L’univers
du roman Dune de Frank Herbert est d’une grande richesse,
mélangeant dans un ensemble baroque, mais très cohérent des éléments de
sociétés humaines passées et des éléments de pure imagination. La guerre s’y
exerce de manière particulière, mais elle reste la guerre avec sa grammaire
propre.
Comment
détruire une Grande Maison
Le
système politique de Dune en 10 191 AG (après la
Guilde) est issu d’une grande convention qui régit les rapports entre la
Maison impériale, les grands féodaux réunis dans l’assemblée du Landsraad et la
Guilde des navigateurs qui dispose du monopole du vol spatial. S’y ajoutent
d’autres acteurs à peine évoqués dans le premier livre, comme le Combinat des
honnêtes ober marchands (CHOM) qui gère en commun les échanges économiques
interplanétaires, le Bene Tleilax maître de la génétique ou les planètes industrielles
Ix et Richèse. Il y a surtout l’ordre politico-mystique féminin du Bene
Gesserit. Dans cet ensemble complexe, seules les Maisons féodales disposent du
monopole de l’emploi de la force afin de régler leurs différends. Les autres
acteurs n’en ont pas besoin pour assurer leur protection et leurs desseins
politiques. S’il faut faire une analogie, l’univers de Dune est assez
proche du système de relations des grands États européens du moyen-âge central
ou du Japon des époques Kamakura-Morumashi, le CHOM faisant grossièrement
office de pouvoir économique bourgeois et le Bene Gesserit d’Église catholique
ou d’école bouddhiste.
La
guerre, entre Maisons donc, est régulée par plusieurs facteurs politiques,
culturels et matériels. Le premier est la fragmentation des pouvoirs et le
souci de maintenir un équilibre entre eux. Si l’Empereur dispose d’un prestige
et d’une autorité certaine, personne ne souhaite le voir devenir hégémonique,
comme d’ailleurs sans doute n’importe quel autre acteur. C’est pourtant
apparemment le projet de Shaddam IV qui trouve devant lui le duc Léto
Atréides, champion et modèle de la noblesse conservatrice. Abattre les Atréides
permettrait de changer significativement le rapport de forces en sa faveur et
d’imposer plus facilement un pouvoir absolu. Une attaque directe trop puissante
de l’Empereur contre une Maison susciterait cependant une forte réaction de
l’ensemble de la noblesse. Aussi l’Empereur envisage-t-il une opération par
procuration en faisant appel aux Harkonnens. Les Harkonnens constituent la
famille impure de l’univers de Dune, considérée par tous comme de lâches
et brutaux parvenus anoblis par l’argent et non le mérite. Leur monde, Giedi
Prime, est une version nazie de la Stahlstadt des Cinq
Cents Millions de la Bégum de Jules Verne et une préfiguration de
l’Apokolips dans l’œuvre dessinée de Jack Kirby publiée quelques années seulement
après Dune. Les Harkonnens sont cependant riches, surtout après reçu le
droit de récolter l’épice d’Arrakis pendant 80 ans, sans aucun respect des
conventions féodales, et surtout ils détestent les Atréides, leur parfait
inverse.
Ce
sont donc des alliés idéaux pour l’Empereur. Retenons ce point :
l’Empereur veut détruire les équilibres féodaux immémoriaux et progresser vers
un régime absolutiste en s’appuyant sur la haine d’une Maison contre une autre,
à la manière des Armagnacs et des Bourguignons au début du XVe siècle
en France. Un pouvoir absolu va effectivement survenir par la faute de
Shaddam IV mais pas du tout celui qui était prévu.
Derrière
les freins politiques et culturels, il y a de nombreux facteurs matériels qui
compliquent les choses. Si Dune est l’Europe médiévale, il
faut imaginer les fiefs séparés par des mers que contrôlerait une compagnie
maritime unique et neutre. Par simplification, les fiefs ou les sièges des
sociétés diverses sont des planètes entières qui pour communiquer entre elles
et donc se combattre sont obligées de passer par la Guilde des navigateurs. Pas
de batailles spatiales donc dans Dune mais des raids chez les
planètes ennemies, et beaucoup plus rarement des grandes batailles rangées. Là,
encore on est largement sur un art de la guerre très médiéval.
Premier
problème : c’est très coûteux. Les puissances de Dune sont comme
celles de l’Europe médiévale toujours à la recherche de financements ou de
remboursements pour leurs campagnes militaires. Le second problème, lié au
premier, est comme pendant la guerre de Cent Ans, que l’on ne peut projeter via
la Guilde que des armées réduites, quelques centaines de milliers de
combattants au maximum, alors que l’on parle de guerres entre mondes entiers.
