6 juillet 2017
En hommage au caporal-chef Eric Gaubert
Je
remercie tous les idiots utiles de Paul Kagame qui n’ont jamais hésité à se faire une petite
gloire en s’attaquant à une cible aussi facile
que les soldats de leur propre nation. Merci donc de m’avoir ouvert les yeux
sur la manière dont je m’étais rendu coupable il y a désormais 25 ans et
dont je n’avais nullement conscience à l’époque.
Alors
jeune lieutenant chef de section d’infanterie de marine, j’ai passé tout l’été 1992
au Rwanda. Le pays faisait alors l’objet de la troisième grande offensive
depuis 1990 du Front patriotique rwandais (FPR), ce mouvement formé d’exilés
tutsis en Ouganda et qui, après avoir servi la prise du pouvoir de Yoweri
Museveni à Kampala, retournait leurs armes en direction de Kigali. Dirigé initialement par Fred Rwigyema, le FPR était dirigé par
Paul Kagame, revenu de formation militaire aux États-Unis à l’annonce du
mystérieux assassinat de son prédécesseur par deux de ses officiers. Composé de
vétérans aguerris, le FPR était un des derniers mouvements armés politisés et
disciplinés issus des luttes pour les indépendances africaines et les réformes.
Nous avions une certaine admiration pour ce groupe armé, de loin le plus fort
que nous ayons eu à affronter depuis les Toubous au Tchad. Oui mais voilà, pour
des raisons qui m’échappent encore le Président Mitterrand et son fils
Jean-Christophe s’étaient pris de passion pour les Grands Lacs et ses régimes
politiques, francophones du moins (n’hésitant pas par exemple six ans plus tôt
à imposer un « carrefour du développement » franco-africain à Bujumbura, à
l’origine d’un beau scandale politico-financier). À la demande du Président
Habyarimana, un dictateur au pouvoir au Rwanda depuis 1973, le chef des
armées françaises ordonna donc de contrer le FPR avec une force discrète. Ce
fut le déclenchement de l’opération Noroit (ne cherchez pas
dans la liste officielle des opérations extérieures, elle en a mystérieusement
disparu).
Pendant
trois ans donc, une force réduite d’une à trois compagnies selon l’ampleur de
la menace, deux à trois batteries servies par des soldats rwandais, mais
encadrées et commandées par des Français,
quelques équipes de ce qui deviendra le commandement des opérations spéciales
et des formateurs techniques, soit de 400 à peut-être 1 000 hommes
suivant les époques, ont suffi pour contrer les avancées du FPR. Nous ne nous
heurtions pas directement, le FPR comme nous-mêmes évitions le contact, mais
nous les frappions copieusement d’obus de 105 mm (et même de 122 mm venus d'Egypte) et nous aidions autant que possible les forces
armées rwandaises (FAR) en plein développement en les renseignant, formant des
cadres et en finançant des équipements venus de divers endroits, d’Afrique du Sud
en particulier. Nous tenions aussi plusieurs points clés du nord du pays en
arrière des FAR, sans au passage que cela en quoi que ce soit à une mission de
contrôle de la population. Nous vivions dans des villages, où nous étions très bien
accueillis, et jamais il ne nous serait venu à l’idée, par exemple, de
contrôler des identités. J’ai le souvenir ému d’un instituteur nous remerciant
de notre présence qui les protégeait...vingt minutes avant que nous
abandonnions en urgence le village pour aller protéger une batterie d’artillerie
en repli.
Nous
écoutions aussi discrètement avec nos « grandes oreilles » tout ce que se
disait sur les réseaux radios, avec, entre autres, l’espoir de prouver qu’il y
avait des conseillers britanniques en face de nous. Ce « complexe de Fachoda » nous
excitait alors beaucoup, mais je crains qu’il n’ait reposé sur des fantasmes ou
plutôt que l’opposition anglo-saxonne à notre présence s’exerçât de manière
plus subtile.
Alternant
les missions sur la ligne de front et à Kigali, nous nous préparions aussi à
protéger et évacuer les ressortissants, mission première et officielle de
l’opération. Détail intéressant pour la suite, nous soupçonnions alors le
FPR, qui disposait de missiles antiaériens portables SA-16, de vouloir
infiltrer un commando dans la capitale afin d’abattre un avion de ligne. Nous
occupions donc de temps en temps les sites susceptibles d’abriter des tireurs
en fonction des renseignements reçus sur la vulnérabilité de tel ou tel avion.
Deux ans plus tard, nous n’étions plus à Kigali (au contraire d’un bataillon du
FPR à la suite des accords d’Arusha) et plus personne n’assurait cette
mission.
