Projet d'article pour la revue Stratégique de l'Institut de Stratégie Comparée (ISC)
Modifié le 22/08/2018
Si les
caractères de la guerre et les principes d’efficacité dans l’emploi des forces
semblent permanents, leur application dépend beaucoup de contextes très
changeants. Il est peut-être possible de décrire l’environnement politique,
économique et idéologique dans lequel se dérouleront les guerres dans les
quelques années à venir mais avec cette inconnue forte que celui-ci peut varier
très vite alors que les instruments militaires sont lents à se transformer.
La fluctuation du cadre politique de l’action armée
Le modèle de forces français a été construit dans les années 1960 autour de
l’arme atomique. La mission principale des forces terrestres était alors de
contribuer à la dissuasion face au Pacte de Varsovie et sa mission secondaire
d’intervenir ponctuellement à l’étranger. Chacune de ces missions était assurée
par une force spécifique. La première incrémentait le modèle conventionnel issu
de la Seconde Guerre mondiale. La seconde était une petite force de projection composée
de professionnels. Les choses ne se passèrent pas tout à fait
comme prévu, en particulier pour cette petite force d’intervention qui, après
l’intervention en Tunisie en 1961, ne cessait d’être utilisée et exclusivement
contre des groupes armés.
Les guerres inter-étatiques n’avaient pas disparu pour autant.
Israël et ses voisins arabes s’affrontaient à plusieurs reprises ainsi que
l’Inde et le Pakistan ou encore l’Ethiopie et la Somalie. Les combats les plus
violents de déroulaient alors dans le Sud-Est asiatique. Hors de ces complexes conflictuels
régionaux, les puissances nucléaires n’osaient pas s’affronter directement mais
n’hésitaient pas à le faire indirectement par le soutien et
l’instrumentalisation d’Etats et de groupes armés alliés, en particulier en
Afrique.
La fin de l’URSS puis la transformation de la Chine changeaient
radicalement le cadre politique international et donc celui de la guerre. Le
Conseil de sécurité des Nations-Unies retrouvait une liberté d’action. Dans le
même temps les Etats-Unis disposaient de fait du monopole de la puissance
conventionnelle dont ils usaient pour punir les Etats jugés « voyous ».
De leurs côtés, les complexes régionaux de guerre s’apaisaient pour la plupart,
ne serait-ce que parce que les Etats arabes ne pouvaient plus être armés à
hauteur de leur ennemi ou parce que l’Inde et le Pakistan introduisaient le
blocage nucléaire dans leurs relations. Le plus grand complexe conflictuel
était alors l’Afrique centrale.
Moins de conflits entre Etats donc mais une présence américaine forte qui
se manifestait opérationnellement par une suprématie dans les espaces fluides
(air, mer, espace, cyberespace). Après la démonstration de puissance contre
l’Irak en 1991 il devenait évident qu’une armée conventionnelle classique,
lourdement armée et visible, ne pouvait résister aux Etats-Unis et leurs
alliés.
Du côté de ceux qui pouvaient subir les frappes américaines, occidentales
d’une manière générale, ou israéliennes, il n’y avait plus de secours à
attendre de puissances concurrentes et d’industries de guerre alternatives. Il
n’y avait donc guère d’autres solutions que de changer de modèles de forces,
par le haut de l’échelle avec la dissuasion du nucléaire, ou par le bas, par la
recherche de systèmes de forces moins susceptibles d’être frappés et donc avant
tout moins visibles. Du côté de ceux qui
bénéficiaient de cette suprématie dans les espaces vides, les forces terrestres
suscitaient moins d’intérêt comme instruments de combat.
Les forces terrestres firent alors souvent les frais de la réduction
générale des budgets alors que leur mission principale déviait vers une forme
de gendarmerie internationale, occupant les espaces « solides »,
c’est-à-dire le sol et les peuples, que la pression des feux à distance avait
conquise. La principale innovation de l’époque ne fut pas technique, les armées
de terre des pays les plus riches se figeant dans l’absorption lente des
programmes industriels de la fin de la guerre froide, mais sociale avec leur professionnalisation
généralisée. Elles gagnaient en souplesse d’emploi, ce qu’elles perdaient en
volume.
