De toutes les zones de tensions ou de conflits
dont regorge notre belle planète, il existe une vaste région dans laquelle
semblent disparaître autorités étatiques, frontières protectrices, et illusions
de développement. De ce trou noir, émergent criminalité organisée, mouvements
terroristes et rébellions en tous genres. Se nourrissant de trafics et
capitalisant sur la corruption et la pauvreté, ces menaces que l’on appelle
pudiquement « transnationales » s’attaquent désormais aux intérêts des Etats
occidentaux dans la région. Et selon une règle bien connue des diplomates, ce
n’est malheureusement que lorsque l’odeur nous dérange que l’on va s’intéresser
à la gangrène du voisin…
Véritable « Triangle des Bermudes » sécuritaire, la région ouest du Sahel, élargie à la Libye et au Nigéria est devenue la zone grise la plus inquiétante pour les années à venir. Tentons d’expliquer la formation d’un tel phénomène…
Véritable « Triangle des Bermudes » sécuritaire, la région ouest du Sahel, élargie à la Libye et au Nigéria est devenue la zone grise la plus inquiétante pour les années à venir. Tentons d’expliquer la formation d’un tel phénomène…
Quand
la géométrie aide à la compréhension…
Tout d’abord, traçons ce
fameux Triangle des Bermudes sur une carte. Pour en faciliter le
dessin, intéressons-nous aux zones refuge des principaux groupes armés
terroristes (GAT), pour reprendre la dénomination officielle. La Libye connaît
depuis la chute du colonel Kadhafi une véritable insurrection islamiste,
notamment à partir de la Cyrénaïque (Benghazi). Le groupe Ansar Al Sharia,
originaire de Tunisie, s’y est installé et a entamé depuis quelques mois une
véritable montée en puissance. Au Mali, la zone d’action des katibas d’Al Qaïda
au Maghreb Islamique (AQMI) rayonnent de la Mauritanie jusqu’au Fezzan libyen.
Mais leur « base de départ » se situerait plutôt dans le massif du
Timétrine « élargi », entre la ville d’Arouane (Nord de Tombouctou)
et le Tigharghar (Adrar des Ifoghas). Enfin, au Nigéria, Boko Haram est
toujours implanté dans le Nord-Est du pays et jusque dans la province de
Taraba. Le triangle aura donc pour sommets Benghazi en Libye, Arouane au Mali et
la pointe Sud de la province de Taraba au Nigéria.
La surface ainsi tracée
représente à peu de choses près la zone d’action potentielle de ces GAT, la
Mauritanie et le Nord-Est de l’Algérie en moins. Avec 7 pays compris dans sa
sphère d’influence, la mouvance djihadiste dispose donc d’une véritable aire
d’opérations difficile à contrôler dans sa totalité. Mais cela a aussi un impact
opérationnel pour les GAT. Du fait des distances à parcourir et d’agendas pour
le moment locaux, ces groupes ont plutôt tendance à rester isolés les uns des
autres, sauf certaines katibas d’AQMI qui tentent d’opérer des rapprochements de
circonstance. Cette réalité explique pourquoi ces mouvements demeurent cloisonnés
dans leur sanctuaire et effectuent souvent leurs opérations à proximité de leur
refuge.
Mais poursuivons le
raisonnement géométrique. Traçons les médianes de ce triangle. Celles-ci
traversent toutes des zones difficiles d’accès pour se rejoindre au Nord du
Niger. Géométriquement, l’intersection de ces points s’appelle l’isobarycentre,
ou centre de gravité. Géographiquement, il s’appelle le désert du Ténéré.
Géopolitiquement, c’est actuellement la route la plus sûre, empruntée par
trafiquants et islamistes armés, pour passer de la Libye au Mali. Et l’explication
en est assez simple : pour exister sur la durée, un mouvement qui pratique
la « clandestinité » doit notamment bénéficier d’un afflux régulier
d’équipements, de munitions, de vivres… ; or, compte tenu de leur
localisation, de la praticabilité des routes et de la présence ou non des
forces de sécurité locales, l’expédition peut s’avérer douloureuse. C’est
pourquoi, groupes terroristes et trafiquants s’entremêlent pour s’assurer
l’accès aux meilleurs itinéraires. Et ceux-ci se trouvent au Nord du Niger,
zone de frontières poreuses et peu ou pas surveillées.
