La Tribune, 06 nov. 2023 |
Raids et corridors
À
Gaza, on a échangé la guerre par pulsions de quelques jours à quelques semaines
— 2006, 2008, 2008-2009, 2012, 2014, 2021 — par une guerre en continu dont on
ne voit pas la fin. Il n’est d’ailleurs pas exclu que celle-ci ne soit d’ailleurs
pas du tout envisagée.
Après
l’ampleur et l’horreur de l’attaque du 7 octobre 2023, il était difficile
pour Israël, quel que soit le gouvernement, de ne pas vouloir et annoncer la destruction
de l’organisation qui avait perpétré cela. Or, s’il y a bien quelque chose que
l’on a appris de toutes les guerres que l’on mène depuis des dizaines d’années
contre des organisations armées est bien qu’on ne peut y parvenir par le seul ciblage
à distance. Cela peut suffire pour contenir un ennemi, mais pas pour le
détruire. Pour cela, il faut l’étouffer, c’est-à-dire conquérir et contrôler le
terrain dans lequel il vit. C’est beaucoup plus risqué pour ses troupes que de larguer des bombes à distance et très délicat lorsqu’il faut évoluer et
combattre au sein d’un espace urbain densément peuplé, mais il n’y pas d’autre
solution. Cette conquête-occupation est par ailleurs une greffe qui a toutes
les chances d’être rejetée si elle s’effectue brutalement et si elle n’est pas
perçue localement comme un minimum légitime. C’est fondamentalement et après
des années d’erreurs, le modèle de la pacification de Bagdad en 2007-2008
contre l’État islamique en Irak et l’armée du Mahdi dans un espace trois fois
plus vaste et peuplé que Gaza.
Considérant
leur position stratégique et leur expérience comme unique, les militaires
israéliens ne regardent pas beaucoup les guerres étrangères. Par ailleurs, ils
ne veulent plus occuper complètement des espaces hostiles après les expériences
passées difficiles et considèrent qu’ils n’ont plus les moyens de le faire. La
population de Gaza a cru de moitié depuis le retrait israélien de 2005 pour
atteindre 2,1 millions d’habitants alors que les forces terrestres de
Tsahal ne cessaient au contraire de diminuer. Sur le papier, celles-ci
représentent encore 526 000 soldats
d’active (dont seulement 26 000 professionnels)
et surtout de réserve, mais la guerre en cours a montré que Tsahal pouvait
difficilement engager au combat plus de vingt brigades de contact (blindée,
infanterie, parachutiste ou commando) en même temps, soit les neuf brigades
d’active et onze brigades de réserve ou formées à partir des écoles militaires.
Les brigades d’active sont par principe permanentes mais les autres peuvent
difficilement être engagées plus de deux mois consécutifs. Ces brigades sont
par ailleurs assez légères, avec trois ou plus rarement quatre groupements
tactiques interarmes (GTIA) d’environ 500 hommes. C’est donc entre 30 000 et 40 000 hommes
que les Israéliens peuvent réellement engager au contact de l’ennemi en même
temps. C’est moins que tous les adversaires réunis à Gaza.
Pour
reprendre l’exemple évoqué de Bagdad en 2007-2008, les Américains avaient alors
déployé 35 000 hommes
dans la capitale irakienne (et on rappellera qu’ils ont eu 600 morts dans
cette expérience d’un an). La différence était cependant que les Américains
n’étaient pas seuls puisqu’ils pouvaient compter sur l’aide de 50 000 soldats
et policiers irakiens, ce qui donnait un peu plus de légitimité à leur action
et permettait une relève, mais aussi 20 000 mercenaires locaux, dont
d’anciens ennemis, intégrés à leurs unités. Les Israéliens, eux, sont seuls et
ils ont d’autres adversaires potentiels que le Hamas à Gaza. Ils ne veulent
donc pas engluer à Gaza toutes leurs forces déployables, très supérieures en
volume à, par exemple, celles de la France mais quand même limitées par rapport
aux enjeux. Ils ont donc adopté une stratégie de très longue haleine, visant
d’abord à éliminer le maximum de membres du Hamas et des organisations alliées
(Jihad islamique, FPLP, etc.) par des frappes aériennes massives, puis par de
grands raids de bouclage et destruction méthodique, à Gaza-Ville, Khan Yunes et
à Rafah depuis le mois de mai 2024.
