En bon homme
d’affaires qu’il croit être, y compris quand elles sont étrangères, Donald
Trump considère le produit Ukraine comme peu rentable au sein d’un marché,
l’Europe, peu porteur. On appelle cela un « poids mort » dans la vieille
matrice du Boston Consulting Group, et le conseil est de s’en débarrasser au
plus vite pour pouvoir mieux se concentrer sur des marchés plus profitables,
comme le Moyen-Orient (qui serait classé comme « dilemme » par le BCG) et
surtout l’Asie (« vedette »). Les Américains réduisent donc leurs parts au sein
de l’OTAN, tout en conservant une position de contrôle et en obligeant les
associés européens à payer plus, notamment pour acheter américain (le BCG
parlerait dans ce cas de « vache à lait »), et vendent l’Ukraine à la Russie.
Chacun essaie
donc de monnayer le maximum au sein de ce grand marchandage imposé. Du côté
ukrainien, où l’on s’efforce de montrer que le poids mort est bien vivant, un
des objectifs principaux est d’échanger l’acceptation d’un arrêt des combats,
plus ou moins sur les positions actuelles, contre des garanties de sécurité.
L’expression « garanties de sécurité » est une manière diplomatique de dire «
dissuasion », et « dissuasion » est synonyme de « faire peur ». L’objectif
final de l’Ukraine est donc d’avoir un dispositif militaire national et/ou
intégré dans une forme d’alliance suffisamment fort pour persuader la Russie
qu’une nouvelle offensive de sa part aboutirait à un désastre pour elle.
La première
garantie de sécurité d’un État est sa propre armée. L’armée ukrainienne est
déjà la plus importante d’Europe, et on l’a vue suffisamment forte pour tenir
tête à celle de la Russie, à défaut de pouvoir libérer les territoires occupés.
Le problème est qu’au contraire de la Russie, qui n’a que modérément mobilisé
la nation, l’Ukraine ne peut maintenir après-guerre son énorme effort et sera
obligée de réduire ses capacités militaires. Autrement dit, le rapport de
forces militaires relativement équilibré actuellement basculera forcément à
nouveau en faveur de la Russie, avec tous les risques que cela comporte pour
l’Ukraine ou d’ailleurs les autres nations du voisinage.
Il faut donc
trouver quelque chose qui puisse compenser ce futur rapport de forces
défavorable. Cela pourrait être l’arme nucléaire, comme Volodymyr Zelensky l’a
déjà évoqué. Ce n’est pas impossible techniquement, mais les risques politiques
seraient énormes. Il y a peu de chances que la communauté internationale
accepte un tel projet, et encore moins, bien sûr, la Russie qui saisirait
immédiatement cette occasion pour reprendre la guerre. Il faut trouver autre
chose.
L’« autre chose
» privilégié par Kiev est l’adhésion à l’OTAN afin de bénéficier de l’article 5
de la charte de l’Alliance atlantique, engageant ses membres à la solidarité en
cas d’agression d’un des leurs, et dans l’immédiat d’une structure militaire spécifique
de commandement, d’exercices et de plans communs, de procédures
d’interopérabilité, etc. Ce n’est pas forcément si protecteur que cela quand on
regarde de près, mais c’est déjà beaucoup mieux que les déclarations
d’intentions fumeuses du mémorandum de Budapest de 1994. L’Ukraine,
suffisamment bonne élève pour s’être engagée massivement en Irak aux côtés des
Américains de 2003 à 2008, souhaite intégrer l’OTAN depuis vingt ans. La
question a été évoquée au sommet de l'Alliance atlantique à Bucarest en 2008
pour décider de la mettre en veilleuse, ce qui a eu le don à la fois de
décevoir Kiev et d’effrayer les paranoïaques de Moscou qui ont décidé d’être
plus offensifs, en Géorgie d’abord et en Ukraine ensuite. L'Ukraine a déposé
une demande formelle d'adhésion à l'alliance le 30 septembre 2022, et le sujet
a été abordé à l’été 2023, avec un nouveau renvoi aux calendes grecques de la
part de Joe Biden. Dans l’immédiat, Trump, qui n’a probablement jamais entendu
parler des calendes grecques, veut un accord de paix et sait que l’idée d’une
adhésion à l’OTAN l’exclurait totalement. À défaut, l’Ukraine pourrait se
tourner vers l’Union européenne, qui est également en droit une alliance
militaire puisque l’article 42 du traité de l’Union impose à ses membres une
assistance plus contraignante que l’article 5 de l’Alliance atlantique. Dans
les faits, personne n'est dupe sur la valeur d’un tel engagement, mais la
perspective d’une entrée dans l’UE est à peine moins incertaine que celle d’une
adhésion à l’OTAN.
