Dans
un article datant de 1993 et intitulé The
Financial Instability Hypothesis, l’économiste Hyman Minsky distingue trois
régimes d’emprunts : le régime de «
couverture » où le revenu de la somme empruntée permet d’assurer le versement
des intérêts tout en faisant croître ses actifs ; le régime « spéculatif » où le revenu suffit seulement à
verser les intérêts et l’emprunteur se voit alors forcé de reconduire sa dette
d’échéance en échéance et le régime dit de « cavalerie » ou de « pyramide » où
le revenu de la somme empruntée est insuffisant à couvrir les seuls intérêts
dus et l’emprunteur est forcé pour s’acquitter de ceux–ci, soit d’emprunter
davantage, soit d’y consacrer le produit de la vente de certains de ses actifs.
Le passage à ce troisième régime est, depuis cet article, désormais qualifié de
« moment Minsky ». L’emprunteur devient alors rapidement aussi pauvre
qu’avant l’emprunt et risque même sérieusement la ruine.
Lorsque
se déclenche l’opération Daguet en 1990, la France parvient, difficilement, à
projeter une composante aérienne de 58 appareils et une composante terrestre de
12 500 hommes équipés de 130 hélicoptères, 150 blindés-canons, 200
véhicules transport de troupes et 42 canons de 155 ou mortiers de 120 mm. La
modestie de cet engagement au regard de nos moyens (moins de 10 % de notre
potentiel de combat) fait alors débat et l’opération Daguet est le point de
départ d’une transformation de notre modèle de forces reposant sur deux piliers :
la professionnalisation complète des troupes et la poursuite de la
recapitalisation technique engagée dans les années 1980 mais sans augmentation
de budget en monnaie constante.
Plus
de vingt-ans et environ 600 milliards d’euros plus tard, où en sommes-nous ?
L’armée de terre, pour ne citer qu’elle, dispose de trois fois moins de
régiments, de six fois moins de chars de bataille et de pièces d’artillerie, de
deux fois moins d’hélicoptères qu’en 1990. Son contrat d’objectif a glissé de
Livre blanc en Livre blanc pour se rapprocher singulièrement des 20 000,
voire des 15 000 hommes projetés. Il en est sensiblement de même pour l’armée
de l’air qui aurait du mal à engager simultanément les 70 appareils de combat demandés
par l’actuel contrat d’objectif.
Autrement-dit,
en partant de Daguet nous tendons à nouveau vers Daguet malgré la
professionnalisation et environ 200 milliards d’investissement matériel. Alors
certes cette division aéroterrestre Daguet 2013 qui semble se dessiner comme
nouveau contrat opérationnel serait bien mieux équipée que son aînée mais nos
adversaires potentiels ont évolué également et nous ne disposons de beaucoup
moins de réserves de forces qu’en 1990. On peut même se demander, au moins pour
les forces terrestres, si les armées de terre de 1990 et de 2012 s’affrontaient
si la première ne l’emporterait pas. Cela signifierait que les investissements techniques
et sociologiques (professionnalisation) réalisés ont été insuffisants à
endiguer une perte des « actifs », s’ils n’ont pas contribué finalement à cette
réduction, et que nous sommes entrés dans un « moment Minsky ».
Hyman
Minsky explique qu’il existe une tendance naturelle à la sous-estimation
croissante des risques en fonction des succès obtenus qui conduit à glisser
imperceptiblement du régime « de couverture » au régime « de cavalerie ». L’optimisme
et l’absence de vision à long terme conduisent ainsi à une crise finale qui ne
peut se résoudre que par un changement radical comme une annulation de la dette
ou un refinancement extérieur, par une nationalisation par exemple. Peut-être
que la solution à la crise militaire actuelle réside justement par une forme de
nationalisation, au sens de ré-enracinement dans la nation.
Et oui Michel, je suis entièrement d'accord, on aurais pu aussi titrer de la Brigade à la Brigade, c'est aussi ce que j'appelle depuis déjà 4 ans, la phase d'évolution régressive....De mon darwinisme militaire....Si on était critique on demanderait à regarder les résultats en tir des premiers CEITO, parcours compagnies du CTG en 91, et on verrai que 20 ans plus tard, les dits professionnels font moins bien....amateur professionnal, isn't !?
RépondreSupprimerBonsoir,
SupprimerEn restant en mode fiction, j'aurai bien aimé voir les compagnies du CTG de 91 en A-STAN en 2009.
Professionnel des camps d'entrainement, isn't it!?
"Peut-être que la solution à la crise militaire actuelle réside justement par une forme de nationalisation, au sens de ré-enracinement dans la nation."
RépondreSupprimerMa modeste pensée de civil, mais surtout de citoyen, résumée en une seule phrase par Michel Goya !
(Y. Kadari)
Remarquable article. Tout est dit encore une fois.
RépondreSupprimerMais comment se ré-enraciner dans la Nation ? Ca me paraît compliqué...
Je pense que le service national était allé au bout du système. Trop d'exemptions, trop de pistons, et finalement les élites (ou soi-disant élites) en tous les cas les diplômés; échappaient aux unités de combat sauf quelques EOR...