Les
Israéliens ont également solidifié la barrière frontalière avec notamment un accroissement
du glacis à son abord et surtout ils ont mis en place un corridor fortifié
coupant en deux le long de la route 719 le territoire de Gaza aux deux tiers
nord. Les fortins de ce corridor de Netzarim sont actuellement tenus par la 99e division
et trois brigades de réserve, en relève régulière. La 162e division,
d’active s’est de son côté emparée d’une bande de deux kilomètres le long de la
frontière entre Gaza et l’Égypte. Les Égyptiens aidés des Américains ont
proposé la mise en place d’une solide barrière de blocage et de surveillance
souterraine et de surface le long de la frontière, mais l’arrivée de la 143e division
de réserve dans la zone semble indiquer que les Israéliens préfèrent y installer
un nouveau Netzarim.
Outre
la 162e division poursuivant la sécurisation — un euphémisme
pour éviter de dire « nettoyage » — de Rafah, la
98e division, l’autre division d’active, mène des raids de
brigades limités dans le temps à l’intérieur des poches nord et sud entre les
corridors afin de casser toute reconstitution de forces ennemies. Les frappes
aériennes se poursuivent également contre toute cible considérée de grande
valeur, comme le 13 juillet dernier lorsque huit bombes d’une tonne sont
larguées dans le camp de réfugiés d’al-Mawasi afin de tuer Rafe Salama le chef
de la brigade de Khan Yunes et surtout Mohammed Deif, le chef des brigades
al-Qassam, l’armée du Hamas. Au prix d’un nouveau massacre épouvantable, le
bombardement a tué Salama et sans doute Deif.
Condamnés au chaos
Quel
est le bilan stratégique de tous ces efforts ? Avec désormais 16 000 combattants
ennemis revendiqués comme tués et autant de blessés graves ou prisonniers, le
gouvernement israélien peut estimer avoir presque « détruit
tactiquement » le Hamas et
ses alliés. Ceux-ci ne peuvent plus mener d’offensives en Israël au sol comme
dans le ciel, hormis parfois avec quelques roquettes peu dangereuses. La
sécurité est donc rétablie dans le sud du pays et sans doute pour longtemps. Une
fois le nettoyage de Rafah terminé, il sera possible grâce à la barrière et
aux corridors de quadriller le territoire à la manière de la Cisjordanie et de
frapper sans trop de risques et de pertes israéliennes toute nouvelle
concentration de forces ennemie qui se présenterait.
On
compte 326 soldats israéliens tués à ce jour dont 1/5e du fait
de tirs fratricides, une proportion très importante qui témoigne à la fois
d’une débauche de feu et d’un manque de contrôle interne. C’est relativement
peu au regard de l’ampleur des combats, mais avec également près de 400 blessés
graves et 1600 blessés légers, cela peut commencer à faire beaucoup
lorsque cela se concentre sur quelques brigades. La seule 84e
brigade Givati, la plus touchée, a perdu 50 morts. En utilisant au
maximum la puissance de feu aérienne, l’artillerie ou le direct à distance
(canons de chars et canons-mitrailleurs) et en protégeant au maximum les
soldats avec du blindage lourd, les risques sont effectivement contenus. Plus
de 40 combattants ennemis beaucoup moins protégés et moins équipés d’armes
à distance tombent pour un seul soldat israélien. Ce soldat israélien tombe désormais
tous les quatre jours et non plus toutes les sept heures au plus fort des combats
de décembre 2023.
Pour
autant on est loin de l’objectif initial annoncé de destruction du Hamas et de
libération de tous ses otages. Le Hamas et ses principaux leaders, sauf
peut-être Deif, sont toujours là dix mois après le début de la guerre et continuent
de combattre même très affaiblis, ce qui peut déjà être considéré pour eux et
ceux qui les observent comme une victoire. S’il ne peut pour l’instant plus
attaquer sérieusement le territoire israélien, le Hamas peut toujours harceler
les corridors et les forces israéliennes qui pénétreraient à nouveau dans Gaza.
Ce sont des combats désormais de faible ampleur mais des combats quand même, ce
qui suffit à leur propagande. Avec l’attaque-surprise du 7 octobre — en
omettant ou niant même les horreurs sur les civils — la poursuite des combats
jusqu’à aujourd’hui et la libération de 260 prisonniers en échange
d’otages, la popularité du Hamas est au plus haut chez les Palestiniens, y
compris à Gaza où elle était descendue très bas, et cette popularité au
détriment de l’Autorité palestinienne ou du Fatah était sans doute le but
principal recherché.
Le
Hamas détient par ailleurs toujours 116 otages, et l’action militaire
israélienne, sans être négligeable, a eu beaucoup moins d’effets pour libérer
les 105 autres que les concessions accordées au Hamas. Le Hamas et ses
alliés contrôlent encore la majorité du territoire et de la population de Gaza
et compensent en partie leurs pertes en recrutant dans le vivier de tous ceux
qui veulent se venger des Israéliens. Dans ces conditions, le Hamas se sent
suffisamment fort pour ne négocier qu’un cessez-le-feu permanent, autrement dit
la fin de la guerre et donc la victoire. Comme il n’en est évidemment pas
question et que le gouvernement israélien n’a rien à faire du reste du monde, la
guerre continue et continuera sans doute longtemps, au désespoir de la
population.
