Publié le 29/12/2014
Le 31 décembre 2014, la
force internationale d’assistance et de sécurité (FIAS ou ISAF) aura terminé
officiellement sa mission en Afghanistan après treize ans de présence et 3 485 soldats
tués, dont 89 Français. La mission est terminée mais la guerre n’est pas finie
et encore moins gagnée, si tant est qu’elle puisse l’être au regard des choix
stratégiques américains initiaux. Retour sur une longue fuite en avant.
Le premier choix,
fondamental, a été de frapper les Taliban au même titre qu’Al-Qaïda. Cela
n’était pas obligatoire malgré les liens entre les deux organisations. Il
aurait été possible d’accepter les intérêts stratégiques pakistanais en
laissant de côté leurs alliés afghans pour concentrer uniquement l’emploi de la
force sur Al-Qaïda. Il fut décidé de frapper aussi le régime du mollah Omar et
de faire ainsi un exemple. C’était cependant se condamner à une victoire totale
sur le terrain afghan, sous peine de voir les deux ennemis reconstituer leurs
forces dans les zones tribales du Waziristan, avec l’aide même des services
pakistanais.
La campagne militaire
en octobre-novembre 2001 fut brillante, au sens où les deux ennemis furent
défaits avec des très faibles pertes américaines, mais pas décisive. Pire, le
prix à payer pour obtenir cette victoire peu coûteuse mais insuffisante a été l’association
avec les seigneurs de la guerre de l’Alliance du nord. Ces
seigneurs ont été ensuite privilégiés dans les pourparlers de Bonn au détriment
des autres branches politiques afghanes dont plusieurs se sont retrouvées
ensuite dans la rébellion. Peu désireux de voir contester leurs nouveaux pouvoirs,
ces hommes forts n’ont, par la suite, guère favorisé le développement d’un Etat
efficace soutenu par une force étrangère. Leur pouvoir a même encore été
renforcé par la mise en place d’une constitution à l’américaine organisée sur
le principe d’un équilibre entre un Président et une assemblée également forts.
Dans le contexte afghan, cela ne pouvait déboucher que sur un système clientéliste
et des tractations permanentes. Ce nouvel Etat, remettant en selle des hommes
peu populaires dans les provinces pashtounes, mal soutenu par un personnel
administratif qui restera toujours très insuffisant, mal incarné par Hamid
Karzaï, ne se remettra jamais de ses faiblesses initiales.
Adossé à cet édifice
bancal, la guerre a donc continué. L’opération « Liberté immuable » (Enduring freedom, OEF) a perduré, de
manière larvée, le long de la frontière avec le Pakistan mais à la suite des
accords de Bonn, on vu aussi apparaître une deuxième armée, la Force
internationale d’assistance et de sécurité (FIAS ou ISAF) dont la vocation,
dans le cadre du chapitre VII de la charte des Nations Unies, était d’aider le
gouvernement afghan à établir son autorité sur l’ensemble du territoire. On
s’est trouvé ainsi, phénomène assez rare dans l’histoire, avec deux opérations
militaires distinctes pour une même campagne. Peu appréciée
des seigneurs de la guerre et du Pentagone, hostile à toute participation à une
opération de stabilisation, cette force destinée à aider la reconstruction de
l’État afghan est longtemps restée limitée à 4 000 hommes et cantonnée à
Kaboul. Il est vrai aussi que cette situation satisfaisait aussi la plupart des
Alliés, désireux d’obtenir le meilleur rapport entre les coûts de leur
engagement réduit au minimum nécessaire et les gains diplomatiques auprès des
États-Unis. Le décalage était alors flagrant entre la faible ampleur de
l’action de la FIAS
et les discours hyperboliques de ses membres sur le caractère vital de la
protection des territoires nationaux contre le terrorisme en opérant sur
l’Hindou Koush.
Initialement, les contingents de la FIAS ont abordé cette opération dans le droit fil
de celles menées dans les Balkans, faisant se succéder une phase
d’intervention, c’est-à-dire de guerre contre un ennemi identifié et étatique,
puis une phase de stabilisation, de type militaro-policier pour rétablir
l’ordre et aider à rétablir une situation « normale » dans une zone
où l’ennemi aurait disparu. De leur côté, les Américains poursuivaient ce
qu’ils avaient baptisé guerre anti-terroriste, et qui se résumait à traquer et élimination
les forces rebelles repérées. On a creusé ainsi deux sentiers, l’un refusant la
notion de guerre et donc d’ennemi et l’autre ne s’intéressant qu’à l’ennemi et
peu à la population. Entre ces deux guerres différentes et très localisées
géographiquement, la population pashtoune a été laissée entre les mains des
seigneurs de la guerre et hommes forts afghans, généralement peu appréciés.
Le premier tournant a véritablement eu lieu en août 2003, lorsque les
États-Unis ont décidé de concentrer leurs efforts sur l’Irak et ont fait pleinement
appel à l’OTAN pour prendre le relais et assurer le commandement de la FIAS.
