mercredi 23 juillet 2025

Le caporal stratégique ou peut-on confiner la connerie ?

20 décembre 2021

L’expression « caporal stratégique » a été popularisée par le général américain Charles Krulak dans son article The Strategic Corporal: Leadership in the Three Block War, paru dans Marines Magazine. Il contribuait ainsi à diffuser ces concepts dans le monde militaire. US Marines et Troupes de Marine ont quelques points communs et se rencontrent souvent ; et pour être tout à fait juste, l’idée lui avait été soufflée par le colonel Tracqui (TDM) lorsque Krulak était venu visiter le bataillon n° 4 à Sarajevo, pendant le siège.

Le colonel Tracqui lui avait exposé la politique du bataillon, consistant à s’immerger dans la population urbaine locale pour accomplir diverses missions (« les trois blocs » : humanitaire, sécurité, combat) sur très court préavis, le tout dans un environnement fortement médiatisé. Le « caporal stratégique », quant à lui, désigne le fait que dans un tel contexte, l’action d’un seul soldat, même au plus bas échelon, peut faire office d’« aile de papillon » et provoquer des bouleversements. Et quand on parle d’action, on parle surtout d’action négative.

Lorsque le papillon fait des conneries

En soi, ce n’est pas obligatoire. Beaucoup de soldats font des choses admirables, mais cela a nettement moins d’écho. L’esprit humain est ainsi fait qu’il s’intéresse surtout aux trains qui n’arrivent pas à l’heure. Peut-être parce qu’il est naturellement plus sensible aux problèmes, aux risques, aux menaces. Le bouleversement est donc le plus souvent une catastrophe.

Ce n’est pas un concept révolutionnaire. Tout chef en opération a peur de la « connerie ». La connerie, c’est deux marsouins qui sortent discrètement une nuit de la base et rentrent un peu « émus » en se disant : « Tiens, et si on passait par la zone minée pour rentrer discrètement ? » En l’occurrence, la chance les a sauvés, du moins des mines. Notons au passage que « connerie » désigne à la fois l’acte lui-même et l’état d’esprit qui le conçoit. Il y a des degrés dans la connerie : depuis la bagarre dans un bar qui suscite un incident diplomatique (vécu aussi), jusqu’à la connerie d’ampleur stratégique — disons, pour être dans l’actualité, une connerie de « classe américaine ». Celle-ci implique presque toujours la violence, et plus précisément, une violence injuste et/ou disproportionnée.

Quelques années après l’article de Krulak, l’engagement américain en Irak livrait un florilège de cas : des paras tirant sur la foule à Falloujah en 2003, au massacre de la place Nissour à Bagdad par Blackwater en 2007, en passant par celui d’Haditha, sans oublier les exactions d’Abou Ghraïb. Et ce ne sont là que les cas les plus graves et connus. Les conneries meurtrières américaines — et les conneries tout court — ont été innombrables, surtout au début de l’engagement. Elles ont été un puissant moteur de ressentiment et ont nourri la rébellion.

Les soldats sont porteurs de la force. Un fantassin comme un pilote de chasseur-bombardier porte sur lui de quoi tuer plusieurs dizaines de personnes. Il doit parfois prendre des décisions rapides dans un environnement dangereux et rarement clair. Je cite souvent, car il m’a marqué, ce cas où je dois décider tout de suite de la vie ou de la mort d’un homme, à 50 mètres de moi, que je soupçonne fortement d’avoir tiré à l’instant sur un marsouin. Je décide finalement de le laisser vivre et de l’avertir par un tir au-dessus de lui. Rétrospectivement, j’ai eu raison puisque la menace s’est arrêtée là. Mais j’aurais tout aussi bien pu avoir tort, s’il avait recommencé et réussi à tuer un de nos soldats. Peut-être que quelqu’un d’autre, placé dans les mêmes conditions, aurait privilégié la sécurité.

En juillet 2007, placé dans une situation similaire mais avec des moyens plus puissants, un équipage d’hélicoptère Apache abattait froidement 18 personnes, dont de nombreux civils. La mission était filmée et, comme pour Abou Ghraïb, la diffusion des images amplifiait l’horreur. L’esprit est aussi très sensible à ce qu’il voit, à l’image. Voir a des effets beaucoup plus puissants que le simple fait de savoir. On peut savoir qu’il y a eu un millier de cas, cela reste plus abstrait — et plus c’est grand, plus c’est abstrait — qu’une seule image.