Une
mosaïque ethnique et religieuse sous tension
Lorsque les pays européens
se réunirent pour la Conférence de Berlin en 1885, ils ont déterminé les règles
qui régiront par la suite le partage de l’Afrique…et par ricochet son avenir
lors de la vague d’indépendances de la seconde moitié du XXème siècle. La phase
de colonisation qui a suivi cette conférence, a entériné un tracé arbitraire des
frontières, sans prise en compte de la réalité ethnique des populations. Et
c’est bien ce dernier point qui pose problème aujourd’hui. Les tensions un
temps dissimulées ont fini par rejaillir de plus belle. Dans certains pays,
celles-ci s’étaient tues sous la matraque de régimes plus qu’autoritaires sans
jamais s’effacer. Au Mali par exemple, la population majoritaire au Nord du
pays, les Touaregs, ne se sent pas malienne. En Libye, Tripolitaine et
Cyrénaïque se sont toujours opposées. Dans ces deux pays, comme dans d’autres,
l’antagonisme historique entre peuple nomade (pastoralisme) et population
sédentaire (agriculture) est et restera très marqué. Et, même si le récent avènement
de l’idéal démocratique a soulevé les peuples, ceux-ci ont été contraints de se
rassoir aussitôt faute de projet commun et de territoire sur lequel s’épanouir.
De plus, la question
religieuse s’invite dans le débat. Au Nigéria où les tensions entre chrétiens
et musulmans sont exacerbées par les massacres des radicaux de Boko Haram. Mais aussi au Mali, où la
pratique de l’islam diverge selon l’appartenance ethnique, les croyances
s’opposent entre le soufisme islamique (qui reconnaît les saints de l’Islam) et
le sunnisme obédience wahhabite. Sans parler de nombreux habitants toujours
animistes. En Libye, la région de Benghazi (Cyrénaïque) est aujourd’hui aux
mains de rigoristes musulmans pas forcément enclins à accepter la diversité
pour employer un mot à la mode. Ainsi, le premier critère constitutif
de l’Etat au sens du droit international, une population unie partageant une
culture, des valeurs et l’envie de vivre ensemble, est inexistant.
La
malédiction du pétrole, ou le tombeau de la bonne gouvernance
Il existe une loi non-écrite
mais souvent vérifiée. Celle de la malédiction qui touche les pays chanceux du
point de vue de la présence de ressources en hydrocarbures dans leurs sols. En
effet, les pays bénéficiaires de fortes réserves naturelles en pétrole ont
tendance à focaliser leur développement sur cette unique ressource, sans
rechercher de solution à la question de la raréfaction. Cette vision à court
terme tend à se coupler avec la captation étatique des richesses produites
(enrichissement personnel des dirigeants) et les retards en matière de
développement (absence de redistribution des richesses). Le cas le plus parlant
est celui du Timor Leste, mais de nombreux exemples existent en Afrique.
Il est d’ailleurs assez
« amusant » de constater que les 3 principaux pays qui composent le triangle
sont tous des producteurs de pétrole. Le Nigéria est le premier producteur du
continent africain. Suivi de près par la Libye, et l’Algérie. Pour enfoncer le clou, ces
3 pays ont aussi la « chance » d’héberger sur leur territoire trois
des plus néfastes mouvements terroristes à idéologie religieuse : AQMI
pour l’Algérie, Ansar Al Sharia pour la Libye et Boko Haram pour le Nigéria
comme cela a été dit précédemment. De là à faire le raccourci entre pétrole,
cupidité politique et insurrection islamiste, il n’y a qu’un pas…Le deuxième critère qui
fait l’Etat, un gouvernement légitime disposant de l’autorité sur l’ensemble du
territoire, disparaît alors soudainement.
Les
OPMI, révélateurs de la déliquescence
Capitalisant sur les
divisions intercommunautaires et la fragilité du politique, un certain nombre d’organisations
tentent l’inimaginable : se substituer à l’Etat central. Ces « OPMI »
(objets profitant des misères identifiées), pardon pour l’affreux néologisme,
se ruent dans les espaces laissés à l’abandon et imposent leurs lois dans des
zones de non-droit. Curieux paradoxe mais finalement la nature aura toujours
horreur du vide. Parfois même avec la bénédiction tacite de certaines autorités
locales ravies de toucher quelques subsides supplémentaires. Quand on regarde
une carte du Sahel et des routes de trafics, trois questionnements viennent à
l’esprit. Tout d’abord, l’ampleur du phénomène. Pour arriver à ce niveau de « mondialisation »
du crime, il est certain que les barrières idéologiques entre trafiquants, djihadistes
et insurgés ne doivent pas être trop rigides. Le fameux Mokhtar Belmokhtar en
est un bon exemple. Et toute la difficulté réside aujourd’hui dans la détection
et la compréhension des réseaux de soutien de ces mouvements. Ensuite, la
porosité des frontières. C’est une réalité peu compréhensible pour des
Européens dont les ancêtres ont fait tant de guerres pour les protéger. Enfin,
l’immensité de la tâche pour arriver à stopper les flux.