Certains
commentateurs ont parlé, par la suite, de volonté de l’armée française de « prendre
sa revanche sur la guerre d’Algérie » (oui, je l’ai entendu) et même d’y
imposer (ou d’inspirer) les méthodes de l’époque. En réalité, cette mission
nous paraissait surtout d’une grande banalité et dans la droite ligne des
nombreuses interventions directes ou plutôt, comme dans ce cas, en soutien
indirect à des forces armées de régimes africains qui ne brillaient alors guère
par leurs vertus démocratiques. Parler de la guerre d’Algérie à un intervenant
quelconque de cette opération, quel que soit son grade, aurait suscité des yeux
écarquillés d’étonnement, suivis sans doute de sarcasmes sur les effets de la
recherche effrénée de scoops. Le même étonnement, suivi probablement d’une
réaction plus vive, aurait également succédé à l’accusation de complicité de
génocide. Ce n’était pas la forme de l’intervention militaire qui nous étonnait
à l’époque mais l’évolution de la vie politique intérieure rwandaise.
Nos
dirigeants de l’époque s’enorgueillissaient d’avoir imposé le multipartisme et
donc la démocratie, au Rwanda (Constitution de juin 1991). C’est même la
justification première que l’on retrouve encore aujourd’hui de notre engagement
sur place. Je n’étais pas sûr pour ma part, à mon niveau de ras du sol, que ce
fût une si bonne idée. Au Rwanda, comme ailleurs, la multiplicité imposée des
partis avait engendré, non pas un processus de débats et d’élections plus ou
moins apaisés comme chez nous mais au contraire une nouvelle violence qui
s’ajoutait à celle de la guerre. Lors de nos déplacements, on voyait fleurir les
casquettes mais aussi les drapeaux plantés au cœur des villages aux couleurs
des partis. On voyait surtout régulièrement des manifestations, presque
toujours virulentes. Au Rwanda comme dans beaucoup d’autres pays africains, la
création de partis avait entraîné la formation de milices, souvent composées de
jeunes, destinés à « appuyer » les (au sens premier) « batailles » électorales.
En parallèle de l’accroissement des combats, l’année 1992 voyait ainsi se
créer les Inkuba du Mouvement démocratique républicain (MDR),
parti d’opposition avec qui le Président devait partager le pouvoir mais aussi
les Abakombozi du Parti social-démocrate (PSD) et surtout
les Interahamwe (« personnes de la même génération ») du
Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), l’ancien parti
unique du Président et les Impuzamugambi (« Ceux qui ont le
même objectif ») de la Coalition pour la défense de la République (CDR), encore
plus hostile aux Tutsis et à l’idée de négociations avec le FPR.
Nous
étions très loin d’imaginer ce qui allait se passer par la suite mais l’idée de
créer, en pleine guerre, des partis lancés dans une surenchère nationaliste et
sur fond de paranoïa ethnique (largement alimenté par le spectacle du Burundi
voisin) ne nous semblait pas forcément contribuer à aider le président
Habyarimana à négocier la paix, toute concession passant pour une trahison. Il
y est pourtant parvenu, après un an de négociations entrecoupées d’attaques du
FPR et de contestations intérieures, avec les accords d’Arusha en août
1993. Paul Kagamé écrivait alors une lettre de remerciement au président Mitterrand.
On a
cru alors à la possibilité de la paix, alors que ce n’était qu’un couvercle
posé sur un volcan. La France profitait de l’occasion pour se retirer
militairement, ne laissant sur place que quelques rares conseillers dans le
cadre de la coopération, mais continuant à soutenir matériellement les FAR. Le
détachement Noroît, qui assurait de fait la défense voire indirectement la stabilité, du pays, était remplacé par rien, c’est-à-dire la
Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR). Nous étions
nombreux, surestimant sans doute notre rôle, à penser que notre départ
n’augurait rien de bon.
Toute
cette période de retrait voyait en effet accroître les violences, en
particulier de la part des Interahamwe, de plus en plus nombreux, structurés
et armés. Après l’assassinat du Président hutu Melchior Ndadaye en octobre
1993, le Burundi basculait dans de terribles affrontements interethniques (50 000
à 200 000 morts selon les estimations, largement passés à la trappe de
l’Histoire), accroissant encore la paranoïa et la haine au Rwanda. Personne
n’avait bougé pour le Burundi, personne ne bougerait pour le Rwanda. Le 6 avril,
tout a basculé de la même façon avec la destruction de l’avion présidentiel par
missiles SA-16 tuant le président Habyarimana et le nouveau président du
Burundi, Cyprien Ntaryamira (ainsi que l’équipage de trois Français). Le lendemain deux sous-officiers français et une épouse étaient assassinés à Kigali.
Dans le même
temps, le FPR lançait une nouvelle offensive, qu’il savait cette fois sans
opposition réelle, et les Hutus radicaux organisaient l’assassinat des modérés
et le massacre systématique de la population tutsie. La MINUAR, qui disposait
pourtant de plus de 2 000 hommes, a écouté son courage, qui ne lui disait rien, et n’a rien fait. Pire, elle s’avérait même
incapable de protéger la Première ministre Agathe Uwilingiyimana, ignoblement massacrée en
même temps que dix Casques bleus belges qui avaient reçu l’ordre de déposer les
armes devant la Garde présidentielle. La MINUAR ne tarderait pas recevoir l'ordre de fuir. Les soldats belges en profitaient pour déchirer leur béret bleu avant de monter dans l'avion.
