Les
conflits de contre-insurrection de la décolonisation ou de la période d’après
changent la donne. Ces combats, longs, fragmentés et où l’infanterie a le
premier rôle redonnent de l’importance aux snipers. Si les groupes armés non
étatiques disposent encore rarement d’armes modernes, les armées occidentales,
et notamment l’armée française, se dotent enfin de manière permanente de
tireurs d’élite. L’armée française qui ne pratique toujours pas le combat
autonome des tireurs d’élite, en place dans chaque section d’infanterie, et
même un temps dans chaque groupe de combat d’une dizaine d’hommes.
Ces
tireurs sont d’abord équipés d’une version du fusil réglementaire MAS 49/56
avec lunette, puis, à partir de 1966, du FR-F1, avec lunette de visée et bipied,
lui-même modifié en calibre 7,62 en 1989 (FR-F2) qui va être conservé pendant trente
ans. Pour la première fois, l’armée française se dote massivement d’une arme de
précision de grande qualité utilisée aussi par les forces d’intervention de la
police et de la gendarmerie qui se mettent en place pour faire face à des
situations à la fois violentes et délicates. Le 4 février 1976, à Loyada à
Djibouti, encore territoire français, une équipe de tireurs d’élite du GIGN abat
simultanément à 180 mètres cinq des sept hommes qui avaient pris en otage
un bus scolaire rempli d’enfants, le tir est suivi d’un assaut victorieux du
GIGN et du 2e REP qui fait 22 morts au total chez les
ravisseurs et les soldats somaliens qui les soutiennent.
Les Américains font le même constat durant la guerre du Vietnam où ils renouent aussi avec l’emploi des tireurs-chasseurs. On y fait le constat que face à un adversaire comme la guérilla Viet-Vong ou l’infanterie légère nord-vietnamienne, il faut en moyenne 10 000 cartouches pour abattre un homme, là où 3,5 suffisent en moyenne à des snipers. Plusieurs As s’y distinguent comme Charles Mawhinney, un chasseur de l’Oregon devenu Marine, avec 103 victoires officielles et surtout le sergent Carlos Hathcock, policier militaire rattaché ensuite à la section de snipers de la 1ère division de Marines également, crédités de 93 victoires (mais de 300 probables) et longtemps détenteur du record de distance, avec un coup au but à 2 250 m en utilisant une mitrailleuse de 12,7 mm tirant au coup par coup. Hathcok fait beaucoup par la suite pour maintenir ce savoir-faire au sein du Corps des Marines après la guerre. Contrairement aux conflits précédents et à l’image des autres armées occidentales, l’US Army et le Corps des Marines, maintiennent les tireurs de précision, en les conservant cependant dans des unités autonomes.
Les Soviétiques adoptent en 1963 le fusil de précision SVD (Snaïperskaïa Vintovka Dragounova) Dragunov, produit à des centaines de milliers d’exemplaires pour équiper d’abord les tireurs des sections d’infanterie puis, à l’instar du fusil d’assaut AK-47 et du lance-roquettes RPG-7, armer de nombreux mouvements de guérilla dans le monde. À la fois, rustique, simple d’emploi et efficace, le SVD Dragunov, avec ses variantes et copies, est le premier fusil de précision moderne de masse. Il contribue à changer le visage des conflits à partir des années 1970 en se diffusant dans les groupes armés non-étatiques.
Au cœur des guerres civiles et au sein de forces souvent légères, le partisan-sniper devient une figure importante surtout dans un contexte urbain. Outre son rôle traditionnel dans les combats, le tireur d’élite est aussi de plus en plus un instrument de terreur en prenant la population civile ennemie pour cible. C’est déjà le cas dans la guerre civile libanaise qui débute en 1975, en particulier à Beyrouth. C’est surtout, le cas lors de la guerre en Bosnie et en particulier durant le siège de Sarajevo de 1992 à 1996 où l’artère centrale de la ville, sous le feu des tireurs d’un quartier occupé par les Bosno-Serbes, est baptisée officieusement « avenue des snipers ». Environ 1 300 civils y sont ainsi touchés par ces tireurs. Le sniper permet ainsi de tuer massivement, mais de manière suffisamment fragmentée pour conserver la pression sur la population sans provoquer pour autant les mêmes réactions internationales que lors d’un massacre soudain. Pour les mêmes raisons, le tireur d’élite se révèle aussi un excellent instrument de pression contre les forces extérieures, surtout depuis que les opinions publiques sont devenues beaucoup plus sensibles aux pertes. Dans un contexte favorable, essentiellement urbain, un seul sniper comme Vassili Zaïtsev et son équipe pourrait vaincre un contingent de Casques bleus. Très discret, le sniper maintient l’ambiguïté sur l’origine de la menace et rend difficile toute riposte, surtout si les règles d’engagement sont restrictives.
