L’innovation
sans doute la plus originale du Corps des Marines américains pendant la Seconde
Guerre mondiale s’appelle « Joe Blow ». C’est une innovation peu couteuse qui a probablement assuré
la pérennité du Corps dans un environnement où il a toujours été bien plus
menacé par les autres services, Army, Air Force et même Navy, que par n’importe
quelle armée étrangère.
Son
principe est très simple. Lorsque la Seconde Guerre mondiale commence pour les États-Unis
en décembre 1941, le général Robert Denig est nommé à la tête de la Direction
des relations publiques (DRP) de l’US Marine Corps (USMC). Son premier réflexe est
alors d’envoyer le sergent Chipman voir les principaux journaux de Washington
D. C. pour y recruter des volontaires pour servir comme correspondants de
guerre (CG). Il en trouve tout de suite dix, bientôt rejoint par beaucoup
d’autres. Point important, il ne s’agit pas de civils accrédités mais bien de
Marines enrôlés le temps de la guerre, avec comme seul avantage de recevoir
directement un grade de sergent dès la sortie de leurs classes.
Car
comme tout futur Marine ces journalistes commencent par être envoyés dans un
des Boot camp, camps de formation
initiale, du Corps. Ce passage de deux mois est essentiel. Il assure d’abord
une formation militaire de base, ce qui sauvera la vie à un certain nombre
d’entre eux et va leur permettre même parfois de participer à certaines
missions. Un des plus talentueux parmi eux, le sergent Murphy, se trouvera
ainsi le 20 novembre 1943 aux commandes d’un véhicule amphibie pendant le
terrible débarquement de Tarawa. Ensuite, les futurs écrivains-combattants apprennent
à vivre avec les simples soldats, à les connaître personnellement, à comprendre
ce qu’ils peuvent ressentir et surtout à se faire accepter d’eux. Enfin, comme
pour toutes les autres recrues, le Boot
camp sert au moins autant à les attacher au Corps des Marines qu’à leur
apprendre des savoir-faire techniques et tactiques.
Contrairement
aux plus de 200 centres de formation de l’Army, les Marines n’ont que deux
énormes camps, un pour chaque côte. La formation initiale y dure presque deux
fois plus longtemps, car outre les compétences à acquérir, les drills instructors aux chapeaux
caractéristiques ont également pour missions d’inculquer l’esprit de corps aux jeunes
recrues, par l’apprentissage de l’histoire de l’USMC essentiellement, mais
aussi d’être le plus dur possible. C’est bien sûr une manière de rendre les
combats un peu moins difficiles, mais bien avant les travaux d’Elliot Aronson
et de Judson Mills dans les années 1950, les Marines ont remarqué le lien entre
une initiation difficile pour devenir membre d’un groupe et le degré
d’attachement à ce même groupe. Les journalistes qui passent par ce moule sont,
comme l’avouera l’écrivain William Styron, pour la plupart acquis pour le Corps
et ce bien après leur retour dans la vie civile.
En
1942, les premiers correspondants de guerre du Corps sont envoyés dans le
Pacifique. Ils seront 130 en 1945, dix fois plus nombreux en proportion que
dans l’Army. Une blague circule alors disant que le groupe de combat
d’infanterie de l’Army est de 13 soldats, celui de l’USMC de 12 fantassins
et d’un correspondant. Ces correspondants n’ont qu’une seule mission :
raconter des histoires, plein d’histoires, jusqu’à 30 par jour au total à
partir de l’été 1944. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelles
histoires. Les journalistes accrédités qui suivent l’Army racontent les grandes
batailles et parlent aux généraux, ceux de la Navy racontent des navires et des
flottes, tous parlent beaucoup de technologies. Les correspondants de guerre
dans le Pacifique eux ne parlent que des Marines, surtout des simples « private » avec qui ils vivent, les « joe
Blow » ou « gens ordinaires ». Ce sont des gens ordinaires mais avec des noms.
Les
articles et photos sont envoyés ensuite à la DRP qui les centralise et les
propose aux journaux des villes originaires des Marines cités. Les articles, de
combat ou non, sont en général bien écrits, fournis gratuitement et ils mettent
en avant des gens du cru. Ils sont presque toujours acceptés.
Le
Corps est très attaché à plaire aux familles, ne serait-ce que parce qu’il recrute
60 000 jeunes de moins de 18 ans pendant la
guerre et qu’à cet âge-là, il faut l’assentiment des parents. Les histoires et
les photos de Marines sont donc aussi systématiquement envoyées par courrier
aux familles concernées.
La
DRP des Marines est également la seule à accepter le projet de la libraire du
Congrès qui propose d’enregistrer des chants de soldats sur le front. Avec le
matériel fourni, le Corps enregistre peu de chants mais beaucoup d’entretiens
et de messages personnels qui sont envoyés aux radios. Là encore, chaque fois
que l’on sait qu’un Marine va passer à la radio, lors de l’émission The Halls of Montezuma par exemple, les
familles sont averties. C’est-à-dire qu’il faut assurer un suivi personnalisé
dans une entité qui en 1945 représente plus de deux fois le volume des forces
armées françaises actuelles.
