mardi 18 mai 2021

Une brève histoire des snipers-2e partie : Les chasseurs industriels.

Lorsque la Grande Guerre commence, seuls les Allemands qui bénéficient de leur industrie optique et d’un budget d’équipement important, partent avec plusieurs milliers d’armes réquisitionnées de «grande chasse» avec lunette de visée. Ces armes qui sont données en «surdotation» dans les unités d’infanterie ont un rôle modeste durant la guerre de mouvement où leur effet se noie dans la puissance de feu déployée. On remarque pourtant du côté allié que les officiers sont particulièrement visés et on découvre ensuite des carnets allemands spécialisés décrivant des méthodes d’identification des officiers. Ni les Français ni les Britanniques, qui ne pratiquent par la chasse au gros gibier et considèrent le tir à la lunette comme peu loyal, ne font de même.

Les choses changent avec l’apparition des lignes de tranchées à la fin de 1914. Le premier tireur d’élite français connu est sans doute l’adjudant Lovichi, qui prend l’habitude de se poster dans le no man’s land entre les lignes et d’y attendre pendant des heures pour abattre un Allemand puis ceux qui tentent de le secourir. Tireur de compétition avant-guerre, il est parti avec son arme de concours sur la crosse de laquelle il prend l’habitude de marquer des encoches à chaque victoire. Comme le commandement lui demande de prouver celles-ci, il doit, en plus, organiser des raids pour aller chercher les cadavres de ses victimes. Il est tué au bout de quelques mois, mais il suscite beaucoup d’émules. Le commandement français, qui n’aime pas ces combattants isolés et incontrôlés, encadre et limite vite ce qu’on appelle alors le «service d’embuscade».

Les Allemands lui donnent au contraire une grande extension. Ils recrutent même discrètement 2000 Finlandais pour effectuer cette mission face à l’armée russe et par grand froid. C’est néanmoins surtout sur le front ouest, où ils sont plutôt sur la défensive, qu’ils développent ce type de combat. A partir de 1916, ils remplacent les armes de chasse, assez fragiles dans un environnement de guerre et n’utilisant pas le calibre standard, par des fusils en dotation Gewehr 98 auxquels ils ajoutent différents modèles de lunettes grossissantes (de 2,5 à 3 fois). On crée aussi pour eux un environnement spécifique, plaques de blindage avec meurtrières, abris factices, faux arbres ou faux cadavres de chevaux placés dans le no man’s land. Plus que les pertes ennemies, le but principal recherché est de maintenir une pression constante sur des unités adverses, qui jugent souvent cela à la fois déloyal et d’une violence inutile hors des batailles. Le sniping provoque donc presque toujours de fortes réactions, comme des tirs d’artillerie de représailles.

Par imitation et parce que les snipers peuvent faire de bons anti-snipers, les Alliés, à l’exception des Russes, finissent quand même par développer aussi leurs propres spécialistes, avec des fortunes diverses.

Le premier problème est technique, les Allemands étant les seuls à pouvoir s’appuyer sur une industrie optique de grande qualité. Après plusieurs essais infructueux, les Français copient finalement une lunette allemande qu’ils installent sur des fusils réglementaires Lebel 1886-93 ou Berhiet 1907-15. On équipe aussi quelques fusils automatiques (le réarmement se fait par l’action des gaz et non plus à la main) comme le FA 17, ce qui assure une cadence de tir supérieure. Plus de 5000 fusils à lunettes sont ainsi distribués aux «bons tireurs» des compagnies d’infanterie, qui les utilisent comme elles le souhaitent. On forme aussi ponctuellement des petites unités de tireurs pour une mission particulière, comme à Verdun en 1916 pour faire face à la menace des lance-flammes, mais il n’y a ni doctrine d’emploi, ni centre de formation.

La politique d’emploi des Britanniques, qui équipent de lunettes 10000 fusils Lee Enfield SMLE III, est initialement assez proche des Français avant par l’arrivée des unités du Commonwealth qui, au contraire, utilisent beaucoup leurs anciens chasseurs. Les Canadiens arrivent sur le front avec un excellent fusil de précision, le Ross Martin Mk III doté d’une lunette de fabrication américaine, et d’excellents chasseurs souvent d’origine indienne. Huit des douze meilleurs snipers de la guerre sont d’ailleurs canadiens et six d’entre eux sont indiens ou métis comme le caporal Francis Pagahmagabow, le plus meurtrier de tous avec 376 victoires. Les Australiens sont également parmi les premiers alliés à utiliser des fusils de précision, armes de chasse amenées souvent clandestinement, notamment à Gallipoli où ils affrontent les tireurs turcs. L’un d’entre eux, Billy Sing, un Australien d’origine chinoise, s’y illustre particulièrement en abattant officiellement 150 soldats turcs (mais peut-être le double en réalité) dont Abdul «le terrible», le meilleur sniper ottoman, ce qui constitue peut-être le premier grand duel de tireurs d'élite. De leur côté, les tireurs sud-africains sont le plus souvent issus d’une unité privée fondée par le millionnaire Sir Abe Bailey : les Bailey’s South African Sharpshooters. Les 23 hommes qui y ont été formés revendiquent à eux seuls la mort de 3000 Allemands, de 1916 à la fin de la guerre.