Ces expériences urbaines ont poussé les armées occidentales à se doter de nouvelles armes pour faire face à cette menace. En 1986, le Corps des Marines adopte le Barrett M82, version militaire d’un fusil en calibre 12,7 mm utilisé pour le tir sportif à grande distance, alors en vogue aux États-Unis. Les Marines en font un usage intensif lors de la première guerre du Golfe en 1991 pour détruire à distance des engins explosifs ou, à la manière des SAS dans le désert libyen en 1942, des matériels irakiens. L’arme est même employée dans la traque des missiles Scud. Ce type d’arme, qui permet de tirer au plus du double des armes en 7,62 mm avec une capacité de perforation et même d’explosion, se répand ensuite très vite. La France les utilise pour la première fois à Sarajevo à partir de 1992 pour lutter contre les snipers. Une nouvelle spécialité de snipers, dits « lourds », apparaît alors. En France, ils ont seuls le titre de tireurs d’élite.
Ces nouvelles armes sont utilisées par les forces de la coalition combattant en Afghanistan, en jouant surtout cette fois de leur capacité à tirer loin dans de grands espaces, dans une nouvelle course quasi-sportive au record. Quatre tireurs, deux Canadiens, un Britannique et un Australien, y ont réussi des tirs au-delà de 2 300 m. Le record, détenu par un Australien anonyme (l’Australie, comme la France ne met pas avant ses tireurs) est de 2 815 m. Les Français de la brigade La Fayette et des Forces spéciales en font un grand usage. A grande distance, une balle a une durée de vol de plusieurs secondes et s’élève de plusieurs mètres avant de descendre sur sa cible. La technicité est telle, connaissance du vent, des mouvements de la cible, estimation des distances, etc. qu’il s’agit d’un travail d’équipe où les calculs sont aussi importants que l’habileté au tir. Les groupes armés, comme le Hezbollah ou le Hamas, ont cherché à leur tour à se doter de telles capacités. Le Hamas aurait ainsi utilisé des fusils Steyr de calibre 12,7 mm pour tirer au-delà des défenses israéliennes autour de la bande de Gaza.
Pour l’instant, ces fusils lourds qui ne sont pas efficaces en deçà de 500 m n’ont pas supplanté les tireurs d’élite classiques. Ceux-ci n’ont jamais été en fait autant employés dans les opérations modernes, au milieu de populations qu’il faut préserver autant que possible. Lors de l’engagement d’un détachement français au cœur de Mogadiscio le 17 juin 1993, la grande majorité des pertes ennemies, estimées à une cinquantaine, est le fait de la dizaine de tireurs d’élite présents ce jour-là parmi 200 soldats français engagés. Les forces américaines engagées en Irak en ont fait également un grand emploi de 2003 à 2007. De septembre 2005 à janvier 2006, une section de dix tireurs américains de la 3e division d’infanterie a pris sous ses feux sur une partie de la ville de Ramadi, à partir d’un bâtiment central, tuant plus de 200 combattants rebelles. Le Navy Seal Chris Kyle, qui a également combattu à Ramadi, est crédité de 40 victoires pour la seule bataille de Falloujah en novembre-décembre 2004, soit le quart de ces victoires totales.
L’Irak est aussi le théâtre où apparaissent les premiers As rebelles. Les plus célèbres sont Mohammed, tué finalement par Chris Kyle en combat rapproché au cours d’une embuscade, ou Juba, le « sniper de Bagdad », sans doute le premier sniper (ou sans doute, groupe de snipers) à avoir fait l’objet d’un accompagnement médiatique sur les réseaux sociaux. Les duels ont cependant été rares entre eux, le plus spectaculaire a cependant eu lieu le 27 septembre 2005 lorsque le sergent américain Jim Gilliland a tué à 1 250 m, avec un fusil en 7,62 mm, un sniper rebelle posté dans un bâtiment de Ramadi.
Toutes ces opérations face à des groupes armés ont fait aussi apparaître aussi un nouveau besoin à l’autre bout du spectre du sniper lourd : celui de discriminer à courte distance au cœur de la population entre les combattants ennemis et les civils. Dans ce contexte, les fusils à lunettes à fort grossissement, destinés au tir lointain sont plutôt désavantagés puisque jusqu’à 200 m environ, un homme qui se déplace sort très vite du champ de vision d’une lunette de tir. On utilise donc plutôt dans ces cas-là des fusils d’assaut munis de système de visée à courte distance, comme un faisceau ou un point laser. Les Anglo-saxons ont repris le vieux terme de Sharpshooter pour cette nouvelle fonction.
En proportion du nombre de combattants actuels, les tireurs d’élite n’ont jamais été aussi nombreux, car jamais aussi utiles. Paradoxalement, cette priorité et les recherches en cours qui en découlent risquent d’en ôter le caractère élitiste. Le développement de l’optronique et de l’aide à la visée, permettront d’intégrer sous peu en une seule lunette des éléments qui nécessitaient jusque-là une appréhension intuitive après un long entraînement. Un programme américain expérimente maintenant des munitions de gros calibre dotées de guidages internes en temps réel, utilisant des capteurs optiques pour déterminer les mouvements de la cible et déployant ensuite des ailettes pour se diriger vers elle. Le temps n’est pas loin sans doute non plus où des systèmes de contrôle de tir permettront de tirer à la place du tireur, une fois tous les paramètres conformes. Dans la mesure, où il suffira de faire l’acquisition de l’objectif, les dernières qualités demandées au tireur seront le camouflage et l’absence de remords à tuer.