Les
Français ne dorment libres et en sécurité que parce que certains d’entre eux
veillent sur le rempart. Il y a parmi nous des hommes et des femmes qui ont
accepté la vie difficile de ceux qui approchent volontairement la mort, à la
fois reçue et donnée, afin de servir la patrie et de la défendre dans son
entier comme dans ses parties, y compris les plus petites.
On
l’oublie parfois, notamment lorsqu’il faut voter les budgets, mais la mission
première de l’État, dépositaire de la force légitime, n’est pas de faire
plaisir aux uns et aux autres mais de protéger tout le monde. Et quand on dit
tout le monde cela inclut aussi les imprudents et les inconscients, adeptes du
ski hors-piste ou d’acrobaties diverses, qui mettent en danger leur vie ainsi
que par voie de conséquence celle de ceux qui viennent à leur secours. Cela
arrive tout le temps, c’est inévitable et peut-être même heureux. Les
imprudents ne sont désignés ainsi que lorsqu’ils sont en difficulté. Lorsqu’ils
réussissent ils peuvent même passer pour audacieux. Je préfère pour ma part
vivre dans une société où on va seul en mer, on escalade des montagnes et on
tente des choses même stupides plutôt qu’une société de précaution
partout.
Ceux
qui par leur imprudence font le jeu d’un ennemi méritent une mention spéciale,
car ce faisant ils engagent bien plus que leur propre vie. Nous sommes en
guerre, non pas « contre le terrorisme », expression stupide, mais contre des
organisations politiques armées qui nous veulent du mal. Ce n’est pas une
guerre en dentelles qui ne concernerait que les princes et leurs mercenaires.
Tout le monde y constitue une cible potentielle. Tout le monde devrait donc se
sentir concerné à plus forte raison lorsqu’on s’approche des zones de présence
de cet ennemi.
Dans
les années 1990, un colonel français avait imaginé le concept de « caporal
stratégique ». Désormais disait-il, dans un univers très médiatisé l’action
d’un simple caporal pouvait avoir des conséquences importantes sur le
déroulement d’une opération militaire. Quand il parlait d’action, il
sous-entendait en réalité une défaillance grave, une erreur de jugement voire
un crime, les seules choses qui intéressent vraiment les médias. En fait, dans
une guerre totale, au sens où tout peut être frappé et partout, pourvu que cela
produise un effet politique, tout le monde est potentiellement « stratégique »,
y compris des touristes. Il suffit en effet que deux d’entre eux fassent fi des
avertissements - et la zone frontalière entre le Bénin et le Burkina Faso était
bien « déconseillée sauf raison impérative » par le ministère des Affaires
étrangères- pour non seulement se mettre en danger, mais cette fois
engager bien plus qu’un skieur hors-piste. Il ne s’agira plus d’un accident,
les zones ne sont pas déconseillées à cause d’un risque naturel, mais bien d’un
acte criminel ou politique, parfois les deux. Bien sûr dans l’immense majorité
des cas, rien ne se passe, mais lorsqu’un piège se referme, un assassinat ou,
plus fréquemment parce que cela offre plus d’options, une prise d’otages et le
« touriste » devient « stratégique ». Il offre un trophée à l’ennemi ou une
source potentielle de financement, dans tous les cas, un surcroît de prestige
et de capacités.
Les
marins, et déjà ceux du commando Hubert, se souviennent du couple sur un
voilier qui rejeta avec dédain tous leurs avertissements avant de se faire
capturer par des pirates. Tous ceux qui ont servi en Afghanistan de 2009 à 2011
se souviennent également combien la capture de deux journalistes, pas des
touristes inconscients certes mais au comportement identique, a entravé leur
mission et l’entrave à une opération militaire se paie presque toujours quelque
part en vies humaines. Pour autant, quoi qu’ils puissent en penser, les soldats
ont pris des risques pour sauver les imprudents. Il n’a jamais été question
d’ailleurs qu’il en fût autrement. Il en va de l’honneur et des valeurs que
nous défendons.
Il
s’agit d’abord d’un risque politique pour celui qui décide, n’en déplaise à
tous ceux qui verront toujours une intention politicienne derrière toute
décision d’emploi de la force armée. Outre qu’en France il est toujours
possible de corréler une action militaire à une élection quelconque tellement
les deux sont fréquentes, il faut rappeler que cela n’y a guère d’influence.
François Mitterand a parfaitement survécu, lui au moins, au désastre militaire
de Beyrouth en 1983, et François Hollande n’a guère retiré de bénéfice du
succès de l’opération Serval au Mali. Arrêtons donc avec ces
sous-entendus peu dignes. Il serait bien moins risqué de ce point de vue, on
l’a souvent vu dans le passé, de payer les ravisseurs.
Ne
nous trompons pas, les vrais ennemis ne sont pas les imprudents… mais ceux qui
les capturent. Se faire prendre en otage, c’est les renforcer involontairement.
Refuser de combattre pour secourir ces mêmes otages, c’est renforcer, et cette
fois volontairement, encore plus l’ennemi en témoignant de sa faiblesse. Mais
combattre signifie, par définition, prendre des risques.