Cette criminalité n’est
peut-être pas à l’origine de la lente déliquescence de cette région d’Afrique,
mais elle en a assurément accru les effets. Le dernier critère
constitutif de l’Etat, un territoire délimité par des frontières marquées et
intangibles, manque lui aussi à l’appel.
Et
l’Occident dans tout ça…. ?
Dans
son essai Petrocratia, la démocratie à
l’âge du carbone le politologue britannique Timothy Mitchell estime que les
évolutions politiques des sociétés sont liées avant tout à leur mode de
consommation énergétique. La révolution industrielle a notamment vu
l’Angleterre piocher dans le charbon l’énergie nécessaire à la libération de sa
société des limites naturelles. Aujourd’hui, la pétrocratie (pouvoir ou société
du pétrole) repose sur un mode de vie énergivore, combinant politique de masse
et redistribution plus ou moins égalitaire des ressources à domicile, et surtout
délégation de la gestion des pays producteurs à des régimes autoritaires et inégalitaires
pour en garantir l’approvisionnement. Tel est le terrible constat dépeint par
ce chercheur anglais. Même s’il est certain que cet argument n’est pas
responsable à lui seul de la situation actuelle, les pays occidentaux ont une
responsabilité qu’il ne faut pas éluder. La relative mansuétude de certains
pays à l’égard du colonel Kadhafi et de son maintien au pouvoir pendant de
nombreuses années ne plaide d’ailleurs pas en faveur de la lucidité
occidentale…
Quelles
leçons ?
Le phénomène « zone
grise » ne peut être expliqué en seulement quelques lignes. L’évolution
des sociétés a généré d’autres facteurs plus complexes et qui pourraient
mériter une étude à eux seuls. C’est le cas de certaines multinationales aux
activités parfois peu claires, de certaines administrations (civiles ou
militaires) soufflant le chaud et le froid, et même du jeu trouble de certaines
tribus africaines.
Les trois GAT cités dans
ce billet ont des agendas différents. Mais des signaux indiquent qu’ils
cherchent actuellement à rompre leur isolement en vue de mener des actions communes,
et si possible d’ampleur dans la zone sahélienne. Le pire pourrait être même
d’assister à l’ouverture de plusieurs fronts grâce à l’apport de combattants
étrangers fraîchement aguerris en Syrie. Le centre de gravité du triangle est
le point de passage obligé des katibas et caravanes de ravitaillement de ces OPMI.
Pour se coordonner, elles sont obligées de passer par cette zone. Il faudra
donc les y attendre et frapper sans états d’âme.
Enfin, cette fameuse zone
de transit appartient au territoire revendiqué par les Touaregs. Ceux-ci
ont à la fois servi de garde rapprochée à Saif al Islam (un des fils de
Kadhafi) en Libye, fourni les rangs d’Ansar Eddine (groupe terroriste Touareg
commandé par un des leaders de la tribu des Ifoghas, Iyad Ag Ghali et lié à
AQMI) et forment aujourd’hui une autorité « crédible » sur laquelle
s’appuyer au Nord du Mali. Certes, des familles touarègues influentes ont eu et ont encore des liens avec des groupes terroristes. Mais elles possèdent aussi un jeu de cartes complet, que l’on ne pourra voir si et seulement si la
mise sur la table est assez intéressante. Et par les temps qui courent, un tien vaut mieux que deux tu l'auras...
Article très intéressant qui soulèves quelques questions.
RépondreSupprimerComment les puissances européennes 'ont-elle pas vu venir la crise ? La focalisation sur le moyen-orient étendus à l'Asie mineure peut-il a lui seul justifier cette ombre jetée sur l' Afrique ?
Ensuite : "Il faudra donc les y attendre et frapper sans états d’âme. "
Comment pourrait-on justifier d'aller "les y attendre", puis de "frapper sans états d'âmes" ?
Sans oser la comparaison avec les frappes américaines dans les zones reculées de divers pays abritant des gens peu recommandables, les opinions publiques européennes (rêvons donc a une europération, pardon pour le néologisme) ne crieraient-elles pas au scandale, ou tout simplement non ?
Enfin, la reconnaissance des Touaregs comme "interlocuteurs privilégiés" peut-elle être une solution a envisager pour résoudre cette crise sans heurts ?
Peut-être est-il intéressant de VOIR et de SAVOIR et de ne pas réagir pour en jouer plus tard, au bon moment, lorsqu'il est bon de détourner l'attention des uns et des autres.
