Le colonel
Tracqui lui avait exposé la politique du bataillon, consistant à s’immerger
dans la population urbaine locale pour accomplir diverses missions (« les trois
blocs » : humanitaire, sécurité, combat) sur très court préavis, le tout dans
un environnement fortement médiatisé. Le « caporal stratégique », quant à lui,
désigne le fait que dans un tel contexte, l’action d’un seul soldat, même au
plus bas échelon, peut faire office d’« aile de papillon » et provoquer des
bouleversements. Et quand on parle d’action, on parle surtout d’action
négative.
Lorsque le
papillon fait des conneries
En soi, ce n’est
pas obligatoire. Beaucoup de soldats font des choses admirables, mais cela a
nettement moins d’écho. L’esprit humain est ainsi fait qu’il s’intéresse
surtout aux trains qui n’arrivent pas à l’heure. Peut-être parce qu’il est
naturellement plus sensible aux problèmes, aux risques, aux menaces. Le
bouleversement est donc le plus souvent une catastrophe.
Ce n’est pas un
concept révolutionnaire. Tout chef en opération a peur de la « connerie ». La
connerie, c’est deux marsouins qui sortent discrètement une nuit de la base et
rentrent un peu « émus » en se disant : « Tiens, et si on passait par la zone
minée pour rentrer discrètement ? » En l’occurrence, la chance les a sauvés, du
moins des mines. Notons au passage que « connerie » désigne à la fois l’acte
lui-même et l’état d’esprit qui le conçoit. Il y a des degrés dans la connerie
: depuis la bagarre dans un bar qui suscite un incident diplomatique (vécu
aussi), jusqu’à la connerie d’ampleur stratégique — disons, pour être dans
l’actualité, une connerie de « classe américaine ». Celle-ci implique presque
toujours la violence, et plus précisément, une violence injuste et/ou
disproportionnée.
Quelques années
après l’article de Krulak, l’engagement américain en Irak livrait un florilège
de cas : des paras tirant sur la foule à Falloujah en 2003, au massacre de la
place Nissour à Bagdad par Blackwater en 2007, en passant par celui d’Haditha,
sans oublier les exactions d’Abou Ghraïb. Et ce ne sont là que les cas les plus
graves et connus. Les conneries meurtrières américaines — et les conneries tout
court — ont été innombrables, surtout au début de l’engagement. Elles ont été
un puissant moteur de ressentiment et ont nourri la rébellion.
Les soldats sont
porteurs de la force. Un fantassin comme un pilote de chasseur-bombardier porte
sur lui de quoi tuer plusieurs dizaines de personnes. Il doit parfois prendre
des décisions rapides dans un environnement dangereux et rarement clair. Je cite
souvent, car il m’a marqué, ce cas où je dois décider tout de suite de la vie
ou de la mort d’un homme, à 50 mètres de moi, que je soupçonne fortement
d’avoir tiré à l’instant sur un marsouin. Je décide finalement de le laisser
vivre et de l’avertir par un tir au-dessus de lui. Rétrospectivement, j’ai eu
raison puisque la menace s’est arrêtée là. Mais j’aurais tout aussi bien pu
avoir tort, s’il avait recommencé et réussi à tuer un de nos soldats. Peut-être
que quelqu’un d’autre, placé dans les mêmes conditions, aurait privilégié la
sécurité.
En juillet 2007,
placé dans une situation similaire mais avec des moyens plus puissants, un
équipage d’hélicoptère Apache abattait froidement 18 personnes, dont de
nombreux civils. La mission était filmée et, comme pour Abou Ghraïb, la
diffusion des images amplifiait l’horreur. L’esprit est aussi très sensible à
ce qu’il voit, à l’image. Voir a des effets beaucoup plus puissants que le
simple fait de savoir. On peut savoir qu’il y a eu un millier de cas, cela
reste plus abstrait — et plus c’est grand, plus c’est abstrait — qu’une seule
image.
Ajoutons un
phénomène bien connu des réseaux sociaux : un événement a d’autant plus d’écho
qu’il conforte un sentiment ou, pire, une croyance préexistante. Par
l’orientation préalable de nos capteurs, on a plus de chances de voir ce qu’on
a envie de voir. Rappelez-vous : le négatif l’emporte sur le positif. On peut
s’indigner du comportement indigne de membres d’une institution qu’on apprécie
par ailleurs, mais l’impact et la diffusion seront plus importants dans le camp
hostile, qu’il vient conforter.