Les différences entre les deux opérations parallèles sont devenus de plus en
plus criantes au fur et à mesure que s’étendait le mandat de la FIAS à l’ensemble du
territoire en s’appuyant en priorité sur le réseau des Equipes de
reconstruction provinciales (ou Provincial
Reconstruction Teams, PRT) essentiellement destinées à favoriser la
reconstruction et le développement économique. Il a fallu néanmoins presque
trois ans pour que la FIAS
achève, en 2006, la prise en compte de l’ensemble du territoire afghan avec
l’extension au Sud et à l’Est. Cette extension s’est accompagné d’un
accroissement des effectifs jusqu’à 20 000 hommes.
Après avoir, de fait, laissé pendant cinq ans, le contrôle de la
population rurale à un mouvement taliban, qui de milice religieuse a su se transformer en organisation de guérilla et contre-pouvoir efficace, la FIAS a découvert l’ampleur de
l’implantation ennemie dans les zones rurales pashtounes et son imbrication
avec les réseaux de production d’opium. Dès lors, l’organisation s’est trouvée
d’un seul coup fragmentée entre les pays de l’Alliance qui s’engageaient,
souvent malgré eux, dans la contre-insurrection comme le Royaume-Uni, le
Canada, les Pays-Bas puis la
France à partir de 2008 et ceux qui persistaient à ne pas
vouloir le faire comme l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne.
Stratégiquement, tous les membres de l’OTAN, en particulier au sommet de
Bucarest à l’été 2008 se sont accordés sur une stratégie globale, combinant
actions militaires et économiques avec la mise en place d’une bonne gouvernance
afghane et des négociations avec les États environnants. L’idée s’inspirait
largement des principes – remis au goût du jour – des conflits de
contre-insurrection du siècle précédent en essayant de les appliquer dans un
État étranger souverain fragile et corrompu, des chaînes de commandement différentes,
les caveats (restrictions d’emploi),
les multiples « sous-traitants » civils, organisations non
gouvernementales ou sociétés militaires privées. L’action de l’OTAN restait un
assemblage de campagnes provinciales de contre-insurrection ou de stabilisation
selon les contextes locaux, les cultures militaires et surtout les agendas
politiques internes de chacune des nations participantes. Malgré les
renforcements successifs, les moyens militaires et civils ainsi que leur
coordination restaient aussi peu en rapport avec les normes de la
contre-insurrection, la densité de forces sur le terrain en premier. En août
2009, malgré un effort conséquent, la
FIAS ne comptait que 64 500 soldats de 42 pays pour une
population totale de plus de 30 millions d’habitants.
Face à cette constellation, les Taliban et les organisations rebelles
plus ou moins associées
comme le réseau Haqqani ou le Hezb-e-Islami Gulbuddin, menaient une campagne nationale et totale dans ses applications. Pour
la plupart des observateurs, la situation n’a cessé de se dégrader et les
conditions d’une victoire s’éloigner. La corruption générale, le trafic de
drogue, la criminalité qui, jusque dans les premiers cercles du pouvoir, limitaient
l’établissement d’une bonne gouvernance, encore sapée par des forces nationales
de sécurité afghanes touchées par une attrition forte et une croissance des
effectifs lente (faibles salaires, déséquilibre ethnique entre Tadjiks et Pashtounes).
La loi de Fisher indique qu’une injonction massive de monnaie supérieure
à la capacité de production engendre l’inflation. Dans un pays comme
l’Afghanistan, une aide internationale civile et militaire (le Pentagone a offert
un temps trois milliards de dollars à des seigneurs locaux pour assurer la
sécurité de sa logistique) en moyenne aussi importante que le PIB local ne
pouvait que créer une économie artificielle et stimuler les tentations. Dispersée
entre organisations non-gouvernementales et structures nationales mais rarement
afghanes, ces milliards de dollars ont dopé certains secteurs économiques et
certaines provinces ou villes comme Kaboul qui a quadruplé sa population en
treize ans. Elle a attiré la petite élite afghane vers les emplois lucratifs
étrangers et largement profité à des entreprises étrangères. Elle a surtout nourri
la corruption et même, par le biais de détournement divers, financé en grande partie
la rébellion. On peut estimer que seulement 10 % de cette aide a réellement et
non sans effet contradictoires les populations locales, le reste alimentant les
comptes d’une multitude de profiteurs qui avaient intérêt à ce que la guerre
continue. L’Afghanistan a d’abord été transformé en kleptocratie avant d’être
une démocratie. La réduction rapide de cette aide, en parallèle au repli de la
Coalition, commence à produire maintenant un effet de réajustement économique
brutal (la croissance est passée de 9 % de 2003 à 2012 à 1,5 % en 2014) et tout
aussi négatif. L’Etat afghan, se révèle par exemple, incapable de payer ses
fonctionnaires, sans parler de son armée.