Ces pratiques dispersées sont finalement rationalisées grâce aux efforts du major Hesketh Hesketh-Prichard qui décrira son expérience en 1920 dans Sniping in France, premier récit du genre. Hesketh-Prichard fait de ce qui est donc désormais nommé officiellement "sniping" une discipline militaire à part entière qu’il enseigne dans une école de tir improvisée en 1915 puis imitée dans chaque armée britannique. On y apprend, non seulement à tirer avec précision, mais à le faire dans un environnement tactique organisé. Hesketh-Prichard innove ainsi en imposant le travail par équipes de deux avec un tireur et un observateur utilisant un télescope. Avec cette capacité de surveillance accrue, les équipes de snipers s’avèrent aussi d’excellents observateurs.

Les Américains arrivent au combat en 1918 avec ce paradoxe de ne pas disposer d’armes performantes alors qu’ils sont largement à l’origine de l’emploi militaire des snipers et qu’ils conservent encore la culture du tir au fusil, là où l'importance relative de cette arme a beaucoup décliné dans les armées européennes. C’est donc avec un rustique M1917 Enfield sans lunette que le 8 octobre 1918, le sergent Alvin York détruit à lui seul plusieurs nids de mitrailleuses, tue 25 soldats allemands et en capture 132 autres. Deux jours plus tard, Herman Davis équipé du Springfield M1903 se distingue en abattant quatre mitrailleurs allemands près de Verdun. À ce moment-là, la guerre entre dans une nouvelle phase à la fois mobile et intense, où l’importance relative des snipers décline.

L’après-guerre voit, une fois encore, la disparition rapide des snipers dans la plupart des armées. Leurs savoir-faire sont difficiles à maintenir et ils sont associés à l’idée d’une guerre statique que l’on rejette. Seule la nouvelle armée soviétique, qui cultive le mythe des héros issus du peuple, fait une grande place aux bons tireurs. En 1932, le «mouvement des tireurs de précision» est organisé et six ans plus tard, l’armée rouge peut se vanter de disposer de 6 millions de porteurs du badge de «tireurs Vorochilov». De 1931 à 1938, l’URSS se dote de plus de 50000 fusils Mosin-Nagant M1891 à lunettes. Elle en produira 250000 pendant la Grande Guerre patriotique, avec aussi le SVT-40 Tokarev semi-automatique.

C’est pourtant contre les Soviétiques que s’illustre le plus grand sniper de l’histoire. Une autre armée a misé sur les tireurs d’élite dans la cadre cette fois d’une défense très décentralisée où les petites cellules d’infanterie ont le premier rôle pour harceler et freiner les colonnes ennemies. Durant la «guerre d’hiver», de novembre 1939 à mars 1940, les sections de tireurs-skieurs, invisibles dans leur tenue blanche, font des ravages dans les rangs soviétiques. Dans un froid glacial lors de la bataille dite de «killer hill» dans la région de Kollaa, une section de 32 tireurs finlandais tient tête à 4000 Soviétiques. Parmi eux, le caporal Simo Haya, crédité en moins de cent jours de combat de la mort de 505 ennemis avec un fusil M28 Pystykorva sans lunette et peut-être de 200 autres au pistolet-mitrailleur.

L’exemple finlandais ne suscite cependant pas tout de suite des émules pendant la Seconde Guerre mondiale. Le sniper est plutôt une arme défensive et de front statique. L’armée allemande ne ressent pas le besoin d’en utiliser lors des combats très mobiles du front Ouest ou en Afrique du Nord, et parmi les armées qui sont sur la défensive seuls les Soviétiques en font un grand emploi, en particulier dans les zones boisées ou urbaines. En septembre 1941, le 465e Régiment d’infanterie perd une centaine d’hommes en quelques heures harcelés par quelques tireurs dans une forêt de Biélorussie. Une autre unité de chars, alors au repos, subit les tirs d’un sniper pendant cinq jours avant de s’apercevoir que l’homme est au milieu des cadavres dans un char soviétique détruit.

