La guerre au milieu des
populations présente ce point commun avec la Bourse que son évolution dépend de
l’action de quelques grands acteurs politiques mais surtout des anticipations
de très nombreux « petits porteurs ». La population civile est
peut-être le centre de gravité de ce type de conflit mais c’est un ensemble
vivant fait d’une juxtaposition de micro-stratégies individuelles, familiales,
claniques, etc. aux objectifs divers, la survie en premier lieu. Ces civils interviennent
donc de multiples façons dans la guerre depuis la simple fourniture de renseignement
jusqu’à l’enrôlement dans une des armées opposées, en passant par le coup de
feu occasionnel. Ces milliers d’actes isolés sont parfois forcés mais le plus
souvent volontaires, par intérêt ou en réaction, mais aussi par anticipation
surtout lorsqu’on « sent » que l’on entre dans la phase finale de la
guerre.
Dans cette phase, les
grands acteurs politiques armés sont plutôt incités à prendre moins de risques
afin de rester sur un bilan acceptable pour la force sur le départ ou de
préparer le combat suivant. De fait, il est préférable pour les Taliban de
prendre des risques plutôt face à l’armée nationale afghane que face à des Américains
sur le départ. En revanche, beaucoup de familles, de clans ou de groupes divers
doivent se positionner rapidement pour la suite des évènements. Il n’est ainsi pas
rare pour une famille afghane d’avoir un fils dans l’armée nationale mais aussi
dans le groupe rebelle dominant dans la région. Il peut être bon aussi de
montrer sa vaillance contre les forces étrangères et la rétractation de ces
dernières sur leurs bases, outre qu’elles confirment les anticipations,
modifient simplement les modes d’action. Au lieu d’accrocher les troupes de la
coalition sur le terrain, il suffira de surveiller les axes logistiques, de
lancer des projectiles sur les bases ou, si la motivation est importante, de
profiter du recrutement massif des forces de sécurité afghanes pour s’infiltrer
et frapper. Comme l’indiquait un journaliste français, l’attaque d’Abdul
Mansour le 20 janvier dernier sur la base Gwan est sans doute le résultat non
pas des Taliban ou du HiG, qui n’ont pas revendiqué l’attaque, mais de la
pression de sa famille.
Les gages des « amateurs »
locaux tendent ainsi à se substituer aux offensives des organisations et grands
groupes, en général plus efficaces et meurtrières. Les pertes de la coalition en
Afghanistan (mais pas celles de l’armée nationale afghane) peuvent ainsi se
réduire mais pas autant qu’espéré et sans que le nombre d’incidents diminue par
ailleurs. Il y a 18 soldats français tués de janvier à juillet 2011 inclus,
période d’opérations actives, mais encore 11 d’août à janvier 2012, période de
rétractation. Encore ne s’agit-il là que des pertes visibles. La rétractation
sur les bases et la fin des périodes offensives a un effet déprimant, tant le
fait de subir est plus stressant que l’action offensive et active. Les pertes
psychologiques britanniques en Irak sont devenues aussi élevées que pendant la
Seconde Guerre mondiale à partir de la fin de 2005 lorsque le gouvernement
Blair a réduit les opérations offensives pour des raisons électorales. A une
toute autre échelle, l’armée américaine au Vietnam s’est effondrée moralement
lorsqu’elle ne bougeait plus de ses bases après l’offensive du Têt en 1968.
Cette politique de
retrait intérieur comme préalable au retrait du pays, n’est d’ailleurs pas un
gage de réussite si elle ne se fonde pas sur une amélioration réelle et non
racontée de la situation locale. Au printemps 2004, quelques jours après la
capture de Saddam Hussein, le général Odierno, alors commandant de la 4e
division d’infanterie déclarait que la rébellion était à genoux et que la
situation serait complètement normalisée six mois plus tard. Trois mois plus tard, les Américains devaient faire face simultanément à la résistance de
Falloujah, à la révolte mahdiste et aux révélations d’Abou Ghraïb. A la fin de 2005,
après la reprise des villes tenues par les rebelles et la réussite des
élections, les Américains se repliaient dans de grandes bases. Quelques
semaines plus tard, l’Irak basculait dans la guerre civile. L’exécutif
américain a eu au moins le courage de changer de stratégie, changement lui-même rendu
possible par l’acceptation d’une pensée militaire critique par le commandement
américain.