Modifié le 23 mai 2014, 0800
La
guerre de la France contre les organisations djihadistes continue sous une nouvelle
forme. Cette guerre a d’abord été seulement secrète ou au moins discrète, œuvre
des Services et parfois, ponctuellement, des forces spéciales. Pendant toute l’année 2012 et alors que le nord du
Mali devenait un petit califat, il n’était toujours pas question, selon les
termes du Président de la République, d’engager un homme au sol ni un avion
dans le ciel. Tout a basculé le 10 janvier 2013 avec l’offensive d’Ansar Dine
vers la ville de Konna, révélateur stratégique de l’impuissance ou de la
paralysie des Etats, à l’exception de la France, à mener efficacement des
combats d’une certaine ampleur en Afrique. Avec l’opération Serval, la guerre est devenue avouée et
visible. En trois mois, en engageant très vite une force aéroterrestre de
4 500 hommes, AQMI et le MUJAO ont été chassés
de Gao et Tombouctou et leurs bases détruites. Le combat n’était évidemment pas terminé pour autant,
les groupes armés djihadistes (ou "terroristes", GAT, pour utiliser le maladroit label officiel)
transnationaux n’ayant ni disparu, ni déposé les armes. De belles batailles
avaient été gagnées, d’autres s’engageaient.
Après
un an de gestation, le dispositif français se réorganise pour continuer le
combat dans la durée. D’un point de vue organisationnel, il n’y a pas vraiment
de rupture. Le nouvel état-major de la brigade Sahel installé à
N’Djamena coiffe les forces déjà présentes dans toute la région et articulées
autour de quatre bases principales : Ouagadougou (forces spéciales),
Niamey (renseignement dronique), Gao et N’Djamena, qui accueilleront chacune un
groupement tactique composé d’une compagnie d’infanterie, d’un escadron léger
et d’un détachement d’hélicoptères et
pour la capitale tchadienne, le pôle de chasse de l’armée de l’air. Ces bases
principales sont déjà complétées par des points d’appui plus ou moins
permanents comme Tessalit, Kidal ou Aguelhok face au massif des Ifoghas au Mali
ou Faja Largeau et Zouar dans le Tibesti face à la zone des trois
frontières de la Libye, du Niger et du Tchad. A ce réseau de surveillance,
raids et frappes, se superpose à celui des détachements de conseil, liaison et
formation auprès des armées locales jusqu’en Mauritanie. En deuxième
rideau de ce dispositif de 3 000 hommes, les forces françaises prepositionnées
à Dibouti, en Côte d’Ivoire, au Gabon et au Sénégal constituent des réservoirs de force et des points d’entrée pour les renforts venus de
métropole. Cette restructuration du
dispositif français s’accompagne d’une redéfinition des accords de défense avec
le « G5 du Sahel » (Mauritanie, Mali, Niger, Tchad, Burkina Faso) à
peu près uni dans la volonté commune de combattre le djihadisme.
Si
le dispositif n’est pas fondamentalement transformé, sinon par sa globalisation,
la philosophie de l’action que se dégage est plutôt inédite pour la France. L’opération
qui est menée sur l'ensemble de la bande saharo-sahélienne (BSS) est désormais ouvertement qualifiée
d’anti-terroriste, reprenant pour cela à la fois les appellations et les modes
d’action américains, c'est-à-dire essentiellement une combinaison d'appui aux forces locales et des éliminations ciblées. De novembre 2013 à avril 2014, par exemple les forces spéciales ont
tué ou capturé sept chefs terroristes importants dont et 70 autres combattants (et libérés cinq otages du CICR).
Le 4 mars 2014, Ould Amaha, leader d’Ansar-al-Charia, a été tué par un raid
aérien. Mi-avril, c'est Abou Bakr al-Nasr (émir d’Al-Mourabitoune) qui, à son tour, a été éliminé. Contrairement aux Américains cependant, avec ses groupements terrestres, modestes mais susceptibles d'être renforcés rapidement, la brigade Sahel conserve une capacité de manœuvre au sol, sinon de contrôle permanent.
Cette
nouvelle variation de la guerre est une continuation logique de l’opération Serval et présentée comme telle, excluant ainsi tout débat. Elle présente cependant de nombreuses inconnues, ce qui dans le cadre d'opérations militaires complexes augmente d'autant la probabilité de surprises et même d'un échec final. Il convient donc de réfléchir le plus en amont possible sur ces problèmes éventuels et les moyens d'y faire face.
En
premier lieu, si l’opération Serval,
au moins dans sa première phase, s’était déroulée dans un cadre
psycho-politique clair (notion de guerre assumée et objectifs opérationnels simples),
il n’en est pas tout à fait de même pour ce nouveau développement qui n’a fait
l’objet d’aucune mobilisation particulière des esprits. En France, l’emploi discrétionnaire
de la force armée par le Président de la République permet d’éviter tout débat
public et de laisser à l’exécutif le choix du degré d’exposition des opérations
en fonction et de quatre publics potentiels : l’opinion publique nationale
qu’il ne faut pas affoler, les Alliés qu’il ne faut pas vexer ou délégitimer
par une présence trop voyante, les ennemis qu’il ne faut pas valoriser et,
secondairement, ses propres soldats qu’il ne faut pas trop frustrer de
reconnaissance. Cette gestion de la communication est rendue encore plus complexe par le fait que ces « publics » eux-mêmes ne sont pas passifs en la matière et que les acteurs de l'exécutif (Président, ministres, militaires) peuvent avoir des visions différentes, ne serait-ce que pour valoriser des ambitions personnelles.