Toutes les Maisons connaissant sensiblement les mêmes problèmes de financement,
les forces en présence sont plutôt équilibrées. Les troupes qui débarquent
doivent également faire face aux grands champs de force Holtzman, que l’on peut
comparer aux murailles des châteaux forts, qui protègent les villes et les
grandes bases. La défense l’emporte dès lors nettement sur l’attaque. On peut
imaginer de grandes opérations de siège, mais qui dit siège dit longue durée
avec toutes les conséquences logistiques que cela peut impliquer et puis il y a
les atomiques.
Le
dernier facteur est en effet qu’il faut imaginer toutes ces Grandes Maisons
médiévales dotées d’armes nucléaires. L’emploi de celles-ci est prohibé par la
Convention, mais, contrairement aux machines pensantes, pas leur possession.
Les Grandes Maisons disposent donc depuis des millénaires d’un stock d’« atomiques »
mystérieusement entretenu. Il y a un grand tabou sur l’emploi en premier de ce
type d’armes et la famille qui s’y risquerait provoquerait sa mise au ban par
toutes les autres. Aussi l’emploi des atomiques n’est-il réellement
envisageable qu’en second ou, plus probablement, comme ultima ratio avant
la possibilité d’une destruction totale, les fameux « intérêts vitaux » proclamés sans
plus de précision par la doctrine française. Point particulier, dans Dune frapper
une planète ennemie ne peut se faire en quelques minutes comme actuellement
entre les puissances nucléaires à l’aide de missiles balistiques. Encore une
fois, il faut en passer par un transport spatial et donc la complicité peu
évidente de la Guilde, sauf si elle-même se trouve en danger mortel. Il faudra
donc probablement les employer sur son propre sol et les seuls objectifs ne
peuvent être que les forces ennemies. Notons que si ces forces d’invasion n’ont
pas amené d’armes atomiques avec elles, elles ne pourront pas riposter de cette
façon.
La
guerre est donc à la fois probable entre toutes ces puissances à l’éthos très
guerrier mais également difficile à organiser. Bien souvent, il s’agira plus de
confrontation, ou de « guerre des
assassins », utilisant
tous les moyens de pression — sabotages économiques, corruption, pression
diplomatique, raids sur les stocks d’épice, assassinats, etc. — que de guerre
ouverte et de grandes batailles. Et si cette guerre ouverte survient, elle
n’aura probablement pas le temps de s’achever par la destruction de
l’adversaire, du fait des rétroactions des environnements stratégiques à
plusieurs puissances rivales. Une famille qui engage toutes ses forces pour en
vaincre une autre se trouve à la limite de la banqueroute et surtout se rend
elle-même vulnérable à une attaque tierce.
La
seule solution est donc de foudroyer l’adversaire par une attaque suffisamment
rapide et massive pour obtenir un résultat décisif avant que des décisions
contraires, l’emploi d’armes atomiques ou l’intervention d’autres acteurs,
puissent survenir. C’était le scénario d’engagement dans la « marge d’erreur » de la
dissuasion que décrivait le général britannique Hackett en 1979 dans La
troisième guerre mondiale en imaginant l’invasion de la République
fédérale allemande par les Soviétiques en deux jours. C’est évidemment le
choix qui est fait par le baron Vladimir Harkonnens et l’Empereur
Shaddam IV. L’attaque sera menée par les Harkonnens mais appuyée par des
légions de Sardaukars, les soldats d’élite de l’Empereur camouflés pour
l’occasion en Harkonnens, afin d’obtenir un rapport de forces écrasant. Elle
sera grandement facilitée par l’action d’une « cinquième colonne » à l’intérieur
du camp ennemie qui en sapera les défenses. Un cheval de Troie, mais cette fois
opposé aux Atréides, descendants du roi Agamemnon vainqueur de Troie.
L’offensive
pourrait se dérouler sur Caladan, le fief-planète des Atréides, mais l’Empereur
préfère déplacer les Atréides sur la planète Arrakis qui leur est confiée en
fief à la suite des Harkonnens. Les déracinés y seront croît-on plus faibles et
les Harkonnens auront eu le temps préparer le terrain. Une stratégie à court
terme qui va s’avérer désastreuse à long terme. Arrakis est une planète très
particulière, qui recèle en son sol, le produit, l’épice, indispensable au
fonctionnement de toute la civilisation ne serait-ce qu’en autorisant seule le
voyage spatial, mais aussi la plus puissante armée de l’univers connu :
les Fremen. L’alliance envisagée des Atréides avec les Fremen rend l’attaque
d’autant plus urgente. Tout pousserait à ce qu’Arrakis soit maintenue dans la
plus grande stabilité au profit de tous, les plans de Shaddam IV et de
Vladimir Harkonnens vont y introduire un cocktail explosif d’autant plus
dangereux que la politique du Bene Gesserit a aussi fait en sorte d’y
introduire, plus ou moins volontairement, un individu détonateur.