Tout cela nous
donne une équation du caporal stratégique qui se prononce comme “cirque” : C ×
I × R × C, où :
- C est la connerie initiale,
- I, l’image de la connerie,
- R, sa diffusion dans les médias et réseaux,
- et enfin le deuxième C, le contexte initial
défavorable.
On notera que ce
dernier rétroagit sur le premier. Un contexte hostile va plutôt pousser à la
connerie, soit volontairement par provocation, soit plus simplement par une
ambiance de méfiance. Quand on en vient, comme aux États-Unis, à se méfier d’un
joggeur uniquement parce qu’il est noir, la connerie n’est pas loin, et
lorsqu’elle survient, elle accentue mécaniquement la tension générale.
La meilleure
manière, apparemment, d’éviter la connerie serait de ne rien faire, mais
l’inaction peut produire aussi de nombreux effets pervers, en laissant par
exemple le contexte à l’influence ennemie. D’un autre côté, si on agit, il
surviendra statistiquement des conneries. Le tout est de faire en sorte que la
valeur du CIRC soit aussi proche que possible de zéro. Le rôle du contexte est
complexe — on y reviendra. Intéressons-nous à l’origine du problème et à son
amplification.
La mécanique
quantique de la connerie
Rappelons avant
de continuer qu’il peut exister, bien sûr, de la « grande connerie », avec un
grand C dès le départ, et des conséquences catastrophiques à
l’arrivée. On peut s’interroger sur certaines décisions politiques ou
militaires passées, mais celles-ci étaient d’emblée stratégiques et leurs
résultats également. C’est la relativité générale de la connerie.
Ce qui nous
intéresse ici, c’est plutôt la mécanique quantique. C’est l’atome invisible qui
finit par provoquer une explosion nucléaire. Or — et c’est là ce qui est
relativement nouveau — ces explosions inattendues tendent à devenir de plus en
plus fréquentes, en raison de l’existence, autour des événements, d’éléments
amplificateurs. On pourrait ainsi parler de « pangolin stratégique », de
l’impact d’un Jérôme Kerviel ou de l’importance nouvelle des actes terroristes,
mais restons sur ceux qui ont reçu une part du monopole d’emploi de la force,
et revenons au CIRC.
Le but est
d’empêcher ce CIRC d’atteindre la masse critique de l’explosion
nucléaire. A priori, il suffirait qu’un seul des paramètres soit nul. C’est
impossible — et même de plus en plus impossible. Il faut donc s’efforcer de
réduire autant que possible l’impact de chaque niveau. À la base, il y a
la qualité totale du comportement. Et comme dans toute chaîne de
production, cela passe à la fois par une conscience individuelle (surtout) et
une structure de contrôle.
J’ai cité
beaucoup d’exemples américains, mais peu d’exemples français. Il y a un facteur
statistique, bien sûr : plus il y a d’individus engagés, plus il y a de
conneries possibles. Mais en valeur relative, les soldats français sont
peut-être les plus engagés au monde. En cumulant toutes les expériences
individuelles, la compagnie d’infanterie de marine que je commandais totalisait
trois siècles d’engagement hors de métropole. Il serait difficile pour un
individu vivant trois siècles de ne pas provoquer de catastrophes… mais c’est
possible.
La guerre
d’Algérie a été un traumatisme collectif pour notre armée (et pas seulement,
bien sûr), dont nous sortons difficilement. Une des thérapies a consisté à nous
bourrer le mou — au moins celui des officiers et sous-officiers — avec
l’éthique et la déontologie du métier des armes. Ce traumatisme, et même cette
thérapie, ont pu induire longtemps une forme d’inhibition dans l’emploi de la
force (« le non-emploi raisonné de la force », « réussir sans esprit de
victoire » — choses entendues), mais cela a porté ses fruits.
Ajoutons un
élément essentiel : la professionnalisation, au sens de maîtrise des
compétences. Un général israélien me disait un jour : « Ce qu’on vous envie, ce
sont vos caporaux-chefs. Des gars qui ne pètent pas un câble et ne
défouraillent pas dès qu’on leur jette des cailloux. Nos soldats et cadres de
contact sont des appelés de 20 ans. C’est dur d’être toujours calme à cet âge.
» Il ajoutait que dans les opérations complexes, ils préféraient envoyer des
réservistes, des pères de famille qui courent moins vite mais sont plus
pondérés.