Ajoutons un phénomène bien connu des réseaux sociaux : un événement a d’autant plus d’écho qu’il conforte un sentiment ou, pire, une croyance préexistante. Par l’orientation préalable de nos capteurs, on a plus de chances de voir ce qu’on a envie de voir. Rappelez-vous : le négatif l’emporte sur le positif. On peut s’indigner du comportement indigne de membres d’une institution qu’on apprécie par ailleurs, mais l’impact et la diffusion seront plus importants dans le camp hostile, qu’il vient conforter.

Tout cela nous donne une équation du caporal stratégique qui se prononce comme “cirque” : C × I × R × C, où :

  • C est la connerie initiale,
  • I, l’image de la connerie,
  • R, sa diffusion dans les médias et réseaux,
  • et enfin le deuxième C, le contexte initial défavorable.

On notera que ce dernier rétroagit sur le premier. Un contexte hostile va plutôt pousser à la connerie, soit volontairement par provocation, soit plus simplement par une ambiance de méfiance. Quand on en vient, comme aux États-Unis, à se méfier d’un joggeur uniquement parce qu’il est noir, la connerie n’est pas loin, et lorsqu’elle survient, elle accentue mécaniquement la tension générale.

La meilleure manière, apparemment, d’éviter la connerie serait de ne rien faire, mais l’inaction peut produire aussi de nombreux effets pervers, en laissant par exemple le contexte à l’influence ennemie. D’un autre côté, si on agit, il surviendra statistiquement des conneries. Le tout est de faire en sorte que la valeur du CIRC soit aussi proche que possible de zéro. Le rôle du contexte est complexe — on y reviendra. Intéressons-nous à l’origine du problème et à son amplification.

La mécanique quantique de la connerie

Rappelons avant de continuer qu’il peut exister, bien sûr, de la « grande connerie », avec un grand C dès le départ, et des conséquences catastrophiques à l’arrivée. On peut s’interroger sur certaines décisions politiques ou militaires passées, mais celles-ci étaient d’emblée stratégiques et leurs résultats également. C’est la relativité générale de la connerie.

Ce qui nous intéresse ici, c’est plutôt la mécanique quantique. C’est l’atome invisible qui finit par provoquer une explosion nucléaire. Or — et c’est là ce qui est relativement nouveau — ces explosions inattendues tendent à devenir de plus en plus fréquentes, en raison de l’existence, autour des événements, d’éléments amplificateurs. On pourrait ainsi parler de « pangolin stratégique », de l’impact d’un Jérôme Kerviel ou de l’importance nouvelle des actes terroristes, mais restons sur ceux qui ont reçu une part du monopole d’emploi de la force, et revenons au CIRC.

Le but est d’empêcher ce CIRC d’atteindre la masse critique de l’explosion nucléaire. A priori, il suffirait qu’un seul des paramètres soit nul. C’est impossible — et même de plus en plus impossible. Il faut donc s’efforcer de réduire autant que possible l’impact de chaque niveau. À la base, il y a la qualité totale du comportement. Et comme dans toute chaîne de production, cela passe à la fois par une conscience individuelle (surtout) et une structure de contrôle.

J’ai cité beaucoup d’exemples américains, mais peu d’exemples français. Il y a un facteur statistique, bien sûr : plus il y a d’individus engagés, plus il y a de conneries possibles. Mais en valeur relative, les soldats français sont peut-être les plus engagés au monde. En cumulant toutes les expériences individuelles, la compagnie d’infanterie de marine que je commandais totalisait trois siècles d’engagement hors de métropole. Il serait difficile pour un individu vivant trois siècles de ne pas provoquer de catastrophes… mais c’est possible.

La guerre d’Algérie a été un traumatisme collectif pour notre armée (et pas seulement, bien sûr), dont nous sortons difficilement. Une des thérapies a consisté à nous bourrer le mou — au moins celui des officiers et sous-officiers — avec l’éthique et la déontologie du métier des armes. Ce traumatisme, et même cette thérapie, ont pu induire longtemps une forme d’inhibition dans l’emploi de la force (« le non-emploi raisonné de la force », « réussir sans esprit de victoire » — choses entendues), mais cela a porté ses fruits.