Achille
et Holtzman
Au
niveau tactique, il y a des engins de tout type dans Dune comme
les ornithoptère à ailes battantes, mais peu de machines de combat, la faute en
grande partie à l’existence des boucliers de champs de force Holtzman
invulnérables à tous les projectiles sauf les plus lents. Inutile donc de leur
envoyer des balles ou des obus, même si ou pourrait imaginer que le souffle des
explosions puisse avoir quelques effets. Il est possible d’y utiliser des armes
à faisceaux laser, une arme d’avenir évidente à l’époque où écrit Herbert. Le
problème est que la rencontre entre un faisceau laser et un bouclier produit
des effets indésirables pour le tireur, pouvant aller jusqu’à une petite
explosion atomique d’une kilotonne. Cela pourrait donner naissance à des
tactiques suicide, un combattant forcé à la manière Harkonnen ou un volontaire
venant tirer au laser contre les grands boucliers protecteurs jusqu’à
l’explosion, mais cela paraît très aléatoire. Les lasers sont donc peu
utilisés, leur emploi très surveillé et les véhicules servent surtout au
transport d’une troupe qui est presque entièrement composée de fantassins.
Les
champs de force Holtzman, apparemment peu coûteux et faciles d’emploi, sont
très courants. Leur principale faiblesse est de pouvoir être percés par des
armes blanches utilisées avec lenteur ou éventuellement des objets particuliers
comme les chercheurs-tueurs ou les projectiles à faible vitesse des pistolets
maula. La haute technologie impose donc paradoxalement de revenir à des formes
ancestrales d’affrontement. Herbert exclut les tactiques collectives de type
phalange, qui devraient pourtant être possibles, au profit d’un combat purement
homérique fait d’une collection d’affrontements individuels ou en petites
équipes. Le combat dans Dune oblige à l’excellence
individuelle obtenue par un mélange de courage et de maîtrise de l’escrime.
L’acquisition de cette excellence demande du temps et impose une
professionnalisation de fait ainsi que la constitution d’une aristocratie
guerrière. Cette aristocratie développe ensuite une culture spécifique qui lui
assure le monopole de la violence, ce qui explique peut-être en retour le refus
de toute tactique de masse, mais la rend également vulnérable à l’apparition de
cette même masse sur le champ de bataille. Les civils-amateurs sont exclus
culturellement d’un champ de bataille où ils n’ont aucune chance de survie,
mais aussi largement des guerres elles-mêmes.
Dans
l’Illiade, il y a les héros, qui ont un nom, et les guerriers anonymes qui
servent de faire valoir aux premiers. Dans l’esprit de l’époque où Frank
Herbert écrit, ces héros sont en fait des surhommes ayant pu accéder à des capacités
supérieures à la normale grâce à un entrainement intensif dans des écoles spécialisées,
mentats, sœurs du Bene Gesserit, école d’escrime du Ginaz, ou simplement l’éducation
dans une famille noble. Cet entrainement exigeant est soutenu par des substances
stimulantes comme l’épice, le jus de Sapho ou l’Eau de Vie, qui permettant d’accéder
à des perceptions extra-sensorielles, sans l’usage de machines. Une Grande Maison
dispose de nobles très éduqués et formés, d’un mentat, « ordinateur humain »
remplaçant tout un état-major, et de champions-escrimeurs comme Duncan Idaho,
Gurney Halleck ou Hasimir Fenring. Face à des duellistes de très haut niveau
les soldats ordinaires, comme ceux des Harkonnens, ne sont que des chairs à
épée. Duncan Idaho peut ainsi se vanter d’en avoir tué plus de 300 pour le
compte du Duc Léto.
Ces
héros sont cependant rares et s’ils sont flamboyants ils ne font guère la
différence au sein de batailles qui sont des agrégations de milliers de
microcombats. Pour faire la différence dans les batailles, Frank Herbert
introduit donc une catégorie intermédiaire qui associe le nombre et la
qualité : les combattants d’élite, comme les Sardaukars, les Fremen et les
Atréides. Les Fremen ont les plus rudes, les Atréides sont d’excellents
techniciens et les Sardaukars associent les deux caractéristiques dans des
proportions moindres. Chacun de ces hommes est capable de vaincre plusieurs
soldats ordinaires du Landsraad et leur présence décide du sort des batailles.
C’est tout l’intérêt de la présence des Sardaukars dans la force d’attaque
déployée par Vladimir Harkonnen contre les Atréides, avec cette crainte
toutefois que ces quelques brigades puissent être utilisées par l’Empereur
contre le baron. L’intérêt de ces combattants d’élite, évident au niveau
tactique, est encore plus flagrant au niveau opératif lorsqu’on considère le
coût de projection interplanétaire d’un seul homme.
