de Leclerc
ne font pas des tournantes de quelques mois, ils vivent sur place et pour beaucoup
depuis toujours, et ils sont capables de mener des raids pendant un mois
complet dans le désert, là où leur ennemi ne fait pas beaucoup d’effort. La
seule unité italienne qui s’est avérée dangereuse, outre l’aviation, a été
comme par hasard la compagnie saharienne. Une fois cette compagnie vaincue, les
Italiens n’ont rien fait pour contester le désert aux Français. Dans le désert,
le plus mobile dispose d’un avantage opérationnel énorme.
4.
Guerre de corsaires et guérilla en uniforme
La colonne Leclerc, dans le
raid sur Koufra et les deux campagnes suivantes dans le Fezzan, s’attaque à un
ennemi plus nombreux, retranchée, et plus puissant en théorie. Ce sont les
Français qui sont en position asymétrique défavorables, du moins en apparence si
on regarde simplement les rapports de force initiaux. Au bout du compte, au
début de 1943 toute la force italienne dans le Fezzan a été anéantie pour des
pertes françaises réduites, et probablement plus du fait des difficultés du
désert que des Italiens. D’un point de vue opérationnel, Leclerc a mené un combat
en ligne intérieures anéantissant successivement en trois campagnes tous les
points d’appui italiens isolés, en les frappant à chaque fois avec la force d’un
bataillon.
Sommes-nous capables de
faire la même chose, et de mener une guerre de corsaires, faire à un adversaire
plus puissant sur le papier ? Ce n’est pas certain. On peut rétorquer que l’on mène
désormais ces raids avec des avions de combat ou de plus en plus drones armés.
C’est vrai, mais avec de gros inconvénients, cela coûte très cher, les avions
et drones sont rares et n’ont pas le don d’ubiquité et puis l’effet n’est pas
tout à fait le même lorsqu’on ne prend pas de risques au combat.
On mène des coups de main avec
des moyens héliportés, seuls comme les raids de nuit en Libye en 2011, ou en
coopération avec des unités légères spécialisées. C’est très bien mais combien
sommes-nous capables de mener de des raids et coups de main actuellement ? Très
peu. C’est peut-être suffisant contre les ennemis que nous combattons au Sahel
et ce n’est pas certain. C’est insuffisant si nous devons faire les choses beaucoup
plus en grand. Il aurait été possible de mener contre eux une « guerre de
corsaires » comme Leclerc face aux Italiens, en multipliant les raids et
les coups de main, de manière à avoir un engagement qui soit au même niveau que
celui des attaques terroristes en France en 2015. On n’a pas osé. On ne sait
plus, au niveau politique, prendre des risques comme à l’époque de la France libre.
5. La taille, ça ne compte
pas beaucoup au combat
Avoir la supériorité
opérative est surtout intéressant parce ce que cela permet d’avoir l’initiative
des combats, mais encore faut-il être capable de gagner ces combats. Ce qui est
frappant avec le combat de Koufra, c’est que les deux combattants y sont sensiblement
de même volume, avec même une légère infériorité du côté français, sans parler
d’un armement supérieur et bien sûr des fortifications du côté italien. Or, au bilan,
les pertes « définitives » italiennes sont presque 100 fois supérieures
à celle des Français. Ce sera pratiquement toujours le cas, lors des rencontres
lors des campagnes suivantes. Que se passe-t-il ?
Il faut bien comprendre d’abord
que l’égalité des forces sur le terrain est la norme sur le champ de bataille
moderne. On prône dans les règlements d’attaquer à 3 contre1. En réalité, au
moins au niveau des combats de contact jusqu’à l’échelon du bataillon et même
de la brigade, il est très rare de trouver des combats dont le rapport de
forces numérique dépasse 2 contre 1. Or, les résultats, comme à Koufra, sont
souvent déséquilibrés. Ils ne peuvent donc être anticipés à partir des simples
calculs de rapports de volume d’hommes, d’armes, etc. Sinon Leclerc n’aurait
jamais attaqué Koufra.
En fait, il faut raisonner
en termes de niveau de qualité, ou de gamme, tactique. On peut classer la
valeur des bataillons avec une équation simple : la valeur tactique d’une
unité est égale à se masse multipliée par la qualité de ses hommes et de son
commandement au carré.
En analysant correctement
les valeurs des unités et en les classant par an de 1 à 10 (1 pour les bataillons
les plus faibles de l’époque et 10 pour les plus puissants), les résultats des
combats deviennent prévisibles. Un affrontement d’unités de classes
équivalentes donne très souvent des résultats incertains, équilibrés et rarement
décisifs, car le point de dislocation (le moment où le dispositif ennemi n’est
plus structurée) n’est pas atteint. Avec un niveau d’écart, l’unité la plus
forte l’emporte le plus souvent mais là encore rarement de manière décisive. Un
écart de deux niveaux donne une probabilité de victoire très importante pour le
plus fort et un rapport de pertes de 1 à 10. Avec trois niveaux d’écart la
victoire est presque certaine, le niveau de dislocation de l’unité ennemie est
presque toujours atteint et le rapport de pertes peut dépasser, parfois
largement, les 1 pour 30.
Dans le cas de la bataille
de Koufra, les masses sont équivalentes et la position défensive des Italiens
leur donne un avantage supplémentaire, mais la qualité des hommes et de leur
chef n’est pas du tout la même, Leclerc annulant même l’avantage ennemie de la
position défensive par une manœuvre d’intoxication lui faisant croire qu’il est
en réalité inférieur. On obtient ainsi un décalage de niveau très important et on
atteint le point de dislocation, non pas sur le terrain mais dans la tête des
chefs ennemis.
6. L’amalgame c’est la force
La colonne Leclerc, c’est 150
Européens et 200 Tchadiens. Sans l’amalgame avec des recrues locales, rien n’aurait
été possible. Notre capacité de projection actuelle, estimée à 15 000 hommes
au maximum, est sans doute inférieure à celle des soldats de la France libre.
Nous sommes capables de faire encore moins de choses que les seuls Français
métropolitains qui ont rejoint alors les rangs de de Gaulle. L’épée de la France
est toujours aussi courte, alors que nos ennemis, y compris des organisations
armées comme l’Etat islamique ont souvent plus de 15 000 combattants, où
les populations au sein desquelles nous évoluons sont toujours plus nombreuses.
Sans renforts locaux, avec des recrues soldées et commandées par la France, nous sommes incapables de tenir un terrain quelconque pendant quelques temps ou de nous emparer de villes comme Mossoul par exemple. Outre que les Américains utilisent plus de réservistes que nous et plus de sociétés privées, c’est seul le recrutement de 100 000 miliciens locaux en Irak, souvent d’anciens ennemis, qui seul leur a permis en 2007-2008 de vaincre l’Etat islamique et l’armée du Mahdi et de se sortir du piège dans lequel ils étaient. Les Russes commandent un corps d’armée complet en Syrie formé de recrues locales, les Turcs utilisent aussi largement des mercenaires. Pensons-y avant d’être dépassés.