Ajoutons un élément essentiel : la professionnalisation, au sens de maîtrise des compétences. Un général israélien me disait un jour : « Ce qu’on vous envie, ce sont vos caporaux-chefs. Des gars qui ne pètent pas un câble et ne défouraillent pas dès qu’on leur jette des cailloux. Nos soldats et cadres de contact sont des appelés de 20 ans. C’est dur d’être toujours calme à cet âge. » Il ajoutait que dans les opérations complexes, ils préféraient envoyer des réservistes, des pères de famille qui courent moins vite mais sont plus pondérés.

Le « calme des vieilles troupes » est une vieille expression militaire, bien antérieure au concept de « caporal stratégique », dont elle constitue pourtant un ingrédient essentiel. La maturité de celui qui va au contact des événements doit être proportionnelle à la difficulté de ce contact. Il faudra qu’on m’explique à cet égard pourquoi des institutions comme l’Éducation nationale ou la Police font exactement l’inverse et envoient leurs « bleus » dans les endroits les plus difficiles, pour s’étonner ensuite de constater des problèmes. C’est d’autant plus illogique que, dans ce dernier cas — et à raison — on considère que les unités d’intervention doivent accueillir des gens expérimentés, parce qu’elles ont à traiter des situations complexes.

La combinaison de la maturité cérébrale, du cumul d’expérience et de compétences permet de mieux gérer le stress. Plus précisément, elle permet plus facilement de répondre « oui » à la question : « Est-ce que je peux gérer la situation ? » La connerie dangereuse survient souvent lorsqu’on répond — souvent inconsciemment — non à cette même question. Lorsqu’on se sent impuissant, tout en se disant qu’il faut faire quelque chose pour se dégager de ce merdier ou simplement pour diminuer son stress.

La question des solutions est fondamentale. Si, dans une situation stressante donnée (et toutes les situations violentes le sont), il n’y a que le choix entre l’impuissance et des solutions (procédures, équipements) dangereuses ou disproportionnées, il faut s’attendre à des problèmes.

Ce n’est pas une science exacte. Derek Chauvin, le policier américain qui a tué George Floyd, avait 44 ans et de nombreuses années de métier. Il contredit apparemment ma théorie de la maturité. Oui, mais parce que celle-ci ne s’est pas accompagnée d’un contrôle adéquat. Le contrôle est d’abord culturel. On lui a probablement appris qu’il valait mieux être fort et s’imposer dans un contexte dangereux que faire preuve de retenue. C’est l’équivalent des vieux exercices militaires « hit, slash, kill », fondés sur l’idée que l’Américain était naturellement trop gentil et qu’il fallait le rendre plus agressif, plus guerrier.

À ce stade, constatons surtout que malgré 17 plaintes à son égard, et une implication très suspecte dans trois accrochages ayant fait au total un mort et deux blessés par balles, il n’avait jamais été viré, ni même retiré de la « zone de contact ». L’intérêt de la professionnalisation, c’est aussi d’avoir le temps d’observer les gens et leur degré de dangerosité. Si 70 % des militaires sont en CDD, c’est aussi pour pouvoir écarter ceux qui présentent des risques élevés de connerie. On ne réussit pas toujours, mais c’est plus facile que lorsqu’on doit conserver — par statut — tous les boulets pendant très longtemps. Un soldat français n’aurait jamais pu accumuler un tel pedigree. Il est même probable que la première — non pas plainte mais culpabilité avérée — dans un acte grave, aurait mis fin à sa carrière.

Le contrôle est aussi hiérarchique. Si, dans une section d’infanterie de 39 pax, il y a un tiers de chefs, ce n’est pas pour rien. On introduit de la responsabilité (grand pouvoir, grande responsabilité), mais aussi du contrôle — beaucoup de contrôle. Notons que le contrôle va dans tous les sens. S’il y a des adjoints, c’est pour prendre des décisions collégiales dont on espère qu’elles réduiront la probabilité de l’erreur grave.

Ce n’est pas infaillible. L’effet peut même se retourner. Rappelons-nous : en situation de stress et d’incertitude, dans un instant de suspension morale, le pire est possible — pourvu qu’il soit proposé comme solution ou modèle par quelqu’un que l’on ne peut contredire. Le massacre de My Lai, 400 civils tués en mars 1968, a été initié par un jeune lieutenant, et personne — du moins parmi ceux sous ses ordres — ne s’y est opposé, bien au contraire. La connerie meurtrière, l’horreur même, n’a pas pu rester confinée.