La culture de l’opium, malgré une dépense américaine de 7 à 8 milliards
de dollars pour tenter de l’éradiquer, n’a jamais été sérieusement enrayée apportant
son milliards annuel de chiffre d’affaire à cette économie grise et
remplissant, là aussi tout à la fois les comptes de nombreux officiels afghans
et le budget de fonctionnement des Taliban. La production record de 2014
continuera de faire indirectement bien plus de morts par overdose que les
balles des rebelles.
Le retour des Américains et le
plan Obama
Le troisième tournant militaire a eu lieu en 2009 avec la
ré-américanisation du conflit par l’association des deux opérations, FIAS et
OEF, sous un même commandement, qui ne pouvait être qu’américain, lié à un
renforcement très important des effectifs autorisé par la réduction du nombre
d’unités déployées en Irak. La nouvelle administration de la Maison Blanche a
imposé également une redéfinition, non pas de la stratégie qui restait toujours
celle du sommet de Bucarest, mais de la direction opérative, c’est-à-dire de
l’action militaire capable de réaliser cette stratégie. Le plan Obama, élaboré
sans consultation des alliés, visait, au mieux, à reprendre pied sur le terrain
et, au moins, à contenir suffisamment l’ennemi pour donner le temps aux forces
afghanes de prendre le combat à son compte et d’en finir avec Al Qaïda. Le plan
signifie par ailleurs un emballement des dépenses militaires américaines à
hauteur d’un milliard de dollars tous les quatre jours. La guerre en
Afghanistan devient à son tour après l'Irak une « guerre à 1000 milliards de
dollars », ce qui n’est pas sans effet sur la santé économique des
Etats-Unis et donc du monde.
Cette stratégie demeurait pourtant entravée par de multiples
facteurs : la non-combativité persistante de certains alliés et leurs
réticences de plus en plus marquées ; les incertitudes concernant la
solidité des forces de sécurité afghanes ; l’insuffisance, malgré le
renfort de 30 000 hommes, des effectifs militaires (130 000 hommes au
maximum en 2011) ; la difficulté pour la culture militaire américain à
combiner violence et acceptation de la population ; enfin, le soutien constant
du Pakistan aux Taliban afghans. Cette stratégie a finalement échoué à
provoquer un basculement identique au retournement sunnite en Irak en 2007. Les
rebelles ont subi des coups sévères, pour autant il y a eu assez peu de
variations des positions sur le terrain, les Taliban et leurs alliés contrôlant
toujours les zones rurales pashtounes et étant capables d’agir ponctuellement
partout en attendant le départ, annoncé par avance, des forces américaines et
donc celles aussi et souvent par anticipation des Alliés. Son seul vrai succès stratégique
est l’élimination d’Oussama Ben Laden en mai 2011, presque dix ans après
l’échec initial de Tora Bora.
La fin de la FIAS et la
poursuite de la guerre
OEF et la FIAS font donc place désormais à l’opération « Soutien
résolu » au gouvernement afghan du nouveau Président Ashraf Ghani. D’un
point de vue militaire, les forces afghanes sont déjà en première ligne depuis
longtemps et essuient des pertes importantes. Elles tiennent mais ne
conquièrent pas face à des Taliban de plus en plus audacieux et capables de
mener des opérations de plus en plus importantes en ampleur. De nombreux
districts sont sous le contrôle complet des rebelles, d’autres sont en
superposition, le gouvernement fantôme taliban donnant ses ordres à la
structure légale apparente, comme par exemple dans le district de de Tagab où
sont tombés nombre de soldats français, et où les soldats de l'armée régulière
n'ont le droit de sortir de leur base qu'une heure par jour, sans armes, pour
aller au marché.
A l’instar de l’armée sud-vietnamienne, les 350 000 hommes des
forces de sécurité afghanes n’existent que par l’appui des 12 500 hommes
de la Coalition qui restent sur place, au moins pendant deux ans, en fonction
des accords bilatéraux avec les Etats-Unis, ce qui, par ailleurs, bloque toute
possibilité de négociation avec les Taliban, ceux-ci ayant posé le départ des
troupes étrangères comme préalable à toute discussion. Pire, cette armée,
monstrueuse au regard des capacités de financement de l’Etat afghan, ne survit
que par le financement extérieur. En 2012, Serge Michailof, reprenant les
chiffres de la Banque mondiale, estimait à 10 milliards de dollars l’aide
annuelle nécessaire pour faire fonctionner les institutions afghanes et les
forces de sécurité en premier lieu. Il reste à savoir combien de temps les
Américains et ceux qui accepteront de partager le fardeau accepteront de payer
une somme qui représente autant que l’aide de la Banque mondiale à toute
l’Afrique subsaharienne. Il reste à savoir ce qui se passera lorsque ce ne sera
plus le cas.