Publié le 22 mai 2021
Savez-vous quel est le mois où les soldats français
se sont le plus violemment battus depuis la fin de la guerre d’Algérie ?
C’est le mois de mai 1978, plus exactement de la dernière semaine d’avril
jusqu’au 31 mai 1978. Pendant cette quarantaine de jours, la France a conduit deux grands raids aériens et gagné quatre combats au sol dans
trois pays.
Mai 1978, ce sont d’abord les deux derniers raids de
la 11e escadre de chasse lors de l’opération Lamantin en
Mauritanie. Lamantin a été lancée en décembre 1977 à la
demande du gouvernement mauritanien après plusieurs raids motorisés du Front
Polisario venant d’Algérie pour attaquer le train évacuant le minerai de fer de
Zouerate vers le port de Nouadhibou.
Les forces du Polisario sont déjà organisées en colonnes
de 200 à 300 combattants armés sur le modèle KRS, Kalachnikov AK-47 ou
dérivées, lance roquettes RPG-7, missiles sol-air SA-7, portées par
une cinquantaine de pick-up armés. Un modèle de forces toujours en vigueur
aujourd’hui dans les guérillas de la région. En décembre 1977, le Polisario
vient également de tuer des ressortissants et de prendre des otages français.
Le président Giscard d’Estaing, jusque-là plutôt hésitant et peu
interventionniste, accepte alors la demande mauritanienne. C’est le début de ce
que l’amiral Labouérie va appeler « le temps de la foudroyance »,
cette courte période de 1977 à 1979 pendant laquelle on multiplie les
interventions audacieuses.
La force Lamantin est, hors la
Force aérienne stratégique porteuse de l’arme nucléaire, la première force de
frappe aérienne à longue distance de la France. La surveillance puis le
guidage vers les objectifs est assurée en l’air par un Breguet-Atlantic de la
Marine nationale et au sol près de la frontière algérienne par une « compagnie
saharienne »
de ce que l’on n’appelle pas encore les Forces spéciales (FS). La frappe est
assurée par une dizaine de nouveaux avions d’attaque Jaguar A envoyée à Dakar,
à 1 500 km
de la zone d’action, et aux ravitailleurs en vol KC-135, une première. La
conduite des opérations s’effectue dans un poste de commandement aérien dans un
avion de transport C-160 Transall dès que l’ennemi est décelé. Les Jaguar
atteignent l’objectif après deux heures de vol.
Le point faible du dispositif est la lourdeur
de la chaîne de décision d’ouverture du feu qui remonte jusqu’à l’Élysée.
Cette procédure, d’autant plus inutile qu’en l’absence de satellites de
télécommunications les communications sont lentes, fera échouer au moins
un raid de tout en mettant en danger les pilotes français. Il arrivera même un
jour, au Tchad, où cette centralisation inutile causera la mort d’un pilote.
Dans tous les autres cas, les Jaguar brisent trois raids du Polisario en
décembre 1977 et deux en mai 1978, détruisant entre un tiers et la moitié de la
colonne à chaque fois.
Lamantin n’est pas encore
terminée que survient une nouvelle crise, dans la province du
Katanga, ou Shaba, au sud du Zaïre. L’ennemi cette fois et Front national
de libération du Congo (FNLC) basé en Angola. Le FNLC lance une grande
offensive en mai 1978 avec une force d’environ 3 000 « Tigres
katangais ».
La troupe s’empare de Kolwezi, une ville de 100 000 habitants, dont
3 000 Européens,
et point clé du Shaba au cœur des exploitations minières. Les exactions contre
la population et notamment les Européens commencent aussitôt. Ce qui n’était
qu’une crise intérieure devient alors une affaire internationale. La France et
la Belgique décident d’une intervention, mais ne parviennent pas à se mettre
d’accord sur la manière de faire. Les Français prônent la prise d’assaut de la
ville et la destruction de la force du FNLC alors que les Belges penchent pour
une simple évacuation des ressortissants.
Le 17 mai, les légionnaires du 2e Régiment
étranger parachutiste (REP) et quelques dragons-parachutistes sont
transportés de la base de Solenzara en Corse jusqu’à Kinshasa. C’est
l’opération Bonite. Le 19 et le 20 mai 1978, ils sont
largués directement sur Kolwezi. L’unité est réduite, à peine
700 hommes, très légèrement équipée et ne dispose d’aucun appui extérieur.
