J’étais, comme tout le monde, impressionné par l’imagination et l’audace de cette armée, et c’était bien, outre les effets matériels bien réels contre l’armée égyptienne, un des buts de cette campagne de coups d’éclat. L'extraordinaire sert parfois à cacher l'ordinaire. En pleine Guerre d’usure, ces coups d’éclat étaient en effet un moyen de compenser psychologiquement une difficulté réelle à obtenir des résultats décisifs contre l’Égypte. Ils offraient au public israélien des victoires médiatisables dans un conflit qui n’était qu’une multitude de petits coups : frappes d’artillerie et petites attaques d’un côté, frappes aériennes de l’autre, donnant l’impression que la balance penchait du côté d’Israël. Élément important : tous ces coups d’éclat, spectaculaires mais non décisifs, ont précédé et accompagné une vaste campagne aérienne sur le Nil, censée imposer sa volonté à Nasser, mais qui a finalement échoué.
La
guerre d’usure en cours entre Israël et le Hezbollah depuis le 8 octobre 2023
présente de nombreuses analogies avec la guerre d’usure de 1969-1970, la
frontière libanaise remplaçant le canal de Suez, avec un niveau de violence
pour l’instant encore très inférieur. D’un côté, le Hezbollah utilise ses
roquettes à courte portée et ses missiles antichars comme artillerie – 7 560
projectiles lancés à ce jour – afin de harceler les positions de l’armée
israélienne et de menacer la vie des habitants du nord d’Israël pour les
obliger à fuir. Comme les autres groupes armés de la « ceinture de feu » autour
d’Israël, le Hezbollah fait acte de solidarité avec le Hamas et répond aux
attaques israéliennes qui, elles-mêmes, répondent aux attaques du Hezbollah,
mais l’organisation, tout comme l’Iran d’ailleurs, ne veut clairement pas
franchir de sa propre initiative le seuil de la guerre ouverte et à grande
échelle.
À
cet effet, et contrairement à l’armée égyptienne en 1969, le Hezbollah n’a pas
engagé son infanterie légère ni ses commandos à l’assaut de la frontière, ni
utilisé son arsenal de frappes à longue portée. Il ne veut pas non plus
provoquer trop de pertes civiles afin de ne pas donner un prétexte à une
offensive israélienne. On est sans doute passé près après la frappe sur le
village druze de Majdal Shams le 27 juillet dernier, qui a provoqué la mort de
12 enfants, un résultat que le Hezbollah ne souhaitait pas, et une riposte
israélienne douloureuse pour le Hezbollah, avec un ciblage précis au cœur de
Beyrouth et la mort de Fouad Chokr, un très haut responsable de l’organisation.
Le lendemain, 31 juillet, c’était au tour d’Ismaël Haniyeh, numéro 1 du Hamas,
d’être tué, un coup d’éclat encore plus spectaculaire puisqu’il s’est déroulé
au cœur de Téhéran. Depuis, l’Iran et le Hezbollah ne cessent d’agiter le
spectre de la vengeance, mais ne font rien d’important.
De
son côté, comme en 1969, Israël utilise sa force aérienne pour mener des
actions de « contre-batterie » et frapper les cibles d’opportunité qui se
présentent. Jusqu’à hier, cette « guerre sous la guerre » a provoqué la mort de
50 Israéliens, en grande majorité des soldats, et le départ de 68 500 civils du
nord d’Israël (chiffres de l’Institute for National Security Studies, Israël),
tandis que 450 membres du Hezbollah et leurs alliés ont été tués, ainsi que 137
civils, et 113 000 Libanais ont été chassés de chez eux.
Hier, les Israéliens, unité 8-200 du renseignement militaire ou, plus probablement, le Mossad, ont prolongé la campagne de coups d’éclat initiée à Téhéran avec une opération inédite : le sabotage simultané de peut-être 4 000 bipeurs, Apollo AR-924 pour être précis, importés de Taïwan afin de constituer le réseau de communications des cadres du Hezbollah. On ignore encore comment les Israéliens, qui n’ont pas revendiqué l’attaque, ont procédé dans ce scénario digne d’un thriller ou d’un film d’espionnage. Les deux hypothèses évoquées donnent le vertige. D’un côté, on pense à un logiciel malveillant (malware) ayant provoqué, après un signal à distance, la surchauffe simultanée de tous les appareils et l’explosion de leur batterie au lithium. Cela signifierait, au bout du compte, que tous les objets électroniques fonctionnant avec ce type de batterie, c’est-à-dire à peu près tous, sont vulnérables à une intrusion. De l’autre, on imagine la manipulation de toute la cargaison destinée au Hezbollah, avec l’introduction d’un petit patch d’explosif stable, et donc non pas le PETN (tétranitrate de pentaérythritol) évoqué par Sky News Arabia, et un flamware provoquant son explosion à partir d’un code. En soi, ce n’est pas très compliqué, et il y a déjà de nombreux exemples de téléphones piégés de la sorte, mais pas à l’échelle de plusieurs milliers d’objets. Il est probable que les Israéliens ont eu le contrôle de toute la cargaison de bipeurs et autres à un moment donné de la chaîne d'approvisionnement, peut-être même dès l'origine via le contrôle d'une entreprise hongroise.