La société actuelle ne me semble pas permettre le retour du service militaire. Ce serait ingérable. (violence, communautarisme, cannabis, etc)
Je ne crois pas non plus qu'il faille comparer les appelés et les engagés sur tels ou tels résultats techniques (et en secourisme, ils valaient quoi les appelés?). La différence, c'est le moral au combat. Or, pour l'instant, sauf attaque directe du territoire national, (et encore...), difficile de former une armée avec des appelés.
La solution est sans doute un peu au milieu avec une armée d'intervention professionnelle (je refuse le terme de FAR trop porteur de sens...) et une capacité de montée en puissance à partir d'un encadrement lui-même professionnel, motivé et engagé en opération.
Mais encore faut-il être capable de se réformer soi-même ? Je ne crois pas que nous soyons capables par exemple d'accepter des unités de type "réserve". Cela voudrait dire renoncer à tout notre bataclan informatique, nos matériels aussi couteux qu'inutiles, nos périodes de formation si longues et si ennuyeuses, nos organigrammes si compliqués que même nous, ne savons plus qui fait quoi, nos méthodes de combat très sclérosées, notre passion sans fin pour l'organique, pour la fiche, etc...
Bref, je n'ai pas de solution pour éviter que l'on revienne de Daguet vers Daguet...Vraiment bien vu...
Cordialement
« Un État devrait faire défaut tous les cent ans, afin de remettre les finances publiques en équilibre. » (Abbé Joseph-Marie Terray, ministre français des finances de 1768 à 1774).
RépondreSupprimerBien dit Monsieur le ministre, mais en ces temps nouveaux cela n’est plus possible. À l’exemple de l’Argentine, qui après sa faillite se voit condamner par un tribunal états-uniens à rembourser ses obligations à 100% de leurs valeurs faciales aux fonds vautours. Quelques temps auparavant, Elliott Capital Management (autre fonds vautour basé… dans les Îles Caïmans), avait fait saisir la frégate « Libertad » de la marine argentine lors d’une escale dans un port ghanéen.
D’autre part, peut-être serait-il judicieux de placer les 200 milliards investis depuis 1990 dans nos matériels, en regard des 4.500 milliards que les contribuables de la zone euro donnèrent, en pure perte, d’octobre 2008 à octobre 2011 (Communiqué de Michel Barnier, rapporteur de la Commission européenne, du 06/06/2012).
Nul ne pouvant servir deux maîtres, que nous soyons civils ou militaires, il va nous falloir choisir entre le service de la dette et celui de la nation.
J’adore ! il n’y a rien à rajouter.
RépondreSupprimerSi j’avais « emmerdé « la commission en charge de nous expliquer tous les avantages de la professionnalisation dans ma ville, ils ne se sont pas déplacé pour rien « rire »
Grenadier le service nationale avait besoin d’une réforme courageuse contre ces injustices pas d’être supprimé. Quant au tir « punaise » les cartons au MAS 49/56 et à la AA52.
Aujourd’hui Il nous restera le air soft !
Appelé en 1989-91 dans un régiment de chars de la 2ème DB, j'ai assisté au "déshabillage" (temporaire) de l'unité au profit de l'opération Daguet, matériel trans, etc...
RépondreSupprimerJe me souviens encore de mon étonnement sur ce point, ainsi que sur l'appel aux engagements volontaires parmi les appelés compte tenu du format des troupes projetées (une grosse division de l'époque ?) et de la masse de personnels ADL disponibles à l'époque.
Je garde le souvenir d'une armée digne du "Désert des Tartares", entrainement tactique de base au combat d'infanterie lamentable, char de bataille principal dont le blindage ne le mettait à l'abri, dans le meilleur des cas, que des BMP et autres BTR-PB, doctrine AA à base de feux de 12,7mm contre des aéronefs à l'épreuve du 20mm, etc...faut-il regretter tout cela ?
En revanche, les deux bérets, dont celui "de sortie", la double paire de rangers (immobilisation....), la parka en coton avec sa doublure en flanelle (hypothermie garantie en dessous de 0°) étaient bien présents...ainsi que les photocopieuses et leur remarquable faculté à transformer les heures de travail (et d'entrainement ?)
en gaspillage de fonds publics.
Bref, l'immense, infinie, fantastique stupidité bureaucratique qui saura toujours transformer l'or en plomb.
Les armées à gros bataillons de conscrits des années de la guerre froide étaient un héritages de "l'âge des nations" de 1789 à 1940. L'efficacité de ces organisations supposaient deux choses :
- un pouvoir politique centralisé et relativement (voir très...) autoritaire
- une grande cohésion culturelle et donc ethnique.
La composition ethnique et culturelle de notre pays, son fonctionnement civique et politique , rendent, à mon humble avis, cette organisation de sa défense aujourd'hui impossible. Le bas-empire ne peut pas
être Sparte.
L'armée de mes vingt ans, avec ses défauts (je les ai évoqué rapidement) et ses qualités (creuset identitaire, mais de plus en plus inégalitaire...) ne peut plus exister.
L'armée de mes quarante ans n'existe que comme un projet, un horizon toujours redéfini : elle est devenue, comme les autres services de l'Etat, essentiellement, un organisme budgétivore au profit d'une caste toujours plus nombreuse de satrapes.