Au
passage, Frank Herbert insiste beaucoup sur l’importance des milieux extrêmes
comme le désert d’Arrakis ou l’oppression de la planète prison Salusa Secundus,
pour développer des qualités guerrières. Il pense certainement aux bédouins
arabes du VIIe siècle ou de la révolte arabe de 1916 contre les
Ottomans (le film Lawrence d’Arabie est sorti trois ans
avant Dune) qui constituent son modèle pour les Fremen. Cette
théorie, qu’il reprend dans Dosadi, est très discutable, les
milieux physiques extrêmes sécrétant surtout des sociétés adaptées… à leur
milieu, mais souvent figées, voire piégées. Les Inuits ou les Indiens
d’Amazonie n’ont par exemple jamais constitué d’armées de conquérants. En
creux, cette théorie suppose aussi que les sociétés riches et agréables sont
amollissantes et que leurs armées sont faibles. L’Histoire montre que les
choses sont nettement plus complexes. La création d’une force militaire est
d’abord un phénomène social. Les Atréides échappent à cette théorie sans que l’on
sache trop comment leur excellence de masse a été atteinte.
Les
Fremen constituent un cas particulier dans l’univers militaire de Dune
puisqu’ils sont à la fois parfaitement adaptés à leur milieu, très durs au
combat et nombreux. Ils introduisent ainsi la masse à une échelle inconnue dans
l’équation. L’attaque Harkonnen, considérée comme considérable, a mobilisé
10 légions soit quelques centaines de milliers d’hommes, là où le mentat
Thufir Hawat s’attendait à un raid d’au maximum quelques dizaines de milliers,
ce qui semblait constituer la norme des batailles. Tous ces chiffres paraissent
par ailleurs assez faibles dès lors qu’il s’agit de contrôler une planète
entière, mais il est vrai que les populations ne semblent pas considérables non
plus. Avec une population de culture guerrière de dix millions de Fremen, on
passe à un potentiel de deux à trois millions de combattants adultes. Cela
change évidemment la donne comme l’arrivée des piquiers suisses dans la
deuxième moitié du XVe siècle ou la levée en masse révolutionnaire
de 1792 ont changé le visage de la guerre menée jusque-là en Europe avec de
petites armées professionnelles. On peut penser aussi aux contingents
professionnels occidentaux face aux 10 millions de Pashtounes en âge de
porter les armes en Afghanistan ou au Pakistan. L’attitude et l’allégeance des
Fremen constituent donc une donnée essentielle de la géopolitique de l’Empire.
COIN
sur Arrakis
L’offensive
Harkonnens-Sardaukars est un modèle d’offensive éclair. Tout lui réussit, avec
il faut bien le dire un peu de chance. La double action décisive du docteur
Yueh, la levée du bouclier défensif et la neutralisation du duc Léto,
facilitent évidemment considérablement les choses alors que sa réussite n’était
pas si évidente. Si Yueh avait échoué, l’opération aurait sans doute réussi au
regard du rapport de forces mais aurait connu des évolutions plus compliquées.
Cet « effet majeur » atteint, le
destin de l’attaque qui bénéficie d’une énorme supériorité numérique et de la
surprise ne fait plus aucun doute. Les Atréides sont submergés. Pour autant, il
y a comme dans tous les plans complexes quelques grains de sable : Dame
Jessica et Paul Atréides parviennent à s’enfuir dans le désert à la suite d’une
erreur grossière de Vladimir Harkonnen. Ils retrouveront ensuite les quelques Atréides
qui auront survécu, comme Gurney Halleck, mais aussi, atout essentiel et raté
incroyable des Harkonnens, les atomiques de famille. Ce n’est pas tout.
Hormis
les cas, très rares, d’extermination de l’ennemi, une victoire militaire ne
devient victoire politique que s’il y a acceptation de la défaite par celui qui
a perdu le duel des armes. Dans le schéma trinitaire clausewitzien, c’est le
pouvoir politique qui constate la défaite et accepte la paix, le peuple ne
pouvant que suivre les décisions de son gouvernement. Si l’action militaire ne
se contente pas de vaincre l’armée adverse, mais a également pour effet de
détruire le pouvoir politique, on se prive d’un interlocuteur et on prend le
risque d’en voir apparaître un ou plusieurs autres qui vont continuer la guerre
d’une autre manière. Les Américains ne sont pas les Harkonnens (mais la Maison
impériale peut-être) et Paul Muad’Dib n’est ni Oussama Ben Laden, le mollah
Omar ou Saddam Hussein, mais la situation sur Arrakis en 10 191 après la
prise d’Arrakeen présente quelques similitudes avec celle de l’Afghanistan en
2001 et surtout de l’Irak en 2003, mais un Irak qui serait le seul producteur
au monde de pétrole.