La connerie augmentée

Ce qui n’est pas vu existe peu. Quand le colonel Tracqui parlait de résonance médiatique au général Krulak, il pensait alors aux journalistes, très présents dans Sarajevo pendant le siège. À ce moment-là, un adjudant-chef avait vu deux enfants abattus par un sniper juste à côté de lui. Malgré ses efforts, il n’avait pu en sauver qu’un. Il déclara alors qu’il aurait la peau du sniper serbe. Cela tomba dans l’oreille d’un journaliste, qui ne manqua pas de le rapporter. Dans l’ambiance de l’époque, c’est la déclaration de l’adjudant-chef — contraire à la neutralité des Casques bleus — qui choqua le plus les autorités onusiennes. Le commandement envisagea même un temps un « vol bleu » (sanction et retour), avant que ce processus absurde ne s’arrête.

Les journalistes et les médias — journaux, télévision — constituaient alors pratiquement les seuls intermédiaires entre les événements et le reste du monde. On s’en méfiait, car bien souvent, la réalité qui finissait « au 20h » se réduisait à quelques cubes tentant de représenter un contexte relevant plutôt de l’expressionnisme allemand le plus sombre. On faisait avec — comme avec l’arbitre au rugby. La plupart des journalistes n’étaient là que quelques jours, et il leur fallait très vite un cube. On s’empressait de leur fournir : la bonne image, la belle séquence, plutôt que de les laisser chercher eux-mêmes.

Et puis sont arrivées les chaînes d’information, dont l’effet principal n’a pas été de multiplier les cubes, cercles ou figures plus petits pour donner un paysage plus fin, mais au contraire de répéter toute la journée les mêmes gros objets. L’élargissement n’était que répétition, donc plutôt un rétrécissement.

Est ensuite venue la « longue traîne », ce pouvoir médiatique démocratisé qui a explosé le monopole d’intermédiation des médias classiques. Les tout petits cameramen et reporters se sont multipliés, parfois brillants comme de vrais journalistes, mais souvent à l’image du comptoir de bar où ils officiaient auparavant.

Ajoutons que ces nouveaux pouvoirs ont créé des flux d’infos de densité et d’intensité très variables. Une attaque terroriste en plein cœur de Paris, en janvier 2015, va provoquer la venue des dirigeants du monde entier quelques jours plus tard, alors que le massacre de 70 villageois nigérians par Boko Haram, trois jours avant, restera largement ignoré. Le monde sous le lampadaire n’est pas plus réel que celui resté dans l’ombre juste à côté.

Gérer le CIRC, c’est gérer tous ces flux. On peut essayer de les tarir au point de départ. Les cellules noires de la CIA faisaient (et font) sensiblement la même chose que les crétins de gardiens chargés de « mettre en condition » les prisonniers d’Abou Ghraïb. La différence, c’est que les premières étaient verrouillées, tandis qu’on a donné accès à Internet aux seconds pour qu’ils ne s’ennuient pas trop. Le résultat, en termes de dégâts d’image, est connu.

Il y a eu connerie évidente ? D’accord. Il faut alors traiter ses effets :

  • premières mesures immédiates ;
  • poursuite rapide de l’enquête par un élément insensible aux conséquences de ses résultats ;
  • publication transparente de cette enquête ;
  • sanctions éventuelles ;
  • et, si nécessaire, transmission du dossier à la justice.

La connerie est-elle due à un problème structurel ? C’est donc aussi la structure qui doit être mise en cause, d’une manière ou d’une autre. D’abord en interne, bien sûr — c’est le rôle du retour d’expérience, des inspections, etc. — mais éventuellement aussi devant la Justice.

Les résultats des enquêtes démontrent-ils une manipulation, une fausse accusation délibérée ? L’heure devrait alors être à la contre-attaque. Il faut peut-être dix fois plus d’effort pour réhabiliter un honneur que pour le détruire. Rappelez-vous : le négatif l’emporte toujours sur le positif, et seuls les courageux admettent leurs erreurs de jugement. Eh bien, faisons dix fois plus d’effort. Il ne faut pas seulement réagir mieux, ou plus vite, comme on le dit souvent ; il faut aussi attaquer ceux qui attaquent, traquer les ennemis manifestes et les faire payer lorsqu’ils mentent. Ce n’est pas seulement de la justice, c’est aussi de la dissuasion, pour les manipulateurs en puissance.

Une stratégie qui se contente de défendre ses places fortes finit toujours par ressembler à une histoire de redditions. Bien sûr, cela demande des moyens et des efforts. Mais celui qui n’a pas compris qu’Internet, les médias et les réseaux sont devenus des terrains de manœuvre se condamne à les subir.