Le « calme des
vieilles troupes » est une vieille expression militaire, bien antérieure au
concept de « caporal stratégique », dont elle constitue pourtant un ingrédient
essentiel. La maturité de celui qui va au contact des événements doit être
proportionnelle à la difficulté de ce contact. Il faudra qu’on m’explique à cet
égard pourquoi des institutions comme l’Éducation nationale ou la Police font
exactement l’inverse et envoient leurs « bleus » dans les endroits les plus
difficiles, pour s’étonner ensuite de constater des problèmes. C’est d’autant
plus illogique que, dans ce dernier cas — et à raison — on considère que les
unités d’intervention doivent accueillir des gens expérimentés, parce qu’elles
ont à traiter des situations complexes.
La combinaison
de la maturité cérébrale, du cumul d’expérience et de compétences permet de
mieux gérer le stress. Plus précisément, elle permet plus facilement de
répondre « oui » à la question : « Est-ce que je peux gérer la situation ?
» La connerie dangereuse survient souvent lorsqu’on répond — souvent
inconsciemment — non à cette même question. Lorsqu’on se sent impuissant, tout
en se disant qu’il faut faire quelque chose pour se dégager de ce merdier ou
simplement pour diminuer son stress.
La question
des solutions est fondamentale. Si, dans une situation stressante
donnée (et toutes les situations violentes le sont), il n’y a que le choix
entre l’impuissance et des solutions (procédures, équipements) dangereuses ou
disproportionnées, il faut s’attendre à des problèmes.
Ce n’est pas une
science exacte. Derek Chauvin, le policier américain qui a tué George Floyd,
avait 44 ans et de nombreuses années de métier. Il contredit apparemment ma
théorie de la maturité. Oui, mais parce que celle-ci ne s’est pas accompagnée
d’un contrôle adéquat. Le contrôle est d’abord culturel. On lui a
probablement appris qu’il valait mieux être fort et s’imposer dans un contexte
dangereux que faire preuve de retenue. C’est l’équivalent des vieux exercices
militaires « hit, slash, kill », fondés sur l’idée que l’Américain était
naturellement trop gentil et qu’il fallait le rendre plus agressif, plus
guerrier.
À ce stade,
constatons surtout que malgré 17 plaintes à son égard, et une
implication très suspecte dans trois accrochages ayant fait au
total un mort et deux blessés par balles, il n’avait jamais été viré, ni
même retiré de la « zone de contact ». L’intérêt de la professionnalisation,
c’est aussi d’avoir le temps d’observer les gens et leur degré de
dangerosité. Si 70 % des militaires sont en CDD, c’est aussi pour pouvoir
écarter ceux qui présentent des risques élevés de connerie. On ne réussit pas
toujours, mais c’est plus facile que lorsqu’on doit conserver — par statut —
tous les boulets pendant très longtemps. Un soldat français n’aurait jamais pu
accumuler un tel pedigree. Il est même probable que la première — non pas
plainte mais culpabilité avérée — dans un acte grave, aurait mis fin
à sa carrière.
Le contrôle est
aussi hiérarchique. Si, dans une section d’infanterie de 39 pax, il y a un
tiers de chefs, ce n’est pas pour rien. On introduit de la responsabilité
(grand pouvoir, grande responsabilité), mais aussi du contrôle — beaucoup de
contrôle. Notons que le contrôle va dans tous les sens. S’il y a des
adjoints, c’est pour prendre des décisions collégiales dont on espère qu’elles
réduiront la probabilité de l’erreur grave.
Ce n’est pas
infaillible. L’effet peut même se retourner. Rappelons-nous : en situation de
stress et d’incertitude, dans un instant de suspension morale, le pire est
possible — pourvu qu’il soit proposé comme solution ou modèle par quelqu’un
que l’on ne peut contredire. Le massacre de My Lai, 400 civils tués en mars
1968, a été initié par un jeune lieutenant, et personne — du moins parmi ceux
sous ses ordres — ne s’y est opposé, bien au contraire. La connerie meurtrière,
l’horreur même, n’a pas pu rester confinée.
La connerie
augmentée
Ce qui n’est pas
vu existe peu. Quand le colonel Tracqui parlait de résonance médiatique au
général Krulak, il pensait alors aux journalistes, très présents dans Sarajevo
pendant le siège. À ce moment-là, un adjudant-chef avait vu deux enfants
abattus par un sniper juste à côté de lui. Malgré ses efforts, il n’avait pu en
sauver qu’un. Il déclara alors qu’il aurait la peau du sniper serbe. Cela tomba
dans l’oreille d’un journaliste, qui ne manqua pas de le rapporter. Dans
l’ambiance de l’époque, c’est la déclaration de l’adjudant-chef — contraire à
la neutralité des Casques bleus — qui choqua le plus les autorités onusiennes.