Tout
cela plaît énormément. On entend parler des Marines jusque dans les coins les
plus reculés des États-Unis et la « marque USMC » avec ses valeurs de droiture, courage, excellence, est
universellement connue. Elle suscite beaucoup de volontariats, permet donc d’être
sélectif, toujours aussi dur à l’entrainement et donc en retour d’être bons sur
le terrain. C’est aussi un grand investissement pour l’avenir. Tout Marine est
destiné à devenir un ancien Marine qui peut toujours combattre pour le Corps d’une
autre manière.
Cette
campagne de communications suscite beaucoup de retours qui nourrissent ce
cercle vertueux. La DRP des Marines reçoit chaque mois des milliers de lettres
de remerciements des familles mais aussi de plus en plus de demandes de la part
des médias. Ces demandes qui témoignent de l’évolution des besoins sont
synthétisées dans un bulletin mensuel qui est envoyé ensuite aux CG sur le
terrain.
Les
CG prennent également beaucoup de photos et de films, publiés dans les journaux
ou exposés dans des galeries, parfois mobiles. La scène la plus célèbre est
bien sûr celle de la montée du drapeau américain sur le mont Suribachi à Iwo Jima
prise par Joe Rosenthal et filmée par Bill Genaust, qui périra dans la bataille
avec six autres correspondants. La photo de Rosenthal sera la photo la plus
reproduite dans le monde et à l’instar de celle du drapeau rouge planté sur le
Reichstag a un impact considérable. Elle aura assuré la survie du Corps des Marines
pour 500 ans selon les mots du secrétaire de la Navy Joe Forrestal.
Bien
entendu, il n’y aurait pas de communication possible s’il n’y avait pas un
minimum de correspondance entre l’image et la réalité. Le Corps est à la hauteur
des défis de la guerre. Les Marines sont partout victorieux dans des combats
très difficiles contre les Japonais, ont deux fois plus de morts et blessés que
la moyenne des forces armées américaines et cinq fois plus de Medal of Honor,
le témoignage suprême de courage au combat. Ils méritent donc l’immense
popularité dont ils font l’objet à la fin de la guerre, mais celle-ci serait incontestablement
bien moindre sans « Joe Blow » et une popularité moindre pour l’USMC signifie la fin. En
1946 déjà les combats institutionnels reprennent. Les Marines sont alors sauvés
par les familles et les vétérans. Le président Truman parlera à cette occasion
d’« une machine
de propagande presque égale à celle de Staline ».
Merci mon Colonel pour cet article très intéressant. Il est curieux de constater que l'USMC a fait confiance à ses propres soldats (et non des journalistes "embedded") pour la rédaction d'articles et a porté une attention permanente aux combattants et à leurs familles. Clairement, on constate un vrai effort de la part des Marines pour entretenir leur esprit de corps, qui se voit aussi dans leurs clips de recrutement. On est vraiment loin des communications "officielles" modernes, trop léchées et trop maîtrisées, et donc souvent fades ou creuses. Celles-ci sont d'ailleurs parfois confiées à des entreprises de communication civiles qui n'y connaissent en fait pas grand chose. Je constate aussi que cette pratique de journalisme "corporate" a été férocement critiquée par Kubrick dans son film Full Metal Jacket avec le slogan visible dans le bureau des journalistes du Corps: "First to go, last to know" (les dialogues de la scène sont aussi révélateurs).
RépondreSupprimerDu côté français, est-ce que certaines unités ont tenté cette approche (ou une assez semblable), et si oui lesquelles ?
Respectueusement.
Passionnant, je comprends bien mieux l'attachement culturel aux Marines de l'autre côté de l'Atlantique. Cet impact des correspondants presses au plus près des simples soldats et ce suivi auprès des familles devrait inspirer à reprendre plus ces bonnes idées chez nous, surtout vu la crise du volontariat et de l'abaissement des critères de sélection qui en suivent.
RépondreSupprimerJ'ai adoré cette hirstoire méconnue des "Joe Blow". C'est la base du métier de journaliste: Les "Joe Blow", les "gens ordinaires" touchent bien plus le public parce que le public y voit "des gens comme eux", et ça leur parle.On a coutume dans le métier de dire qu'on voit trop de cravates. Il en faut aussi, parce que le chef, le responsable, c'est aussi un regard qualifié. Mais preuve est faite qu'à chaque fois qu'un reportage part sur l'angle d'une histoire de "Jo Blow", d'hommes ou de femmes sur le terrain, ça marche. A condition de bannir le reportage chrono, le passage éclaire. Il faut du temps et de la confiance. Pour ça il faut passer du temps avec les soldats, rouler avec eux, manger avec eux, dormir avec eux, cailler avec eux, stresser avec eux, ecouter, regarder, attendre qu'un lien de confiance se fasse avec du temps et de la discretion.
RépondreSupprimer[daniel]
RépondreSupprimerLe SIRPA ou ses différents avatars savaient y faire aussi, surtout pendant la guerre d'Indochine, pendant et après le maréchal de Lattre. Relire le tome 2 de Delpey, La Bataille du Tonkin, par exemple.
Le seul élément manquant est la liaison 'organique' avec les familles. Difficile de faire autrement, le grand échec de l'ensemble du commandement a été son incapacité à organiser un lien avec l'ensemble de l'opinion publique en métropole. De lattre a essayé mais le soufflé est vite retombé.
Et de sacrées pubs de recrutement aussi...
RépondreSupprimerhttps://m.youtube.com/watch?v=8q5R8cNbYJQ
Par contre le "Corp" a maintenant lui aussi des problèmes de recrutement de doit lui aussi "faire avec"...