Dans la violence de l’affrontement, les snipers soviétiques sont présentés comme des héros, au culte très organisé. Si Vasily Zaytsev est le plus connu, en grande partie pour son rôle dans la bataille de Stalingrad où il est crédité de 255 victoires, ce n’est pourtant pas le plus meurtrier de tous. Le premier rang, selon les statistiques soviétiques à prendre avec prudence, revient à Ivan Sidorenko avec 500 victoires et ils sont dix à dépasser les 400 victimes. Les cent meilleurs totaliseraient 12000 victimes, dont beaucoup de cadres ou de spécialistes des armes de l’Axe. A cette échelle, l’impact de ces quelques individus devient donc stratégique. Les Soviétiques sont même les premiers à employer des femmes dans ce rôle et à les mettre en avant. Lyudmila Pavlichenko est ainsi créditée de 309 victoires jusqu’en juin 1942 seulement, date à laquelle elle est blessée et retirée du front, la fonction d’héroïne à montrer se retrouvant alors en contradiction avec celle de combattante.

Les Soviétiques innovent aussi, en imitant sans doute les Finlandais, en utilisant les snipers dans un rôle anti-véhicules ou anti-abris. Ils emploient pour cela des munitions spéciales, incendiaires et perforantes pour leurs Mosin-Nagant, et surtout, des fusils antichars PTRS-41. Impuissantes contre les chars lourds, ces armes capables d’envoyer une balle de 14,5 mm à 800 m s’avèrent très précieuses contre les cibles moins protégées. Ils innovent aussi en déployant aussi des tireurs de précision dans toutes les sections d’infanterie. L’idée n’est pas alors de mener un combat de harcèlement par de petites équipes spécialisées comme celles de Zaytsev ou Sidorenko, mais de combiner les effets des armes de combat rapproché comme les nombreux pistolets mitrailleurs avec ceux d’armes à plus longue portée et plus précises.

Innovatrice en la matière durant la Première Guerre mondiale, l’armée allemande a tendance cette fois à suivre et imiter les Soviétiques. Significativement, comme pour ces derniers, c’est dans la défensive que les tireurs de précision, équipés pour la très grande majorité de Mauser K98K équipés de diverses lunettes, mais aussi de fusils soviétiques récupérés, prennent de l’importance. On trouve donc là aussi, à partir de 1943, des héros-tireurs mis en avant comme Matthaus Hetzenauer (345 victoires, selon des statistiques qu’il faut, là aussi, prendre avec prudence) ou Josef Allerberger (257 victoires) et une foule de tireurs qui se répartissent dans les sections d’infanterie. Les «suicide boys», comme les surnomment les Américains, sont utilisés en Italie, à l’Est ou en Normandie dans des missions de freinage dans les espaces coupés. L’un d’entre eux, Karl Krauss, s'y vantait de pouvoir arrêter n’importe quelle colonne américaine en Italie avec seulement cinq cartouches. Les Allemands sont alors sans doute les premiers à utiliser, marginalement, des armes équipées d’optiques infrarouges pour le tir de nuit.

Dans le Pacifique, le Japon fait un usage intensif aussi des snipers «en enfants perdus», pouvant compter sur la motivation sans faille de ses combattants. Ces tireurs perdus servent à retarder l’ennemi dans les zones de jungle, et plus rarement, dans les zones urbaines comme à Manille en 1945. Ils utilisent pour cela le fusil réglementaire Type 97 avec une munition de petit calibre, 6,5 mm, qui présente l’avantage de faire peu de fumée et de bruit. La portée utile est en revanche assez faible, mais la plupart des combats se font dans des espaces coupés et à relative faible portée.

Américains et Britanniques développent à leur tour leurs snipers à partir de 1942, avec des versions améliorées de leurs fusils de la Première Guerre mondiale, Lee Enfield n° 4 Mk1 T, pour les Britanniques, Springfield 1903 pour les Américains (avec l’excellente lunette Unertl pour les marines) et, à partir de 1944, Garand M1C. Les Alliés disposent de nombreux tireurs de précision, placés eux aussi dans les sections d’infanterie, mais plus rarement en missions isolées et, dans ce cas, toujours en binômes avec un observateur. Les tireurs américains et britanniques sont cependant trop rapidement formés, en neuf jours pour les premiers, pour rivaliser avec leurs adversaires sur ce terrain.

Ces armées motorisées et tournées vers l’offensive ne ressentent pas le besoin de développer de cellules de snipers-chasseurs à l’exception dans les unités de commandos. Le Special Air Service se distingue en utilisant les fusils antichars Boys pour détruire à distance des avions de l’Axe sur les pistes de Libye avant, comme les Américains, d’utiliser les mitrailleuses de 12,7 mm pour le tir précis à grande distance.

La guerre terminée, tout recommence.

2 commentaires:

  1. Bonjour et merci pour cette trilogie.
    Je me demandais comment étais homologué les revendications des tireurs dans les différentes armées de l'époque ?

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  2. Merci pour ce beau triptyque sur les snipers.

    Il y a la chaîne YouTube "le feu aux poudres" qui vient de faire un petit sujet dessus:
    https://youtu.be/h50Qjv7jwHw

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