En parallèle de l’établissement de la suprématie américaine dans les
espaces fluides, d’autres acteurs militaires bénéficiaient de la
mondialisation.
La quatrième guerre mondiale : les groupes armés contre les Etats
D’un point de vue militaire et bien plus que la plupart des Etats, les
groupes armés ont pleinement bénéficié de la libéralisation des flux
internationaux de financements occultes, d’armes légères, d’individus ou
simplement d’idées et d’informations. Ce surcroit de puissance était d’autant
plus redoutable que dans le même temps beaucoup d’Etats avaient de plus en plus
de difficultés à assurer leurs missions régaliennes.
Si les forces terrestres des Etats les plus développés se réduisaient,
celles des Etats pauvres s’effondraient souvent. Là où les équipements lourds
fournis par l’ex-URSS n’étaient plus entretenus, les Kalashnikov des rebelles
fonctionnaient parfaitement et étaient beaucoup plus nombreuses qu’auparavant.
Nombre de ces Etats affaiblis se sont trouvés contestés et parfois détruits par
une multitude de groupes armés. A elle seule, la République démocratique du Congo en compte plus
de 80 sur son territoire.
Certaines de ces organisations armées possédaient déjà dans les années 1980
un nouveau contenu idéologique, en particulier dans le Grand Moyen-Orient. En
1984, certains d’entre eux parvenaient à chasser les forces occidentales de
Beyrouth, dont celles des Etats-Unis, tandis qu’au même moment d’autres groupes
tenaient tête à l’armée soviétique en Afghanistan. Preuve était ainsi faite que
des groupes fortement déterminés pouvaient défier les plus puissantes armées du
monde.
La confrontation entre les deux modèles de forces dominants n'intervint
véritablement qu'après 2001. Elle aboutit à la démonstration de la très grande
capacité de résistance des groupes armés, en particulier dans les milieux
urbains et peuplés. Il fallut un effort considérable de réapprentissage et de surcroît
de ressources pour que les forces terrestres occidentales et alliés parviennent
au moins à contenir et parfois à reprendre le dessus sur les groupes armés, comme
à Bagdad en 2007-2008.
Le retour de la petite guerre solide
La « grande guerre contre le terrorisme » n’est pas terminée que
le contexte politique international a de nouveau changé. Le moment unilatéral
américain est terminé et la liberté d’action des Etats-Unis ou des nations
occidentales se trouve sensiblement réduite. Il est désormais beaucoup plus
difficile d’obtenir la légitimité d’un vote du Conseil de sécurité des
Nations-Unies et il existe à nouveau des industries de défense alternatives à
celle des Occidentaux pour alimenter les alliés, Etats ou groupes, de la Russie
ou de la Chine.
Techniquement, on assiste à trois grandes tendances dans l’emploi des
forces terrestres. La première est leur réemploi dans le cadre de
confrontations entre puissances nucléaires. Cette confrontation interdit
l’affrontement direct mais autorise de nombreux emplois sous ce seuil d’affrontement.
La saisie par surprise de la Crimée en 2014, un tournant majeur du contexte
international, en est un parfait exemple comme le placement en « position
de sacrifice » dans les pays baltes d’unités venues d’autres pays de
l’OTAN. Le paradoxe de cette confrontation sans combat ouvert est qu’elle
incite à la montée en gamme technique des forces terrestres, à des fins surtout
dissuasives puisque leur emploi signifierait l’approche de l’apocalypse.
La deuxième tendance est la contestation croissante de la suprématie américaine
dans les espaces fluides, électromagnétique d’abord mais aussi le ciel et sur
les mers, en particulier par le développement d’une missilerie russe très
performante. Avec moins de puissance dans le ciel, il faudra plus de puissance
au sol pour emporter la décision. Beaucoup de forces terrestres occidentales
qui, par économie, avaient été allégées de moyens jugés redondants devront sans
doute ré-internaliser la puissance de feu dans la profondeur et prendre à leur
compte leur ciel et leurs réseaux invisibles.
