Résumé et adaptation d’un article paru
dans
Défense et sécurité internationale n°128, mars-avril 2017.
Le cycle électoral primaires-présidentielles-législatives suivi
depuis 2008 d’un cycle spécifique Livre blanc-préparation de la loi de
programmation militaire (LPM) constitue désormais l’arc bisannuel au sein
duquel les questions de défense sont examinées en France pour aboutir à des engagements
budgétaires qui sont ensuite immédiatement soumise à la double pression du
ministère des finances qui s’efforce de grignoter autant que possible les
moyens de faire la guerre et celle des évènements qui pousse à modifier plus radicalement
mais de manière imprévisible les choix effectués. Le cycle actuel ne déroge pas
à la règle.
Le cœur du problème budgétaire de nos forces armées réside dans le
maintien des grands programmes d’équipements lancés à la fin des années 1980 et
au début des années 1990 alors que le budget de la défense était, en euros
constants, maintenu à celui de 1982 plus ou moins 10 %. Comme ces nouveaux
matériels coûtaient unitairement entre deux et huit fois ceux qu’ils
remplaçaient, ce gel des dépenses ne pouvait que provoquer une crise de
financement. Cette crise a été gérée à la « petite semaine », c’est-à-dire
d’une année sur l’autre et sans décision courageuse (financer réellement ou
abandonner). On a commencé par réduire les commandes, ce qui a permis de
réduire les dépenses immédiates mais au prix d’une augmentation très sensible
des coûts unitaires. On aura donc moins d'équipements que prévus mais pour sensiblement le même coût total, voire même parfois supérieur, mais à très court terme les gouvernements ont pu faire de petites économies.
Le cycle 2007-2009 avait tenté de sauver ces programmes en
sacrifiant 54 000 de ceux qui les utilisaient. Ce choix se trouvait cependant
et presque immédiatement contredit par la crise financière mondiale (dont aucun
prémisse n’apparaissait dans aucune réflexion de la période électorale jusqu’à
la publication du Livre blanc). Au bilan, jusqu’en 2012 on a supprimé 40 000
postes et imposé des réformes organisationnelles catastrophiques sans résoudre
aucunement le problème. Le cycle suivant, de 2011 à 3013 actait pour la
première fois le franchissement du plancher des 35 milliards d’euros plus ou
moins 10 %, ramenant le budget de la défense, en monnaie constante, à celui des
années 1970. Pour faire bonne mesure, les commandes d’équipements étaient encore
réduites mais on ajoutait une nouvelle facture de 24 000 postes à
supprimer.
Comme si cela ne suffisait pas, cette LPM 2014-2019 de déclin
était à peine votée que Bercy s’efforçait de la réduire encore. Il avait alors
fallu la menace de démission du ministre et des chefs d’état-major d’armées
pour provoquer l’intervention du Président de la République et repousser l’offensive
de Bercy. Ce coup d’arrêt n’était que temporaire et il a fallu l’action des
frères Kouachi et d’Amédy Coulibaly en janvier 2015, pour voir un léger reflux.
L’action spectaculaire de trois salopards avaient ainsi plus d’influence que
celle du ministre, des chefs d’état-major et de tous ceux qui alertaient depuis
des années sur l’effondrement en cours de nos forces armées. Le Président de la
République s’engageait alors à ce que le budget de l’année du ministère de la
défense soit intégralement respecté (ce qui démontrait que ce n’était pas
forcément le cas) et la LPM était légèrement modifiée. La mesure la plus
spectaculaire était la « réduction de la déflation » des effectifs mais
pour le reste les modifications de la LPM était faibles (+ 3 % de budget sur
cinq ans et pour l’essentiel après 2017).
Si l’hémorragie en hommes et femmes avait alors été enrayée (mais pas
terminée), celle des matériels se poursuivait allègrement vers le « big crunch »,
ce point final de la contraction. On a tellement renâclé à prendre des
décisions courageuses qu’on se retrouve désormais avec trois couches
d’équipements également coûteux : ces mêmes programmes des années 1980-1990 dont
on ne sait plus s’il faut les qualifier de « modernes » et donc on s’aperçoit
qu’ils sont également beaucoup plus coûteux à faire fonctionner que leurs
prédécesseurs ; les matériels anciens qu’il a fallu maintenir en état plus
longtemps que prévu (ravitailleurs, aéronefs de transport, véhicule de combat,
etc.) alors qu’ils ne sont plus soutenus par des industriels qui ne les
fabriquent plus depuis longtemps ; les nouveaux équipements enfin, comme les
sous-marins nucléaires lanceurs d’engin de troisième génération à plusieurs
milliards d’euros/pièce, qu’il faudra bien payer dans quelques années.
