Par méfiance du Congrès,
les forces armées américaines n’ont alors ni grand état-major interarmées, ni
même d’état-major de la Guerre et de la Marine très étoffés. Le secrétaire d’État
à la Marine est assisté de commandant de divisions, dont celles des opérations
et du matériel, et d’un bureau général d’amiraux anciens chargé de le
conseiller. On l’aura compris, le département est rapidement secoué entre les
rivalités de ces trois organismes, le tout dans une ambiance de
l’entre-deux-guerres de réduction des dépenses et de contraintes fortes imposées
par les traités navals. Pas facile dans ses conditions de faire évoluer une
organisation dont on sait pourtant qu’elle aura probablement à mener des
combats gigantesques dans les années à venir. L’US Navy va pourtant y parvenir de manière remarquable et le jeu de
guerre y sera pour beaucoup. Le NCW est alors rattaché à la division des
opérations, futur Office
of the Chief Naval Operations-OPNAV, où il est d’abord utilisé
comme organe de réflexion et d’expérimentation.
C’est une révolution
organisationnelle, dans la mesure où comme dans la médecine sensiblement à la
même époque, on complète le seul jugement personnel des chefs par des tests les
plus rationnels possibles. Désormais tous les plans conçus par l’OPNAV puis en
fait tous les problèmes de l’US Navy,
comme par exemple les effets des traités navals, sont passés au crible de
l’expérimentation à la fois par des exercices « grandeur nature »
en mer, irremplaçables mais rares, couteux et soumis à de fortes contraintes de
sécurité, et des jeux sur le parquet du War
College de Newport avec des navires miniatures et des dés. Les Américains
ne sont pas les seuls à pratiquer les grands exercices en mer ou sur plancher, les
marins japonais en particulier jouent beaucoup, mais ce sont les seuls à le
faire aussi systématiquement et surtout à jouer des campagnes complètes. De
1919 à 1941, on compte ainsi 136 jeux simulant des campagnes complètes,
presque toutes dans le Pacifique contre le Japon, dont une d’un mois complet pour
chaque promotion du NWC. On compte aussi 182 jeux simulant seulement des
batailles. Chaque jeu se déroule selon un cycle immuable : rédaction par
les élèves d’un ordre d’opération à partir d’un ordre reçu, analyse et critique
des ordres conçus par les élèves, choix d’un ordre d’opération qui est ensuite
joué en double action, et enfin analyse approfondie des combats transmise ensuite
au donneur d’ordre.
Les bienfaits sont énormes
en termes de formation. Les officiers qui sortent du NCW maitrisent
parfaitement l’emploi des forces et notamment les nouvelles. L’amiral Raymond
Spruance par exemple utilisera parfaitement les porte-avions dans le Pacifique sans
être jamais passé par l’aéronavale ou en avoir commandé un. Ils connaissent
bien l’ennemi dont tous les navires sont représentés avec la plus grande
précision, mais aussi toute la géographie des zones dans lesquelles ils vont
opérer. On l’oublie souvent au regard de la qualité des opérations navales
américaines de la guerre du Pacifique, malgré l’attaque de Pearl Harbor ou les
déboires de la campagne des Salomon, mais l’US
Navy n’a pas combattu en surface depuis 1898. Le corps des officiers américains
est le moins expérimenté de toutes les forces navales de l’époque. L’amiral
Nimitz, commandant de la Navy dans le Pacifique pendant la guerre, expliquera que
cela avait été compensé par la simulation et que finalement tout ce qui est
arrivé avait déjà été joué à Newport, à l’exception des kamikazes. Il oubliait en
fait la campagne sous-marine américaine contre la marine marchande japonaise
qui n’avait jamais été jouée, du moins à cette échelle.
C’est aussi par le jeu que
le plan de campagne contre le Japon, le plan Orange, a été, perpétuellement
affiné. L’idée très mahanienne est alors de se porter groupé dans les eaux des
Philippines, alors administrés par les Américains, de détruire la flotte de
ligne japonaise dans la région puis d’étouffer le Japon par un blocus à partir
des îles proches. C’est dans ce contexte que l’emploi des porte-avions a été
testé, alors même que la flotte était encore très réduite. Les jeux ont montré
que les porte-avions étaient capables de frapper relativement à terre et de
tout détruire sur mer sauf les cuirassés. Les Américains ont conclu à la
nécessité d’une marine équilibrée combinant cuirassés et porte-avions pour les
combats en haute mer, là où les Japonais, divisés, vont en fait utiliser deux
forces séparées, porte-avions d’abord puis cuirassés à partir de 1944, et les
Britanniques subordonner leurs petits porte-avions au service des navires de
ligne.