La troisième est celle de la montée en gamme des groupes armés, eux-aussi
bénéficiaires de nouveaux armements mais aussi de nouvelles compétences
tactiques. La « révolution militaire » des groupes armés est aussi
celle de l’apprentissage. La résistance du Hezbollah en 2006 avait déjà
témoigné d’une montée en gamme très nette. Les victoires spectaculaires de
l’Etat islamique en Irak en 2014 en témoignaient aussi, ainsi que la puissance
nouvelle du Hamas face à Israël à l’été de la même année. Disposant souvent
aussi d’une capacité de frappes sur les populations civiles, par un arsenal de
roquettes et missiles ou par l’infiltration de commandos-suicide, ces groupes
imposent le retour du combat dans les espaces solides, presque toujours
urbains, qu’ils contrôlent, afin de mettre fin à cette menace.
Ce combat nécessaire est cependant difficile. En 2004, les forces
américaines ont connu deux fois plus de pertes pour reprendre Falloujah à
3 000 combattants rebelles que pour prendre Bagdad un an plus tôt aux
45 000 soldats de l’armée irakienne. L’armée de terre israélienne a
déploré la perte de 66 soldats en 49 jours de combat contre le Hamas à Gaza en
2014 contre un total de 12 dans les deux opérations précédentes en 2009 et
2012. La reprise des villes tenues par l’Etat islamique en Irak a nécessité des
mois de combat d’une grande violence et l’acceptation de pertes considérables
pour les forces irakiennes.
Les forces terrestres des nations comme la France, se trouvent ainsi
placées dans un dilemme tiraillées à nouveau vers une nouvelle course aux
armements afin de faire face à des ennemis très puissants mais improbables et
les moyens supplémentaires indispensables pour affronter les ennemis de loin
les plus probables : les groupes armés menaçant des Etats amis et
susceptibles aussi de frapper le territoire national.
Les ressources nécessaires pour faire face aux deux défis sont souvent
compatibles, les forces robotiques au sol et en l’air ou l’artillerie de grande
précision par exemple, mais pas toujours. Le faible volume des forces au
contact est un problème majeur des armées occidentales dont les contingents se
noient dans les grandes métropoles modernes. En 2007, l’US Army a engagé le
quart de toutes ses brigades dans la seule ville de Bagdad et cet effort aurait
été vain s’il n’y avait eu le renfort de supplétifs locaux et de 80 000 soldats
irakiens.
Au-delà de la recapitalisation technique des forces terrestres, partout en
cours, les principales innovations à venir sont psychologiques et sociales.
Elles résident dans l’acceptation nouvelle de l’effort, des risques et donc des
sacrifices inhérents au combat, dans l’agilité organisationnelle et dans la
capacité à mobiliser plus de combattants dans les forces d’active ou autour
d’elles, avec les réserves, les sociétés civiles ou les recrutements locaux. Il
ne sera peut-être plus possible de gagner chaque combat avec un ratio de pertes
de 1 soldat pour 30 à 50 ennemis mais il faut être capable de mener beaucoup
plus de combats simultanés ou successifs, au sein de milieux difficiles.
S’il faut, avec les énormes limites de l’exercice, trouver dans le passé
une période qui ressemblera à ce que l’on peut imaginer de l’évolution de la
guerre terrestre, c’est probablement aux années 1970 qu’il faut revenir : une
compétition générale entre grandes puissances qui interdit les affrontements
directs mais stimule à la fois les actions indirectes et les conflits
périphériques, le retour de quelques affrontements conventionnels entre Etats
voisins, la persistance d’une lutte permanente de nombreux Etats contre des
groupes armés de plus en plus politisés et l’intrusion croissante des
puissances dans ces conflits « verticaux ». C’est donc à la fois sur
la participation conventionnelle à la dissuasion et les formes de
ces intrusions au profit d’un camp ou de l’autre que les forces
terrestres doivent réfléchir.
bravo! amicalement général Théry
RépondreSupprimerMon Colonel, comment envisager ces combats ''simultanés et successifs'' avec des forces si peu nombreuses ? Et comment ces mêmes forces pourraient durcir face à un ennemi de plus en plus puissant ? Respectueusement.
RépondreSupprimerEn acceptant plus les risques et en augmentant plus le volume des forces, professionnels, réserve, recrues locales, mercenaires.