Le bataillon FPR présent dans la capitale depuis le 11 avril, ne faisait pas grand chose non plus semble-t-il pour arrêter les massacres qui commençaient. La France de son côté évacuait 1 500 ressortissants européens et, plus étrangement, Agathe Habyarimana, certes veuve du
président assassiné mais aussi d'une responsabilité écrasante dans le déclenchement des
massacres. Ces massacres constituèrent alors une surprise non dans leur
survenue mais dans leur horreur, leur ampleur et leur vitesse. À la mi-mai au
moins 600 000 personnes avaient déjà été tuées.
À ma
grande honte, ce génocide restait un spectacle pour le conseil de sécurité
Nations-Unies que les membres permanents regardaient lâchement. Le Royaume-Uni
et surtout les États-Unis, alliés objectifs de Museveni et Kagame (qui, en
passant, a remplacé il y a peu le Français par l’Anglais comme langue
officielle) freinaient toute intervention. C’est finalement la France qui s’y
collait le 22 juin après quelques tergiversations internes. Le président Mitterrand et le général Quesnot, son chef d'état-major particulier, étaient favorables à une intervention, ainsi qu'Alain Juppé. Le Premier ministre Edouard Balladur et François Léotard ministre de la Défense, y étaient hostiles. Il fallut la certitude du caractère humanitaire de l'opération, une résolution des Nations-Unies et l'appui d'alliés africains pour obtenir l'approbation du gouvernement. Jean-Christophe Rufin était alors envoyé en ambassade discrète auprès de Kagame.
Sur le moment, je me
félicitais que cette opération, quoique tardive, ait pu sauver plusieurs dizaines
de milliers de personnes (mesure-t-on seulement l’énormité de cette performance, que personne n'évoque ?).
Seule puissance à agir, c’était tout à l’honneur de la France. Rétrospectivement, je suis
plus partagé. Avec les moyens limités, les 2 500 soldats français (soit
0,03 % de la population rwandaise) et quelques centaines de camarades africains n’ont évidemment pu empêcher des
atrocités de continuer à se produire malgré tout. De l’accusation
d’impuissance, il était alors facile de passer à celle de complicité. Surtout,
comment concevoir de revenir en position de neutralité (qui au passage
n’empêche pas de disposer de moyens puissants au cas où) dans un territoire
dans lequel on avait combattu un an plus tôt. Les missions d’interposition ne
fonctionnent généralement pas, elles fonctionnent encore moins lorsqu’on se
retrouve entre un ancien adversaire et un ancien allié que l’on met par
ailleurs sur un plan d’égalité avec peut-être cette idée absurde qu’il est encore
possible de revenir à la situation précédente.
Par quelle folie pouvait-on
imaginer que le FPR n’allait pas profiter de la situation pour accuser- non sans raisons- l’Élysée de
vouloir sauver ses anciens amis, à commencer par Agathe Habyarimana ? Par
quel aveuglement notre acharnement à soutenir le pouvoir hutu en place, quel
qu’il soit, n’allait pas faire la matière de livres à succès ? Par quelle
naïveté n’a-t-on pas vu qu’en intervenant, même de bonne foi et avec les
meilleures intentions du monde, on en prendrait pour trente ans d’accusations,
notamment chaque fois que Kagamé et le FPR commenceraient à être suspectés de
quelques mauvaises actions.
J’ignore
si on a continué à aider le gouvernement rwandais après le début des massacres
et même après l’embargo du 19 mai. Ce qui est certain c’est que si c’est
le cas cela n’a guère aidé les Hutus réfugiés au Zaïre lorsque la nouvelle
armée rwandaise est venue nettoyer leurs camps, provoquant un nouvel exode et,
à nouveau, la mort de centaines de milliers de Rwandais, dans l’indifférence
générale cette fois. Le million de réfugiés était probablement autant de
génocidaires.
Quand
je pense finalement au Rwanda, j’ai honte. Pas pour les soldats qui ont exécuté
leurs missions et toujours dans l’honneur, mais pour ceux qui les ont envoyés
là-bas pour des raisons qu’ils n’ont jamais sérieusement expliquées. J’ai honte
pour la légèreté, la naïveté, voire l’incompétence de nos dirigeants politiques
dans cette affaire qui les a toujours dépassés. De Beyrouth à Sarajevo, l’ère
Mitterrand a été riche en fiascos militaires, celui du Rwanda, avec des
conséquences différentes, en constitua le dernier exemple. J’ai honte pour ceux
qui ont lâchement fait disparaître le nom de l’opération Noroit de
la liste des opérations. J’ai honte, sans être surpris, par l’inaction et la lâcheté
de la force des Nations-Unies au Rwanda. J’ai honte pour les États-Unis qui ont
toujours soutenu Kagame et bien fait profiter leurs multinationales du chaos
sanglant de la région du Kivu. J’ai honte pour ceux qui se font une gloire sur
l’accusation sur leur propre pays, sans regarder l’inaction des uns et les
crimes des autres. Combien de temps les soldats français, sans aucun doute les
moins concernés, seront-ils encore les seuls à subir des accusations dans ce
supermarché de l’ignominie ?
Ajout : Pour accéder au rapport de la commission Duclert (ici)