Elle fait face à une fraction de la brigade du FNLC qui dispose de la
supériorité numérique, de quelques blindés légers et d’un armement individuel
supérieur à celui des légionnaires. Le 2e REP gagne pourtant la
bataille en écrasant l’ennemi et en le chassant de la ville. Le FNLC se replie
en Angola. Les légionnaires ont perdu 5 soldats tués et 25 blessés.
L’ennemi a perdu au total 274 combattants tués et 165 prisonniers,
très largement du fait des Français, l’action des forces zaïroises puis belges
arrivées sur les lieux ayant été très limitées.
Entre temps, la guerre a repris au Tchad où la 2e armée du Front de libération nationale (Frolinat) de Goukouni Oueddei, aidé par la Libye, vient d’écraser les forces de l’Armée nationale tchadienne (ANT) dans le nord du pays. Les forces du Frolinat sont organisées comme celles du Polisario et elles peuvent lancer des opérations puissantes et à longue distance. Goukouni Oueddei lance une offensive vers N’Djamena. Le gouvernement tchadien, qui avait réclamé le départ des forces françaises quelque temps auparavant demande maintenant leur retour urgent. La France accepte.
L’opération Tacaud est lancée en mars mais très progressivement, car cela coïncide avec les élections législatives en France. La nouveauté tactique est la mise en place des premiers groupements tactiques interarmes (GTIA) modernes, c’est-à-dire des bataillons, d’environ 400 hommes à l’époque, formés d’unités de régiments différents. La formule générale est de disposer d’un, parfois deux, escadron(s) sur automitrailleuses légères (AML) de 60 ou de 90 mm, du Régiment d’Infanterie Chars de Marine (RICM) ou du 1er Régiment étranger de cavalerie (REC), d’une compagnie d’infanterie portée sur camions venant du 3e puis du 2e Régiment d’infanterie de marine (RIMa) ou du Groupement opérationnel de Légion étrangère, et d’une batterie de canons de 105 mm ou de mortiers de 120 mm du 11e Régiment d’artillerie de marine (RAMa) ou du 35e Régiment d’artillerie parachutiste (RAP).
Quatre GTIA seront formés pour Tacaud,
travaillant en coordination étroite avec l’Aviation légère de l’armée de Terre
qui déploie au total une vingtaine d’hélicoptères et une escadre aérienne mixte
de transport et de chasse qui se met en place fin avril 1978 avec notamment dix Jaguar. L’ensemble
représentera au maximum 2 300 soldats français.
On en est pas encore là lorsque le premier GTIA
formé est engagé le 16 avril à Salal, un point clé au nord de Mossouro. Il
n'y alors qu'un escadron du RICM et une section de mortiers en pointe
d'un détachement de l'ANT. Quelques semaines avant le combat de Kolwezi,
on s’aperçoit que les rebelles sont nombreux et surtout mieux équipés que les Français. Les
hommes du Nord tchadien sont aussi des combattants courageux. Les appuis
aériens sont gênés par la météo et surtout l’armement antiaérien de l’ennemi.
Un Skyraider de l’armée tchadienne, piloté par un Français,
est abattu par un missile portable SA-7. Après trois jours de combat, le
GTIA franco-tchadien est replié. Le RICM a perdu deux morts et dix blessés.
L'attaque est relancée le 25 avril avec un GTIA français complet avec en
particulier un escadron du REC et une compagnie du 3e RIMa. Le Frolinat est
chassé de Salal avec de lourdes pertes. Un marsouin du 3e RIMa est tombé dans
les combats.
Des renforts sont engagés, jusqu’à pouvoir former
trois GTIA supplémentaires. Des fusils d’assaut SIG 542 ont été achetés en
urgence en Suisse pour remplacer les fusils et pistolets mitrailleurs français
face aux AK-47 Kalashnikov. Les GTIA français doivent s’emparer des villes du
centre du pays afin de casser l'offensive du Frolinat et de protéger le « Tchad utile ».
Un premier accrochage intervient le 12 mai à
Louga au sud-est de N’Djamena. Les rebelles sont mis en déroute facilement par
les Français. L’engagement le plus sérieux survient une semaine plus tard à Ati
en plein Centre-Sud du Tchad. Le 19 mai, le GTIA français donne l’assaut, une
compagnie du 3e RIMa en tête, à une position très solidement
défendue. Les combats sont très violents, mais la combinaison de la qualité des
troupes au sol et de l’appui aérien des Jaguar ou des hélicoptères armés permet
de chasser l’ennemi. Les combats reprennent le lendemain et le Frolinat est
définitivement chassé. Une centaine de rebelles et trois soldats français,
deux marsouins et un légionnaire du REC, ont été tués et cinq autres
blessés.