La
guerre ne se termine pas en effet avec la mort du duc Léto, elle se transforme
simplement. Les survivants Atréides se joignent à la guérilla endémique des
Fremen contre les Harkonnens, qu’ils détestent, pour constituer une forme très
efficace de « combat couplé » entre une
puissance extérieure et des combattants locaux. Les Fremen apportent le nombre,
leurs qualités de combattants et leur parfaite adaptation au milieu désertique ; les Atréides
apportent les atomiques de famille, une « assistance militaire technique » pour la
formation tactique et surtout un leader charismatique fruit des
manipulations du Bene Gesserit, mélange de Lawrence d’Arabie, de Prophète
Mahomet et de Mahdi soudanais. Ce n’est plus une réaction d’anticorps à une
présence étrangère hostile, mais un véritable jihad.
Face
à cette opposition qui se développe progressivement, se pose systématiquement
le problème du diagnostic initial avec presque toujours la tentation de le
minimiser et de le modeler en fonction de ses besoins. Pour le gouvernement
français de 1954, les attentats de la Toussaint rouge en Algérie sont le fait
de bandits et pour le commandement américain de 2003, les attaques de guérilla
qui apparaissent dans le triangle sunnite irakien en mai-juin sont les derniers
feux du régime déchu et de son leader en fuite. Cette appréciation initiale
conditionne une réponse dont il est difficile par la suite de s’affranchir.
S’écartant de la politique traditionnelle de pure exploitation économique de la
planète Arrakis, et peu gênés par des considérations humanitaires qui
n’existent, au mieux, que dans le cadre des signataires de la Grande
Convention, les Harkonnens et les Impériaux qui reprennent le contrôle
d’Arrakis voient les Fremen comme une nuisance dont ils sous-estiment par
ailleurs l’importance et qu’il faut éliminer par l’extermination.
Tactiquement,
on se trouve là encore dans le cas classique d’une force de technologie
supérieure face à une guérilla protégée par son adaptation à un milieu
particulier et protecteur (jungle, montagne, population locale des rizières ou
des cités de l’Euphrate en Irak). Ce milieu est d’autant plus favorable que
l’emploi des boucliers Holtzman y est très délicat car ils ont la particularité
d’énerver les vers des sables, ce qui n’est jamais une bonne idée. Les Fremen
pratiquent donc une escrime normale, là où leurs adversaires sont habitués à
une escrime de champ de force très différente. Ils sont par ailleurs beaucoup
plus nombreux que leurs adversaires, à l’inverse de tous les abaques de
contre-guérilla. L’armée de Rabban la bête même aidée des Sardaukars n’a tout
simplement pas les effectifs suffisants pour faire face à une guérilla d’un tel
volume, d’autant plus que grâce à la maîtrise du « transport par
vers » la mobilité
opérative des Fremen est équivalente à celle de leurs ennemis et de leurs
ornithoptères.
La
tentation est alors forte pour les Harkonnens de limiter les risques en
utilisant la maîtrise de l’air pour traquer l’ennemi à l’aide de machines
volantes transformées en bombardiers en essayant si possible de décapiter
l’ennemi par la mort de Paul Muad’Dib. Les Fremen y répondent par les méthodes
classiques de dissimulation à une force aérienne, association au milieu,
dispersion, enterrement, etc. À cette stratégie d’attrition des Harkonnens, par
ailleurs peu efficace, ne serait-ce que par le manque de moyens, les Fremen
coordonnés par Paul Atréides, transformé en surhomme prescient – le Kwisatz
Haderach – par l’absorption de l’ Eau de Vie, répondent par une stratégie
de pression économique en empêchant l’ennemi d’exploiter l’épice. Les
moissonneuses d’épices sont semble-t-il plus faciles à trouver et détruire que
les nombreux sietchs Fremen. Les Sardaukars quittent finalement le front sur
décision de l'Empereur, mais les Harkonnens ne changent pas de stratégie. Ils
n’envisagent pas une seule seconde de négocier, ni même de faire l’effort de
former des combattants adaptés au désert. Rabban la bête n’est clairement pas
un fin stratège et il n’a même pas de mentat à ses côtés. Celui du baron,
Thufir Hawat retourné contre son gré après la mort de Piter de Vries,
n’influence en rien les évènements. Il est très probable que selon un schéma
classique dans les dictatures, la réalité de la situation sur le terrain reste
masquée au sommet de l’organisation jusqu’à la catastrophe.