À défaut
d’alliance, l’administration Trump a proposé un lot de consolation à Volodymyr
Zelensky sous la forme du déploiement d’une force en Ukraine, sans troupes
américaines et sans bannière de l’OTAN, et surtout sans mission claire, comme
s’il s’agissait d’une fin en soi. Dans les faits, soit cette force est destinée
simplement à observer les choses en excluant toute idée de combat – comme une
force des Nations Unies sous casques bleus – soit elle est destinée à combattre
en cas d’attaque russe.
Le premier cas
n'apporterait évidemment pas plus de garantie de sécurité pour les Ukrainiens
que l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) après
les accords de Minsk. Son seul intérêt est qu’une force impuissante, oxymore,
serait acceptable pour la Russie et qu’elle permettrait à l’Ukraine de sauver
un peu la face à défaut de toute autre solution. Cela permettrait également aux
nations qui veulent montrer qu’elles font quelque chose « pour la paix » mais
sans prendre de risques, de montrer le drapeau et éventuellement, en cas de
missions des Nations Unies, de gagner de l’argent. Peu importe au passage le
volume de cette force, de 0 à 200 000, puisqu’elle ne servirait à rien, sauf
peut-être à mettre dans l’embarras la Chine si par extraordinaire elle décidait
d’y participer.
Le second cas
est évidemment beaucoup plus utile pour les Ukrainiens mais aussi, forcément,
plus problématique pour tous les autres. Concrètement, il s’agirait, a priori
pour les seules nations européennes, de déployer des unités de combat le long
de la ligne de cessez-le-feu afin de combattre aux côtés des forces
ukrainiennes en cas de nouvelle invasion.
S’il y a des
moyens disponibles et une volonté, les principaux pays européens pourraient
déployer chacun une brigade de 3 à 5 000 hommes renforcés de bataillons de plus
petites nations. Au total, si tout le monde était d’accord, on pourrait avoir
au grand maximum 40 à 50 000 soldats européens (c’était le volume des forces
européennes déployées en Afghanistan) au sein d’unités de combat solides et
bien équipées. Dans les faits, tout le monde ne sera pas d’accord à prendre des
risques, et si on parvenait à déployer un corps d’armée de 20 000 combattants
européens et canadiens, et peut-être même australiens par solidarité historique
avec le Royaume-Uni, ce serait déjà extraordinaire. C’est assez peu quand on
compare avec le volume des armées russe et ukrainienne qui s’affrontent
actuellement, mais suffisant quand même pour résister en attendant des
renforts, notamment aériens. Ces brigades serviraient en fait surtout de forces
« détonateurs », à l’instar par exemple des bataillons multinationaux déployés
dans les pays baltes. S’attaquer à elles entraînerait automatiquement les pays
européens fournisseurs dans la guerre, ce qui poserait un énorme dilemme à la
Russie. Bien entendu, l’Ukraine serait ravie d’une telle perspective, alors que
la Russie ne voudra jamais en entendre parler, continuerait le combat si on en
parlait quand même, et activerait tous ses relais d’influence pour la combattre
« au nom de la paix ». Ce n’est pas la peine d’envahir l’Ukraine pour
l’empêcher de rejoindre une alliance militaire, si des brigades de cette même
alliance – même sans bannière – viennent en Ukraine pour la défendre. Si la
Russie s’y oppose, les États-Unis s’y opposeront aussi.
Résumons : si
une force étrangère doit être déployée un jour en Ukraine, elle ne sera en rien
dissuasive face à la Russie et ne servira donc à pas grand-chose, sinon à
offrir un « lâche soulagement » à certains et peut-être prodiguer un peu d’aide
humanitaire.
Que faire alors ? Outre la continuation de l’aide à l’Ukraine et à son armée sous forme de coopération, les États qui restent encore pour aider vraiment les Ukrainiens n’ont pas d’autres solutions que de proposer une alliance de fait et à distance. Concrètement, il s’agirait d’utiliser les forces aéroterrestres présentes en Pologne et en Roumanie comme force d’action préventive en cas de crise semblable à celle de l’hiver 2021-2022. Dissuader, ce n’est pas simplement déployer des moyens, mais aussi persuader que l’on va les utiliser. Il faudra donc expliquer à tous qu’en cas de nouvelles tensions avec la Russie, comme à l’hiver 2021-2022, et sur la demande du gouvernement ukrainien, cette force serait engagée avec certitude et en quelques jours pour protéger le ciel ukrainien, renforcer les forces terrestres ukrainiennes et placer la Russie devant le fait accompli et le dilemme de l’escalade. Cela demandera quand même quelques moyens supplémentaires, si possible autonomes des Américains peu fiables, une approbation manifeste des opinions publiques, et un peu de courage politique. Pour paraphraser une réplique de La grande vadrouille, c’est là qu’est l’os, hélas !
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