L'impact des événements négatifs étant plus fort que celui des positifs, ces faits médiatiques valorisants (victoires visibles) étant eux-mêmes rares dans des contextes de contre-insurrection, la tentation est forte de s'entendre pour mener une guerre « à bas
bruit », surtout si le conflit est destiné à durer. Outre que cette discrétion est de plus en plus difficile à préserver, le prix à payer de cette approche est la vulnérabilité au « cygne noir »,
l’événement surprenant suffisamment fort et malheureux pour ne plus être caché et
qui révèle à tous avec un éclat particulier que la France est en guerre. Les embuscades de Bedo en octobre 1970 et de la vallée d'Uzbin en août 2008, l'attaque du bâtiment Drakkar à Beyrouth en octobre 1983 ont d'un seul coup révélé aux Français que malgré le silence ou les dénégations de leur propre gouvernement, ils étaient vraiment en guerre au Tchad, au Liban et en Afghanistan. Ces événements, par ailleurs généralement très mal gérés, prennent alors un tour stratégique qui peut mettre fin à une intervention ou au moins l'infléchir fortement. La discrétion incite donc l'ennemi à provoquer des événements et la moindre prise de risque, qui l'accompagne souvent, lui facilite la tâche. Il suffit de constater la rétractation croissante du dispositif français en Kapisa-Surobi au rythme des coups spectaculaires des Taliban et de leurs alliés.
Ces « cygnes noirs », inévitables, ont moins d’effets si l’opinion publique a été préparée
psychologiquement à leur survenue par un discours clair et une implication des
élus et des responsables politiques. Il est en revanche difficile de maintenir
cette mobilisation sur la durée dès lors que la perception du rapport entre les
coûts, en particulier humains, et l’efficacité de l’opération se dégrade. On va privilégier dans ce cas les opérations de courte durée et/ou les enjeux importants, les opérations Daguet dans le Golfe en 1991 et Serval dans les trois premiers mois, constituent à cet égard des modèles.
Force est de constater que la ligne politique suivie pour cette nouvelle opération n'est pas très claire, la réorganisation d'un dispositif n'étant pas une fin en soi et la lutte contre les "GAT" ne pouvant être considérée comme un objectif, mais comme un
moyen de l’atteindre. Or on ne peut pas dire pour l’instant que cet objectif soit visible et mobilisateur au moins pour les citoyens français. Ses fondements sont donc faibles.
Si
une bonne stratégie se doit d’accorder les fins et les moyens, le volume et la
forme du dispositif militaire mis en place ne laissent d’autre alternative que
d’essayer de contenir les groupes armés hors des Etats du Sahel. Pour autant, outre que le mode d'action de l'élimination ciblée finira par être questionné en France comme ce fut le cas ailleurs, cette
mission a minima sera délicate à mener dans la durée.
Les groupes ennemis disposent de bases arrières dans des pays (Algérie, Libye)
où il n’est pas, pour l’instant, question d’agir et sans que l’on puisse
envisager à court terme qu’ils y soient réduits par les forces locales. Surtout, le dispositif français s’inscrit dans une région où les facteurs
d’instabilité - ethniques, démographiques, écologiques, économiques- sont
profonds, durables et influent tous sur le conflit, à l’instar du conflit endémique
entre l’Etat malien et les Touaregs autonomistes. La France ne peut s’abstraire de ces
problèmes dont la plupart ne réclament pas une action militaire. Pour être
cohérente, la stratégie française doit associer les actions de tous les
ministères dans une vision commune. Cette vision commune existe-t-elle entre les
différents ministères ? Là-aussi rien n'est moins évident.
Il
paraît difficile également de maintenir l’opération au seul théâtre sahélien,
entouré d’espaces de conflits et de groupes armés dont certains ont des liens
avec les groupes armés arabes. Déjà, une partie des moyens de renseignement sont utilisés
dans la lutte contre Boko Haram, dont la présence s’étend au nord du Cameroun,
non loin de N’Djamena et dont l’influence se fait sentir en république
centrafricaine. Une troisième zone de surveillance et peut-être d'action s'ouvre ainsi. Difficile d'occulter aussi ce qui se passe au centre de l'Afrique avec ses Etats effondrés et ses groupes prédateurs. Avec la région de Birao, au carrefour des frontières du Tchad, de RCA
et des deux Soudan, c’est au moins une quatrième zone sensible à surveiller pour une armée qui paye ainsi le fait d'être à la fois présente et la seule à être vraiment efficace dans la région.
Comme à la fin des années 1970, époque du repli américain post-vietnamien et de la multiplication des menaces, la France se retrouve en première ligne en Afrique. Il est nécessaire de clarifier rapidement si on veut vraiment assumer cette charge, qui est déjà taxée par certains de néo-coloniale, et donc de savoir si on veut aussi s'en donner vraiment les moyens et en accepter les risques.