Au
bout de cinq ans, la stratégie de Paul Atréides permet de contrôler la majeure
partie de la planète et de provoquer une accélération des évènements. La menace
enfin évidente sur la production d’épice provoque la formation d’une coalition
de toutes les Maisons et d’une expédition sur le sol même d’Arrakis menée par
l’Empereur en personne. On atteint ainsi le stade final de la guerre populaire
telle que la décrivait Mao Tsé-Toung après la mobilisation et la guérilla. La
bataille finale contre l’Empereur est l’équivalent en 10 196 AG de
celle de Diên Biên Phu en 1954.
Le
problème tactique majeur qui se pose à nouveau est celui de l’élimination du
bouclier de défense de l’Empereur. Le mode d’action utilisé est une grande
tempête de sable dont on sait que l’électricité statique va saturer le champ de
force. Il faut pour cela détruire auparavant les montagnes qui empêchent son
passage et c’est là que les atomiques interviennent. Le tabou atomique est donc
brisé, il est vrai de manière indirecte par un emploi sur un obstacle naturel,
pour permettre la pénétration dans le camp adverse. Avec la supériorité
numérique des Fremen et l’emploi surprise des vers des sables, la suite du
combat ne fait plus alors aucun doute. Étrangement le combat se termine par un
duel entre Paul Atréides et Feyd-Rautha Harkonnen, héritage des pratiques
féodales, risque considérable tant la personne de Muad’Dib est importante, qui
ne se justifie pas stratégiquement. Il aurait suffi que le comte Fenring,
peut-être le meilleur escrimeur de l'Empire, accepte de combattre à la place de
Feyd-Rautha pour changer le cours de l'Histoire, mais Fenrig refuse, ce qui en
fait d’un seul coup un personnage très intrigant.
Paul
Atréides/Muad’Dib l’emporte donc. La Guilde est obligée de lui obéir, car il
dispose désormais du monopole de l’épice, un peu comme si Lawrence d’Arabie avait
pris le contrôle de toute la production mondiale du pétrole. La Guilde n’est
plus neutre et réserve ses long-courriers aux Fremen. Les Maisons sont donc isolées
et obligées d’attendre les assauts des légions de Fremen qui peuvent les
attaquer en masse et les soumettre, sans que l’on sache trop pourquoi les armes
atomiques ne sont pas utilisées. Le jihad se répand dans l’univers connu et
impose le pouvoir absolu du Mahdi. Le
jeu dangereux de l’Empereur a entraîné la fin d’une ère stratégique cohérente
et le début d’une nouvelle époque.
La maîtrise d'un univers. Bravo.
RépondreSupprimerIl faut que je relise le livre.
Il faut que je voie le nouveau film.
Le dernier c'est en 1984 ou 1985 que je l'ai vu.
Ça date, comme on dit en Egypte...
Les Fremen apportent le nombre, leurs qualités de combattants et leur parfaite adaptation au milieu désertique ; les Atréides apportent les atomiques de famille, une « assistance militaire technique » pour la formation tactique et surtout un leader charismatique fruit des manipulations du Bene Gesserit, mélange de Lawrence d’Arabie, de Prophète Mahomet et de Mahdi soudanais. Ce n’est plus une réaction d’anticorps à une présence étrangère hostile, mais un véritable djihad.
SupprimerC'est très intéressant d'analyser ce type de schéma assez similaire aux guerres en M.O, Nord Afrique et Sahel, en dehors d'un contexte historico-géographique réel. On dégage davantage les structures de combat, leurs dynamiques internes. sans aucune entrave d'allégeance politique ou idéologique. Si vous souhaitez me répondre - car c'est un point sur lequel je m'interroge très souvent dans le domaine contemporain: quel est le facteur qui détermine le basculement de "réaction d'anticorps à la présence extérieure" dans la dimension de vrai djihad? Un chef charismatique ce n'est pas suffisant en soi (pour ce que j'ai pu en constater), ni la quantité de références au combat dans un texte sacré (le mot djihad dans le Coran apparaît en 5 verset sur 5000, Jésus Christ a nommé l'épée une seule fois dans tous les Evangiles, pourtant elle a bien été maniée dans les siècles en nom de ces textes très pacifiques, tandis qu'on peut constater que les juifs jusqu'à quand n'ont pas eu à nouveau une territoire en Israël se sont laissés massacrer partout dans le monde en dépit de la présence récurrente des batailles dans l'ancien testament). Est que l'idée de main mise d'un pouvoir extérieur sur quelque chose d'unique appartenant à un lieu précis et au peuple qui l'habite peut être le vrai déclencheur? L'épice, les villes sacrées, les hauts lieux historique?