Dans
un article récent (ici) qui a fait grand bruit, plusieurs auteurs de The
Lancet décrivent une situation humanitaire terrible où ils reprennent les
estimations de décès du ministère de la santé palestinien (37 396 au moment de
l’article, presque 39 000 aujourd’hui)
et celles évidemment extrêmement incertaines de 10 000 disparus
dans les décombres. En soustrayant les morts de combattants et les morts
naturelles (5 000 en moyenne
en dix mois de temps de paix), il y a un consensus parmi les non-militants pour
estimer les pertes civiles directes de cette guerre à une fourchette macabre de
20 à 30 000 morts
et le triple ou quadruple de blessés plus ou moins graves, soignés dans des
conditions difficiles. Pour le site AirWars, qui ne s’intéresse qu’aux effets
des frappes aériennes, celles-ci ont constitué d’assez loin le plus grand
pourvoyeur de victimes civiles et bien sûr de dégâts avec un tiers des
bâtiments du territoire sévèrement endommagés, en particulier dans les
terribles mois d’octobre à décembre 2023. Les auteurs de The Lancet
insistent en fait surtout sur la crise humanitaire et sanitaire en cours et qui
pourrait sur les années à venir provoquer encore plus de morts. De manière très
empirique puisque ce n’est pas une étude, ils alertent en expliquant qu’au
total 186 000 personnes
(en multipliant simplement par 4 les chiffres actuels) pourraient avoir péri toutes
causes confondues du fait du conflit dans les années à venir.
Voici donc le destin promis pour l’instant aux gens de Gaza, les « sacrifiés nécessaires » selon Yahya Sinwar, complices des auteurs du pogrom du 7 octobre ou au moins gêneurs pour le gouvernement israélien, condamnés à vivre dans un univers à la « New York 1997 » les frappes aériennes en plus, ballotés au gré des combats, sans possibilité de fuir du territoire, sans écoles et travail, vivants de l’aide humanitaire qu’on laissera bien entrer, et laissés sous la coupe de clans et de groupes armés comme le Hamas car il n’est pas question pour Israël de l’administrer ou de laisser l’Autorité palestinienne ou quiconque d’autre le faire. Le mal est donc contenu dans Gaza mais au prix d’un siège éternel, d’une vie épouvantable pour ses habitants et d’un État de guerre permanent pour les Israéliens. Comme cela ne satisfait pas encore à certains, il est très fortement question de faire la même chose au Liban.
".. la popularité du Hamas est au plus haut chez les Palestiniens, y compris à Gaza " Faudrait aller en parler dans les cmps de réfugiés, demander aux mères de familles, aux parents...ce qu'ils en pensent du hamas, ils en ont ras le bol mais si ils le manifestent ils sont persécutés, faut être aveugle pour ne pas le voir, l'entendre.
RépondreSupprimerBien sûr, le Hamas était déjà détesté par une bonne partie de la population de Gaza avant la guerre, il l'est encore plus depuis. Mais il faudrait en parler dans dans les camps de réfugiés, demander aux mères de familles, aux parents...ce qu'ils pensent des Israéliens. faut être aveugle pour ne pas le voir, l'entendre.
SupprimerN'est-ce pas une victoire de plus pour la stratégie arabe du chaos, par la création du peiple palestinien (dont personne aujourd'hui ne nie l'existence), stratégie constante depuis 1948? Refus d'intégrer les réfugiés palestiniens aux populations locales (sauf en Jordanie), et refus de créer un État palestinien dans les territoires occupés ou libérés (les offres israéliennes à Arafat et à Abbas ont été repoussées). Enfin, refus des États arabes de gérer les territoires palestiniens: la Jordanie a abandonné la Cisjordanie, et aujourd'hui, si l'Égypte prenait en charge Gaza, le problème serait résolu. Depuis 1948, les populations palestinennes sont utilisées par les dirigerants arabes et par les leaders palestiniens comme une bombe à retardement.
RépondreSupprimerSoit. Mais alors, Israël ne doit rien faire? Imaginons que le Luxembourg, aux mains d'un Hamas (!), attaque régulièrement l'Est de la France: nous ne bougerions pas? Pour moi, le Hamas doit être combattu. Quant au Liban, à quoi sert la Finul?
RépondreSupprimerEchec et mat sur hamas et hez libanais..
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