Le 31 mai, une force rebelle de 500 combattants accompagnés de conseillers libyens est repérée à Djedda 50 km au nord d’Ati. Le GTIA manœuvre comme à Ati et détruit la bande rebelle en deux jours. On compte à nouveau plus de 80 morts rebelles. Un Jaguar en revanche a été abattu par la défense antiaérienne, mais le pilote est sauvé. Les combats au sol sont terminés, mais la force aérienne française continue un temps de frapper les dépôts et les bases du Frolinat.
Au total, dans ce grand mois de combat il y a 45 ans, douze soldats français ont été tués pour au moins 500 combattants ennemis. Le Polisario a libéré les otages français et a stoppé ses raids. Il va négocier la paix avec la Mauritanie dans les mois qui suivent. Les habitants de Kolwezi et notamment les nombreux Français ont été sauvés et les Tigres katangais chassés du territoire. Le Frolinat a été stoppé au Tchad.
Tous ces résultats ont été obtenus, non par une
supériorité de matériels sauf dans le cas des raids aériens, quoique les Jaguar
doivent toujours faire face à des tirs de mitrailleuses et de missiles. Deux
avions sont ainsi abattus lors de Tacaud. Cela n’a pas été non plus une
question de nombre, toujours à l’avantage de l’adversaire, ni même de courage,
un paramètre indispensable mais partagé entre les deux camps. La vraie
différence s’est trouvée dans la somme de compétences techniques et tactiques
individuelles et collectives accumulées par les Français et la qualité de leur
structure de commandement, notamment à l’échelon des sous-officiers.
Mais les guerres se gagnent d’abord dans les choix
stratégiques, la France gagne alors parce qu’on ose au niveau politique. Ce
mois de mai 1978 marque cependant le sommet de l’audace française. Après il y
encore un combat très violent au Tchad, lorsque le GTIA en place à Abéché, armé
par le 3e RIMa, le RICM et le 11e RAMa,
doit faire face le 5 mars 1979 à un bataillon léger motorisé et bien équipé de
800 combattants du Conseil démocratique révolutionnaire (CDR), nouvel
allié de la Libye. Au bout d’une journée de combat, le bataillon du CDR est
entièrement détruit, avec peut-être plus de 300 combattants tués, une
quarantaine de véhicules détruits et une grande partie de son équipement lourd
détruit ou capturé. Les Français comptent deux marsouins tués, au RIMa et au
RICM. C’est le dernier engagement direct au combat d’une unité terrestre
française avant 1991.
Comme Superman face à la kryptonite, les forces
armées françaises en Afrique sont invincibles sauf face à deux éléments qui
effraient l’échelon politique à Paris. Le premier est la sempiternelle
accusation de néo-colonialisme dès qu’un soldat français combat en Afrique, que
cette accusation soit locale (après que la situation ait été sauvée par les
soldats français, rarement avant), régionale ou en France même. Le second est
la peur des pertes humaines, françaises au moins, et la croyance que cela
trouble l’opinion publique. Ces deux kryptonites ont commencé à agir dès le
début des interventions françaises, mais elles prennent une ampleur croissante
à la fin des années 1970. Les opérations extérieures françaises sont alors
très critiquées par l’opposition de gauche comme autant d’ingérences
militaristes et néocoloniales. François Mitterrand parle du président Giscard
d’Estaing comme d’un « pompier pyromane » ajoutant du désordre à l’Afrique
par les interventions militaires.
Giscard d’Estaing bascule. L’opération Tacaud se termine en mission d’interposition, donc mal, et il accepte même la formation d’un bataillon français sous Casque bleu au sein de l’éternelle Force intérimaire des Nations-Unies au Liban. On y meurt tout autant, deux soldats du 3e RPIMa y sont tués également dans le même mois de mai 1978 et treize autres blessés dans une embuscade organisée par les Palestiniens, mais ce n'est plus la guerre et ce ne sont que les premiers d'une longue série de morts dans des missions stériles. En mai 1981, L’ancien « pompier pyromane » laisse la place à un « pompier qui craint le feu ». Le temps des opérations audacieuses est bien terminé pour longtemps.