Mais une flotte équilibrée américaine là où les Japonais investissent massivement dans les porte-avions suppose d’accepter une infériorité numérique dans ce domaine et effectivement les Américains commenceront la guerre avec 7 bâtiments de ce type contre 10 japonais. Aussi le retour d’expérience des premiers combats sur parquet conclue-t-il de chercher des solutions palliatives, comme la construction de destroyers antiaériens, la conversion rapide de navires marchands en petits porte-avions (ce seront les porte-avions d’escorte de la bataille de l’Atlantique) et d’utiliser de manière optimale l’espace des futurs porte-avions afin qu’ils portent plus d’aéronefs que les Japonais. On détermine dans les jeux de campagne qu’il faut faire également en sorte que les porte-avions américains puissent être réparés et réengagés au combat plus vite que ceux de l’adversaire. Lors de la bataille de la mer de Corail en mai 1942, les porte-avions japonais Shokaku et Zuikaku et l’américain Yorktown sont endommagés. Un mois plus tard, à Midway, les deux premiers sont toujours en réparation alors que le troisième est déployé. Les conséquences tactiques et stratégiques sont énormes. Les jeux de campagne effrayent aussi les Américains par le taux de pertes des pilotes, aussi la Navy se penche très tôt sur la question du sauvetage en mer, mais aussi de la capacité à former massivement des pilotes, là où les Japonais qui ne simulent que des batailles ne font rien. Les jeux mettent aussi en évidence l’importance capitale de déceler en premier les forces ennemies et prônent d’investir dans une capacité de reconnaissance à grande distance à base d’avions de patrouille maritime et de sous-marins à rayon d’action.
Un jeu particulièrement
important a été celui de l’été 1933. On y prend alors en compte la
fortification par les Japonais des îles allemandes du Pacifique central et la
saisie probable de l’île américaine de Guam. Le jeu est un désastre. La flotte
américaine, comme cela était prévu par le plan japonais, se retrouve harcelée
par les sous-marins et les avions des îles-bases japonaises. Usée et sans
pouvoir être efficacement soutenue par des bases trop lointaines, la flotte
américaine ne peut vaincre la flotte japonaise en mer des Philippines. On en
conclut qu’il faut d’abord s’emparer de ces îles et de s’en servir ensuite
comme bases avancées. Tout cela se concrétise aussi dans la stratégie des
moyens. Pour dépasser ce que l’on n’appelle pas encore le déni d’accès, les
Corps des Marines et la Navy
développent toute une flotte spécifique de navires ou de véhicules amphibies et
réfléchissent à leur emploi. Ce sont les seuls au monde à ce moment-là et si on
ne pense alors qu’aux îles du Pacifique, cette évolution majeure permettra de
se porter aussi à l’assaut du mur de l’Atlantique.
Tout n’est pas parfait
dans ce processus d’évolution par le jeu. Dans les années 1930, les règles
du jeu sont si sophistiquées qu’elles représentent 150 pages, ce qui exclut
toute appropriation par les élèves et impose de créer un bureau spécifique entièrement
consacré au jeu de guerre. Bien que s’appuyant sur les données les plus précises
possibles, les règles sont forcément approximatives sur les phénomènes nouveaux
comme l’emploi au combat de l’aéronavale, même si on s’aperçoit qu’elles ont quand
même constitué les meilleures anticipations en la matière. En fait, ce sont
surtout les évènements géopolitiques qui ont mis en défaut les simulations. On
ne simule pas la guerre sous-marine à outrance essentiellement par peur de
froisser le Royaume-Uni, dont les navires marchands seraient sans doute les
premières victimes dans le Pacifique. On ne conçoit pas une seule seconde la
chute rapide de la France en 1940, ce qui va imposer de faire basculer dans l’Atlantique
une partie imprévue de l’effort naval américain.
Le fait est que les petits bateaux en bois ou métal de Newport, les tables de tir, les dés ont constitué le moteur de la transformation la plus réussie des marines de l’époque moderne. Tester les idées et les choses, c’est-à-dire comme en science de voir si elles résistent à la réfutation, s’avère plus efficace que le jugement au doigt mouillé des autorités ou la tendance à simplement refaire la même chose, mais en plus cher.
Merci pour ce bel article !
RépondreSupprimerDans "Shattered Sword" de Parshal et Tully, il y a un compte-rendu d'un wargame de préparation de Midway où les joueurs de l'opposition auraient joué une séquence initiale proche de celle vue plus tard en vrai, mais annulée par les arbitres. Le jeu aurait été ainsi bâclé dans l'ivresse des succès initiaux.
Passionnant
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