Dans tous les cas, la sophistication de l’attaque est assez bluffante, mais ce qui est
important, c’est qu’elle ait réussi, puisque plusieurs milliers de cadres du Hezbollah et ceux qui étaient à proximité de l'explosion ont été blessés, parfois très
gravement par les éclats, et même tués pour certains d’entre eux, onze au total dont deux enfants.
Première
conséquence : les services de renseignement et clandestins redorent leur blason
par une opération magistrale qui fait oublier leur échec indéniable du 7
octobre 2023, une attaque horrible dans ses effets, mais parfaitement organisée
par le Hamas. Admiratifs, on tend aussi à oublier toutes les facettes sombres
de l’opération Épées de fer, tout comme les raids commandos sur le canal
de Suez faisaient oublier que la guerre ne se passait pas très bien.
Seconde conséquence, très concrète cette fois : une partie de la structure de commandement du Hezbollah se trouve paralysée, matériellement avec la disparition de son réseau paradoxalement censé être protégé par sa rusticité, mais surtout humainement. L’organisation se retrouve donc provisoirement en situation de vulnérabilité. On peut donc déjà se demander s’il s’agit d’un coup israélien isolé, profitant d’une opportunité, ou s’il s’agit d’une salve de neutralisation préalable au « changement radical à la frontière nord » annoncé par Benjamin Netanyahu il y a quelques jours.
Dans l’immédiat, tout en pansant ses plaies, le Hezbollah va très certainement lancer une enquête interne de sécurité pour comprendre ce qui a pu se passer et y remédier, ce qui pourrait se traduire par la recherche de traîtres et une purge, doublant ainsi les effets de l’attaque. Surtout, Hassan Nasrallah se retrouve une nouvelle fois devant un triple choix compliqué : céder aux exigences israéliennes en arrêtant toute attaque et même en retirant ses troupes du sud du Litani ; franchir le seuil de la guerre ouverte en lançant son arsenal à longue portée et en attaquant la frontière avec son infanterie ; ou continuer la petite guerre. L'humiliation du premier choix et la folie du second poussent forcément, depuis le début, Hassan Nasrallah à préférer prendre des coups sans trop broncher, mais sans rien céder.
Le gouvernement israélien considère de son côté avoir pratiquement terminé l’opération à Gaza, puisque le Hamas a été détruit tactiquement et que le territoire est désormais verrouillé et cloisonné par deux corridors. Les 98e et 36e divisions sont prêtes à être engagées au nord, ainsi que la totalité des forces aériennes et navales. Tout est prêt pour attaquer au Liban.
Lui aussi est confronté à un choix difficile : soit tout arrêter pour proposer un retour à la situation de paix méfiante d'avant le 7 octobre 2023, soit franchir le seuil de la guerre ouverte pour détruire autant que possible la menace du Hezbollah, soit continuer comme cela. La différence avec le Hezbollah est que tout pousse plutôt à choisir la première ou la dernière solution, mais pas à continuer ainsi. Bien que l'engagement à Gaza n'ait suscité aucune contestation, sinon sur la manière dont il a été conduit, une nouvelle guerre est jugée par beaucoup comme une aventure dangereuse, tandis que la libération des otages de Gaza devrait être la nouvelle priorité. D'un autre côté, la pression des émigrants du nord est très forte pour mettre fin à cette situation, et Benjamin Netanyahu a visiblement envie de continuer à jouer la carte de la tempête sous prétexte qu'il est capitaine à bord. Il bénéficiera de l'appui d'une bonne partie du complexe politico-militaire qui considère qu'il faut saisir l'occasion pour en finir avec la capacité offensive du Hezbollah après avoir détruit celle du Hamas.
Le brillant de l’« opération Bipeurs » masque peut-être un embarras israélien et le souhait de faire sortir le Hezbollah de la ligne du milieu afin soit de clamer victoire, soit de proclamer une nouvelle guerre défensive. Constatant que les spectaculaires coups d'éclat de 1969 n'avaient finalement rien changé à l'attitude égyptienne et refusant évidemment de céder, les Israéliens s’étaient alors lancés dans une campagne de bombardement du Caire. Quelques mois plus tard, ils affrontaient les Soviétiques.