Supprimeret au bord du centre de gravité, il y a Arlit.
RépondreSupprimerMerci pour l'article.
RépondreSupprimerLe prof de math va pinailler (pour rien). Ce qui est tracé sur la carte ne sont pas les médianes du triangles mais les médiatrices des côtés du triangle. Et le point d'intersection n'est du coup pas le centre de gravité mais le centre du cercle qui passe par les trois sommets du triangle (cercle circonscrit).
Cela n'enlève rien à la valeur de l'article, c'est juste une déformation professionnelle de ma part....
Il est bon de consolider cet écrit des explications complémentaires de Mr Bernard LUGAN, un très grand spécialiste de l'Afrique. Son Blog est très intéressant comme celui-ci.
Supprimer+1 pour le prof de maths. D'ailleurs , on pourrait interpréter ceci en disant que le centre du cercle circonscrit est le point équidistant des sommets du triangle des Bermudes, tandis que le centre de gravité indique le centre de décision ou l'endroit où il y a le plus de centres de décision en probabilité.
SupprimerVous devriez inclure le Cameroun (base arrière de Boko Aram) et le Centrafrique qui génère de fortes turbulences dans toute la région Tchad-Cameroun-Soudan.
RépondreSupprimerVous avez raison. Pour autant quand on analyse la situation décrite dans les écrits des différents spécialistes du domaine africain, nous nous apercevons que le Cameroun fait partie d'un autre triangle tout aussi dangereux. Si la situation venait à se détériorer dans ce triangle, elle pourrait alors mettre à mal des axes logistiques extrêmement importants, des plateformes portuaires et aéroportuaires majeures ainsi qu' un espace aérien dimensionnant.
SupprimerD'ailleurs,je pense que Boko Haram (ou AQMI?) ou les Shebab?? sont à l'origine de la disparition du vol MH370!!!!!!
SupprimerTrès intéressant article qui ramène à un pays : le Niger.
RépondreSupprimerLe Niger, le seul pays du Sahel où la France a de réels intérêts miniers (l'uranium d'Arlit plus, en 2015, d'Imourarene)
Le Niger ou les Touaregs revenant de Libye en 2011 ont été désarmés après négociations, et où si le Président est un Haoussa/Zarma, le Premier Ministre est un Touarègue ... dialogue politique réussi pour l'instant, là où la classe politique malienne voit toujours son pays en "pays des Bambara" (sous entendu : dominant les Peuls, Touarègues, Arabes, Shonghaï, ... du nord).
Le Niger et son massif de l'Aïr, au nord d'Agadez, qui ressemble comme deux grains de sable à l'Adrar des Ifoghas ... à surveiller donc, pour éviter qu'il devienne une base de la "nébuleuse" ...
Le Niger et Niamey où sont basés les Harfang et Reaper français (arrivés directement des USA pour les 2 Reaper) ; où sont aussi basés des drones et des "contractors" américains
Le Niger, encore et toujours, qui a demandé il y a quelques mois une assistance technique et financière internationale pour remettre en état la piste de Dirkou, une piste bitumée de 1 600 mètres exactement située à l'intersection des trois droites, i.e. sur l'isobarycentre. Avec comme objectif affiché d'en faire un point relai et une base d'opérations pour l'armée nigérienne, en plein cœur du trou noir.
Le Niger, ...
Le Niger est un bien beau pays.
SupprimerMais une chose qu'il faut quand même garder à l'esprit, c'est que l'exploitation de l'uranium et l'exploitation du gaz/pétrole sont deux choses très différentes, pour une question de poids.
La consommation d'uranium de la France pendant dix ans, cela représente en volume un petit immeuble. Mais, en gaz, beaucoup beaucoup plus.
Aussi est-ce (je pense) bien plus facile à défendre.
Et, de l'uranium, il y en a bien ailleurs dans le monde sous forme solide :
http://en.wikipedia.org/wiki/File:World_Uranium_Mining_Production_2012.png
ou, sous forme dissoute...dans l'eau de mer.
Il va falloir me trouver les guguss de Boko Haram dans le Taraba. t puis, avec une documentation un peu plus à jour sur les trafics en Afrique de l'ouest, comme cette étude des Nations Unis
RépondreSupprimerhttp://www.unodc.org/documents/data-and-analysis/tocta/West_Africa_TOCTA_2013_FR.pdf
question à "1000 francs": depuis combien de temps AQMI n'a-t-il pas frappé en Algérie? Je ne suis pas sûr non plus que les Touareg soient majoritaires dans le nord du Mali (peut-être uniquement dans certaines villes.......)
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