Devant l’incapacité de tout financer, notre arsenal fond. La seule
armée de terre dispose désormais de six fois moins de chars, quatre fois de
pièces d’artillerie et deux fois moins d’hélicoptères qu’à la fin de la guerre
froide. Les nouveaux équipements sont certes plus performants que les anciens
mais quand on perd, comme pour l’année 2015, 452 véhicules de l’avant-blindé (VAB, contemporain de la Renault 16)
pour ne gagner que 21 véhicules blindés de combat d’infanterie (VBCI), la
balance n’est pas franchement favorable. Ajoutons, pour l’armée de terre, une
politique de centralisation dans les grands parcs de stockage où les matériels
s’usent à force de ne pas être utilisés et s’usent encore plus lorsqu’ils le
sont par des personnels « non propriétaires », moins compétents en
maintenance et surtout agissant dans des théâtres extérieurs bien moins
cléments que le centre de l’Europe pour lequel tous ces matériels ont été
conçus. On pourrait évoquer aussi, pour tous, l’étrange nécessité pour des équipements
de combat de respecter de très tatillonnes normes de sécurité européennes et
civiles ou encore les contrats de partenariat complexes avec les industriels et
il faut retirer encore un bon tiers de matériels indisponibles à cet arsenal
déjà déclinant.
Au bilan, si on est encore capable de gesticuler en déployant 7 à 10 000 soldats
dans les rues de France, on est désormais obligé de compter en dizaines et
parfois en unités dès lors qu’il faut engager des matériels majeurs au combat. Déployer sur la durée une vingtaine d'avions de combat et une dizaine d'hélicoptères d'attaque semble déjà représenter pour certains une performance. Dans l’état actuel des choses, il n’est même sûr que l’on soit
encore capable de réaliser un engagement équivalent à celui de l’opération
Daguet dans le Golfe en 1990 (58 aéronefs, 130 hélicoptères, 40 chars de
bataille, 42 canons de 155 ou mortiers de 120 mm) alors que ce déploiement qui
n’engageait alors que des unités professionnelles avait brillé par sa modestie,
reléguant les forces françaises (renforcées par les Américains) à une mission
secondaire de couverture.
Non seulement on a désormais, et malgré la professionnalisation
complète, moins de soldats professionnels qu’à l’époque mais nous sommes plus
capables de déployer autant de matériels. Il n’est même pas certain que l’ensemble
des forces armées françaises d’aujourd’hui malgré ses nouveaux équipements seraient
capables de vaincre celles de 1990 si elles combattaient en France. Pour une
dépense budgétaire totale d’environ 900 milliards d’euros, dont au moins 200
milliards consacrés aux équipements, entre 1990 et aujourd’hui, le bilan est
maigre, signe que nous sommes entrés depuis longtemps dans le régime de «
cavalerie » décrit par Hyman Minsky où le budget, même inchangé, ne suffit plus
en maintenir en état les choses. Significativement, durant le même temps, le « contrat
opérationnel majeur » (ce qui est demandé aux armées de déployer pour
faire face à un engagement majeur) a été divisé par trois. Cela a suffi à
diminuer très nettement le nombre d’adversaires que la France pouvait vaincre
seule, car bien entendu cette perte permanente de substances laisse apparaître des trous que l’on ne peut compenser qu’en faisant appel à d’autres, aux
Américains en particulier. L’effondrement matériel que nous connaissons a aussi
pour effet collatéral une perte d’indépendance.
A force de politique à très court terme, le « manque à
payer » pour financer définitivement tous les programmes en cours reste de
l’ordre de 40 milliards d’euros, quasiment identique depuis dix ans. Si on veut
sortir de cette crise rampante, il n’est effectivement guère d’autres solutions
que de faire un effort très conséquent en matière d’investissements, en urgence et maintenu sur une
dizaine d’années. Cet effort financier doit être soutenu par un effort
parallèle de volonté pour résister à la tentation de revenir dessus. Il faut admettre
en parallèle de cet effort que dans un pays engagé dans des opérations de
guerre le budget de la défense puisse souffrir de quelques dérogations et qu’il
est peut-être sain que des états-majors dépensent plus d’énergie à lutter
contre la guérilla de l’ennemi que contre celle du ministère des finances. Si
on veut que les armées soient plus efficaces, il faut en finir avec des budgets
pour les opérations extérieures financés au tiers de ce qui pourrait être
raisonnablement anticipé, en finir avec les « gels » et
« séquestrations » de crédits, artifices destinés à ne pas fournir
aux armées même pas forcément ce dont elles ont besoin mais simplement ce qui a
été voté. Il ne sert à rien d’annoncer une augmentation de l’effort de défense
à 2 % du PIB si on accepte que cet effort soit grignoté en parallèle. Plus que
tout autre, le budget de la défense est un objet stratégique et non comptable.
Il serait contradictoire de continuer à vouloir toucher les « dividendes
de la paix alors que nous sommes en guerre.