Le commandement envisagea même un temps un « vol bleu » (sanction et
retour), avant que ce processus absurde ne s’arrête.
Les journalistes
et les médias — journaux, télévision — constituaient alors pratiquement
les seuls intermédiaires entre les événements et le reste du monde.
On s’en méfiait, car bien souvent, la réalité qui finissait « au 20h » se
réduisait à quelques cubes tentant de représenter un contexte relevant plutôt
de l’expressionnisme allemand le plus sombre. On faisait avec — comme avec
l’arbitre au rugby. La plupart des journalistes n’étaient là que quelques
jours, et il leur fallait très vite un cube. On s’empressait de leur fournir :
la bonne image, la belle séquence, plutôt que de les laisser chercher
eux-mêmes.
Et puis sont
arrivées les chaînes d’information, dont l’effet principal n’a pas été de
multiplier les cubes, cercles ou figures plus petits pour donner un paysage
plus fin, mais au contraire de répéter toute la journée les mêmes gros
objets. L’élargissement n’était que répétition, donc plutôt un rétrécissement.
Est ensuite
venue la « longue traîne », ce pouvoir médiatique démocratisé qui a
explosé le monopole d’intermédiation des médias classiques. Les tout petits
cameramen et reporters se sont multipliés, parfois brillants comme de vrais
journalistes, mais souvent à l’image du comptoir de bar où ils
officiaient auparavant.
Ajoutons que ces
nouveaux pouvoirs ont créé des flux d’infos de densité et d’intensité
très variables. Une attaque terroriste en plein cœur de Paris, en janvier 2015,
va provoquer la venue des dirigeants du monde entier quelques jours plus tard,
alors que le massacre de 70 villageois nigérians par Boko Haram, trois jours
avant, restera largement ignoré. Le monde sous le lampadaire n’est pas plus
réel que celui resté dans l’ombre juste à côté.
Gérer le CIRC,
c’est gérer tous ces flux. On peut essayer de les tarir au point de départ.
Les cellules noires de la CIA faisaient (et font) sensiblement la même chose
que les crétins de gardiens chargés de « mettre en condition » les prisonniers
d’Abou Ghraïb. La différence, c’est que les premières étaient verrouillées,
tandis qu’on a donné accès à Internet aux seconds pour qu’ils ne
s’ennuient pas trop. Le résultat, en termes de dégâts d’image, est connu.
Il y a eu connerie
évidente ? D’accord. Il faut alors traiter ses effets :
- premières mesures immédiates ;
- poursuite rapide de l’enquête par un
élément insensible aux conséquences de ses résultats ;
- publication transparente de cette
enquête ;
- sanctions éventuelles ;
- et, si nécessaire, transmission du dossier à la
justice.
La connerie
est-elle due à un problème structurel ? C’est donc aussi la structure
qui doit être mise en cause, d’une manière ou d’une autre. D’abord en interne,
bien sûr — c’est le rôle du retour d’expérience, des inspections,
etc. — mais éventuellement aussi devant la Justice.
Les résultats
des enquêtes démontrent-ils une manipulation, une fausse accusation
délibérée ? L’heure devrait alors être à la contre-attaque. Il faut
peut-être dix fois plus d’effort pour réhabiliter un honneur que pour le
détruire. Rappelez-vous : le négatif l’emporte toujours sur le positif, et
seuls les courageux admettent leurs erreurs de jugement. Eh bien, faisons dix
fois plus d’effort. Il ne faut pas seulement réagir mieux, ou plus
vite, comme on le dit souvent ; il faut aussi attaquer ceux qui
attaquent, traquer les ennemis manifestes et les faire payer lorsqu’ils
mentent. Ce n’est pas seulement de la justice, c’est aussi de la dissuasion,
pour les manipulateurs en puissance.
Une stratégie
qui se contente de défendre ses places fortes finit toujours par
ressembler à une histoire de redditions. Bien sûr, cela demande des moyens
et des efforts. Mais celui qui n’a pas compris qu’Internet, les médias et les
réseaux sont devenus des terrains de manœuvre se condamne à les subir.