Bonjour,
RépondreSupprimerexcellent article, mais je me permets d'émettre un bémol: personne, au début du livre, ne considère les Fremen comme des combattants d'élite ni n'a une idée réelle de leur nombre. Ils sont de ce fait sous-estimés quasiment à tous les points de vue.
Dans un des romans ultérieurs (de mémoire): Herbert explique que les Sardaukar impériaux sont recrutés sur la planète-prison (Salusa Secundus), où le milieu extrêmement hostile opère une sorte de sélection naturelle. Mais cela n'est pas explicitement dévoilé dans le premier roman.
Mais sinon, merci pour cette analyse très intéressante, notamment de par la comparaison avec l'histoire terrienne.
Bonjour, merci pour ces remarques. Il me semble que Salusa Secundus est bien décrite dans le premier roman, le seul que j'ai relu récemment (c'est-à-dire il y a quelques années), mais je peux me tromper et c'est une incitation à me replonger dedans.
SupprimerConcernant les Fremen, vous avez raison et cela va me faire modifier mon propose, mais les Atréides, via la mission de Duncan Idado, perçoivent leur potentiel militaire.
Bonsoir,
SupprimerJe suis tout à fait d'accord avec vous sur le fait que les Atreides ont, eux, perçu le potentiel des Fremen (contrairement aux Harkonnen) mais n'ont pas eu le temps de forger une alliance avec eux.
Pour Salusa Secundus, je ne suis pas loin de partir sur une relecture pour vérifier. Que la planète soit nommée dans le premier roman, je suis d'accord, que le processus de sélection des Sardaukar y soit discuté, je vous avoue avoir un doute, mais ma dernière relecture de Dune date un peu.
Bonjour, de mémoire la possibilité que Salusa Secundus soit le terrain d'entrainement des Sardaukars est évoquée par Thufir Hawat dans le premier roman, et confirmée dans les Enfants de Dune, mais de même que vous, ma dernière relecture date de quelques années, je peux me tromper.
Supprimer!!SPOILER!!
SupprimerAprès vérification c'est bien le cas, Thufir Hawat évoque cette possibilité lors d'une conversation avec le baron Harkonnen dans la 2ème moitié du 1er livre
Merci Aurélien! J'avais en tête les scènes des Enfants de Dune sur Salusa Secundus où l'origine des Sardaukar est expliquée plus en détail, mais les remarques du mentat Thufir Hawat dans Dune, j'avoue que je ne les avais plus en tête.
SupprimerDe mémoire, dans le tout premier livre, le Duc Leto soupçonne l'empereur d'entraîner ses Sardaukars sur Salusa Secundus sans en avoir la confirmation, et met son réseau d'espionnage en mouvement via Thufir Hawat pour en avoir la certitude. Ce début de connaissance sur les secrets des Sardaukars, combinés à sa popularité grandissante au sein du Landsraad, poussent Shaddam IV à précipiter la destruction complète de celui qu'il voit comme un rival de plus en plus sérieux.
SupprimerBonjour,
RépondreSupprimerTrès intéressant surtout pour quelqu'un qui découvre l'univers comme moi.
Je ne peux pour autant cesser de penser qu'au plan stratégique le choix de l'Empereur n'a aucun sens : donner le contrôle de l'épice à la famille la plus puissante, c'est fondamentalement s'exposer à un risque - si elle réussit.
Cela d'autant plus que l'attaque était conditionnée à plusieurs éléments incertains, comme la désactivation des boucliers. Il aurait alors plus logique que l'Empereur n'intervienne pas, laissant au possible la situation se détériorer jusqu'à provoquer une coalitions des grandes maisons. Il aurait alors eu beau jeu de rétablir l'ordre après la ruine des Atréides.
Une double faute : confier la ressource la plus stratégique à celui qu'il veut détruire et intervenir directement, même sous faux drapeau, avec les risques que cela représente.
N'oubliez pas qu'il y a un traitre très haut placé dans la maison Atréides (un menta).
SupprimerLa désactivation des boucliers est planifiée.
Pas un mentat. Le traître est insoupçonné car la loyauté des docteurs Suk à leur employeur est supposée impossible à contourner... Une seule exception à la règle: le docteur Yueh...
SupprimerCela dit, sur le fond, vous avez tout à fait raison, la désactivation des boucliers est un facteur essentiel du plan.
L'empereur donne une planète désertique impropre à la vie de soldats venant d'un pays très humide.
SupprimerIl leur donne une mission qui les eprouvent et qu'ils ne peuvent réussir.
Ce qui m'étonne ce n'est pas le "don" d'Arrakis. C'est de la reprendre par le combat.
Car usés par la chaleur et le sable, il aurait put constater l'echec et simplement déclasser Leto Comte (une juste punition) puis redonner Arrakis au Harkonnen.