SupprimerLes prochaines batailles seront urbaines. Quand je vois la situation du Mexique, avec une guerre civile liée à la drogue, je me dis qu'à cinquante nuances de barbus près, nous avons eu sous les yeux ce qui va arriver. Comment une démocratie lutte si elle refuse de voir le danger à refuser de nommer le danger ? Ce livre m'avait marqué, je le conseille. https://journals.openedition.org/lectures/8657
RépondreSupprimerGuerre XXI
RépondreSupprimerLorsqu’on essaie d'imaginer la guerre future, on la conçoit souvent à l'aune des enseignements du passé. Deux publications britanniques sont venues récemment enrichir la réflexion. Dans son ouvrage Le futur de la guerre : une histoire édité en 2017, Lawrence Freedman reconnaît la difficulté de prédire les conflits. Il met en exergue l'importance disproportionnée accordée à la technologie dans les études anglo-saxonnes, le peu d'intérêt porté aux guerres civiles et la quasi-absence de réflexion sur la durée d’un conflit et sur l’échec des stratégies envisagées. Il s'efforce de montrer qu'à chaque époque, la réflexion est victime d'effets de mode et de concepts en vogue. Le journal The Economist a publié le 25 janvier dernier un article intitulé La prochaine guerre : le danger croissant d'un conflit entre grandes puissances. Certes, ni la Chine ni la Russie ne souhaitent affronter directement les Etats-Unis. Toutefois, elles se servent de leur potentiel militaire croissant en exploitant une « zone grise » où elles utilisent l’agression et la coercition, juste en-dessous d'un niveau d'acceptabilité par l'Occident. Par exemple, en Ukraine, la Russie a combiné la force, la désinformation, l'infiltration, la cyber-guerre et le chantage économique, ce que des organisations démocratiques ne peuvent se permettre ouvertement. La Chine, plus prudente, revendique des récifs et des hauts-fonds occupés dans des eaux contestées sur sa façade maritime. Pour maintenir leur suprématie mondiale, les Etats-Unis sont invités à investir dans de nouveaux systèmes de puissance basés sur la robotique, l’intelligence artificielle, les données numériques et les armes à énergie dirigée. S'ils bénéficient encore d'atouts considérables comme des alliés riches, parfois expérimentés, des forces armées de loin les plus puissantes au monde, une expérience de la guerre sans égal, les meilleurs ingénieurs-systèmes et les plus grandes entreprises technologiques au monde, ceux-ci pourraient être facilement gâchés. Sans leur engagement résolu pour garantir l'ordre international de plus en plus difficile à défendre face à des adversaires déterminés et capables, les risques de conflit augmenteront. Ces lectures appellent une conclusion brève en deux points. D'une part, les relations internationales, dans le cadre desquelles les guerres passées sont survenues, ont auparavant bénéficié d’une assez forte prévisibilité. Cette époque est désormais révolue. D'autre part, la guerre actuelle, et probablement future, fait par ailleurs place à des groupes armés locaux ou transnationaux plus ou moins volatils et au pouvoir de nuisance tantôt supérieur à celui d'Etats tombés en déliquescence.
Petite correction géographique et politique en fin de 9ème para: je pense qu'il faudrait lire " A elle seule, la République Démocratique du Congo (ex Zaire) en compte plus de 80 sur son territoire". Et non pas la République du Congo; "non Démocratique" (humour...) qui est en fait le Congo-Brazzaville; de l'autre côté du fleuve. Congo-Brazza qui a lui aussi ses problèmes, démocratiques et autres groupes armés, mais d'une moindre ampleur.
RépondreSupprimerA part cela, super lecture qui me donne l'impression d'être plus intelligent a la fin qu'au debut. Merci !
Bonjour,
RépondreSupprimerTout d'abord, merci pour vos billets sur ce blog, ils sont très enrichissant.
Ensuite, un point me chagrine, "l'acceptation nouvelle de l'effort", quand on constate les problèmes importants de recrutement aux USA. Des problèmes qui arriveront en Europe, on peut se demander si, nous n'avons pas déjà perdu un combat à ce niveau.
D'un coté, on a une jeunesse qui depuis plusieurs générations, vit dans la paix et "la richesse". De l'autre, on a des personnes qui ne manquent pas de motivation pour se tourner vers des groupes armés tant le monde est injuste. Il y a la un gros problème.
Il est actuellement comblé par un écart technologique mais c'est une fuite en avant.