Un
combat c’est aussi, et surtout, un risque physique pour les soldats, gendarmes
ou policiers engagés dans l’opération et pour les otages eux-mêmes. Le combat
est un exercice souvent bien plus incertain qu’un sauvetage en mer par exemple,
car on n’y fait pas face à des éléments mais à des ennemis, c’est-à-dire des
gens intelligents, hostiles et armés. Il est rendu encore plus complexe par la
présence de vies innocentes, otages ou civils environnants, qu’il s’agit de
préserver autant que possible. Une opération de libération d’otages relève
ainsi bien plus de la gestion du chaos que de la science exacte. Les
renseignements sont toujours incomplets et il y aura des paramètres, un passant
improbable, un chien qui aboie, un instrument qui ne fonctionne pas, une
voiture qui passe au mauvais moment, etc. qui perturberont le déroulement plus
ou moins prévu des évènements. Un plan ne se déroule sans accrocs que dans les
films et séries. Il reste alors à gérer l’entropie, une entropie où, dans une
société hypersensible, une seule rafale de Kalashnikov peut engendrer ce qui
sera ressenti par certains comme une catastrophe.
Cette
complexité est la raison pour laquelle on utilise pour ces missions des unités
d’élite avec des individus spécialement sélectionnés, formés et équipés, en
espérant réduire ainsi au maximum les risques, sans pouvoir jamais les éliminer
complètement. De fait, beaucoup d’opérations échouent. En janvier 2011, la
tentative par les Forces spéciales de libérer deux Français à la frontière
entre le Niger et le Mali s’achève par l’assassinat des deux otages. Deux ans
plus tard, l’opération du Service Action en Somalie pour libérer un agent de la
DGSE s’achève là encore par la mort du prisonnier et de celle de deux soldats
français. Il aura suffi d’une rencontre inopinée avec un dormeur invisible dans
la nuit pour enrayer l’opération. Il aurait pu en être de même dans l’opération
de la nuit du 10 mai au Burkina Faso, le commando ayant été décelé à quelques
mètres du site. Il a fallu ensuite fouiller les huttes. Sans la contrainte
d’otages, comme en 2010 lors de l’élimination d’Oussama Ben Laden à Abbottabad,
l’initiative est au commando. Avec cette contrainte, elle est aux ennemis et
les maîtres Bertoncello et de Pierrepont ont payé de leur vie la nécessaire
retenue qu’ils ont eue en pénétrant dans une maison. Par leur courage et leur
sacrifice, ils ont permis à leur camarade de déceler l’ennemi, de l’éliminer ou
de le mettre en fuite et surtout de libérer les otages sains et saufs, et par
ailleurs plus nombreux que prévu.
Une
opération militaire ne se termine pas au dernier coup de feu. Elle se prolonge
par une exploitation tactique localement, au moins la recherche de
renseignements sur l’ennemi. Elle se prolonge surtout stratégiquement et en
France. Ce n’est pas forcément facile. Fallait-il accueillir officiellement les
otages libérés mais coupables d’imprudence? Sans doute. Le contexte on l’a dit
dépasse celui d’un accident pour constituer un acte de guerre et il est
nécessaire de se placer à ce niveau. Fallait-il les célébrer et les honorer?
Certainement pas. Les honneurs et les hommages doivent logiquement se porter
sur ceux qui ont pris volontairement des risques et réussi la mission.
L’accueil des otages a été sobre, mais il aurait peut-être été utile qu’avant
leur retour le chef des armées ait commencé par un geste fort et clair pour les
soldats, une visite et un discours d’éloge auraient suffi, ainsi que pour les
familles de ceux qui sont tombés. Ce n’est pas parce que des soldats meurent
qu’une opération militaire est un échec et que certains puissent l’imaginer
ainsi témoigne d’une étrange incompréhension. L’opération a été chèrement
payée, et il ne faut pas oublier dans ce coût le guide Fiacre Gbédji tué lors
de l’enlèvement, mais c’est un succès qui va, comme ce n’est pas un accident
mais un acte de guerre, d’ailleurs au-delà de la seule libération. Cette
opération est ainsi et aussi le message que la France se bat et accepte de
prendre des risques pour vaincre. Cette détermination n’est pas si courante
parmi les nations modernes.
Ces combattants rapprochés, ceux qui échangent le risque pour eux contre la vie pour les autres, ceux qui acceptent de pénétrer volontairement dans une bulle de violence au plus près de nos ennemis, sont un trésor. Comme l’air qu’on respire sans le voir, les nations ne survivent pas très longtemps sans eux. En même temps, ils n’ont jamais été aussi peu nombreux par rapport à la population qu’ils protègent. Ils devraient donc faire l’objet de toutes les attentions. Ce n’est pas toujours le cas. À tout le moins, reconnaissons-les et pas seulement ceux qui tombent. Depuis une dizaine d’années, on honore ceux qui meurent au service de la France. C’est heureux et il n’était que temps. Il est peut-être temps de considérer maintenant ceux qui tuent pour la France, sont toujours là et recommenceront demain s’il le faut. Les Français sont désormais capables de citer le nom de héros morts, il serait bon qu’ils connaissent aussi le nom de héros qui vivent parmi eux.