Tout cela en organisant un 'procès' devant les autres maisons et le tout dirigé par les sœurs. Les 'soeurs' n'ont qu'une envie éliminer l'anomalie et ce seraient rangées avec l'empereur.
La honte et la pression des hommes las d'un labeur ingrat aurait fait le reste.
Léto, ce pur chevalier ce serait donné la mort.
Le raid est donc inutilement complexe et dangereux.
Merci à AntoineG de sa première remarque. La force des Fremen est ignorée par tous sauf les Atreides qui se demandent quelle est cette ressource inconnue et comment elle peut être utilisée. La loyauté étant la caractéristique de cette famille, Jessica, membre du BeneGuesserit, utilise ses connaissances pour son compagnon, Leto Atreide, et surtout son fils Paul, pour faciliter la "prise de contrôle" de cette ressource qui se révèle incommensurable, imbattable sur sa planète et finalement capable de conquérir l'Univers connu.
RépondreSupprimerSuperbe analyse comme d'habitude.
RépondreSupprimerJe me permet de compléter en rajoutant un lien vers une analyse poussé du trope lié comme quoi les milieux extrêmes forgeraient des "super-soldats".
Pas de moi je précise et en anglais ceci dit, mais avec de vrai exemples tiré de Dune justement.
https://acoup.blog/2020/01/17/collections-the-fremen-mirage-part-i-war-at-the-dawn-of-civilization/
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RépondreSupprimerATFU
RépondreSupprimerLe magazine WIRED a publié une série d'articles sur Dune dont certains traitent de l'art de la guerre dans l'oeuvre.
https://www.wired.com/story/the-dune-legacy/
Tout d'abord merci pour cette analyse, avec l'expérience d'un militaire.
RépondreSupprimerVous faites une comparaison de la situation avec le Moyen âge, je trouvais que la description de l'empire et des grandes familles s'inspirait beaucoup de l'Italie de la renaissance, avec ce cités puissantes, localement, et l'empire de Charles Quint, et certains passages du livre proches de Machiavel.
Vous évoquez, tout comme certains commentaires une erreur stratégique dans l'attribution d' Arrakis au duc Leto ( lui donnant ainsi une puissance du contrôle de l'épice) Mais le but expliqué le Baron Arkhonen est de décrédibiliser les Atrides, en plus d'assassiner Léto. En effet une famille incapable d'assurer la production de l'épice, indispensable, perdrait son aura auprès des autres familles.
Lawrence marque certainement beaucoup Herbert, et on peut voir dans Paul, un Lawrence menant les bédouins/ fremens à une victoire sur l'empire/ les turcs.
Tres bonne analyse. Rien a redire si ce n'est le fait que Paul Atreides peut voir l'avenir, ce qui doit quand meme aider au niveau tactique et stratégique...
RépondreSupprimerExcellente analyse, je rejoins la remarque sur l'ignorance qu'ont les protagonistes de la puissance Fremen. Celle-ci n'est seulement envisagée que lorsque Thufir Hawat part en mission de reconnaissance et effectue une analyse mentat de la population indigène.
RépondreSupprimerUn autre point qui me paraît important, c'est qu'à ma connaissance l'Empereur n'a aucune ambition hégémonique, bien au contraire, il souhaite avant tout maintenir le statu quo, ne serait-ce que pour la montée en puissance des Atréides, déjà formidablement populaires au sein du Landsraad. Cette montée en puissance n'est ni liée à la richesse (ils sont plutôt pauvres), ni au prestige (qu'ils ont déjà) mais à leur excellence militaire qui s'est accrue grâce aux entraînements prodigués par l'expertise de Duncan Idaho, maître d'escrime de Ginaz. On rapporte alors à l'Empereur que les soldats Atréides seraient parvenus au même niveau, voire même à dépasser les Sardaukars - qu'on peut d'ailleurs assez bien comparer au corps des Janissaires ottomans, issus de populations esclaves et conditionnés par des rituels mystiques au point qu'ils n'ont presque pas d'instinct de conservation. Rien de tout ça chez les Atréides dont l'excellence est avant tout liée à leur maîtrise de l'escrime et à leur discipline. Une force dotée d'un tel prestige, d'un leader populaire en la personne du duc et d'une supériorité militaire est susceptible de bouleverser le fragile équilibre de l'Imperium.
On se retrouve alors dans un scénario qui n'est pas sans rappeler Thucydide : l'Empereur craint, à raison, les Atréides et tente de préserver l'ordre établi en tendant, à travers les Harkonnens, le piège qu'on connaît au duc Leto. "C'est la montée d'Athènes et la peur que cela inspira à Sparte qui rendit la guerre inévitable".