Le
10 novembre 2020, l’Azerbaïdjan et l’Arménie signaient sous l’égide de la
Russie un accord mettant fin aux hostilités dans le Haut (ou Nagorno) — Karabakh.
Après six semaines de guerre, l’Azerbaïdjan reprenait le contrôle des sept
districts peuplés d’Azéris et de Kurdes qui étaient occupés par les Arméniens
depuis 1994. Elle recevait également le droit de maintenir ses forces armées dans
les territoires conquis, dont le district de Chouchi qui commande le corridor
étroit de Lachine entre l’Artsakh, selon l’appellation arménienne du
Nagorno-Karabakh, et l’Arménie. Elle obtenait enfin un accès libre à travers le
territoire de l’Arménie jusqu’au Nakhitchevan, son enclave jouxtant la
frontière avec la Turquie et l’Iran. La Russie s’engageait de son côté à déployer 2 000 soldats sur place dans une mission d’interposition
et de maintien de la paix.
Si l’Artsakh survivait comme entité politique au
statut des plus flous, son existence était largement menacée à terme. Il s’agissait
là de gains considérables pour l’Azerbaïdjan, 26 ans après le désastre de
la guerre perdue contre l’Arménie.
Cette
victoire nette de l’Azerbaïdjan a pu surprendre ceux qui étaient restés sur les
défaites humiliantes des années 1990 face à des troupes arméniennes
incontestablement supérieures, plus motivées et mieux commandées. Elle ne doit
pourtant rien au hasard.
La guerre est un acte
politique
Le
gouvernement azerbaïdjanais a d’abord déclenché cette guerre, car il n’a pas
été dissuadé de le faire. Il n’a pas été retenu par l’ordre international et la
peur de sanctions et de rétorsions diverses pour avoir employé la force. Il est
vrai que la communauté internationale, ni même d’ailleurs l’Arménie, n’a jamais
reconnu la République du Haut-Karabagh, et plutôt soutenu la position de
l’Azerbaïdjan en particulier sur les districts occupés autour de l’Artsakh. En
2007, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) qui
tente de normaliser la situation dans la région a établi leur restitution à
l’Azerbaïdjan comme un préalable nécessaire à la paix. En face, l’Artsakh et
son protecteur arménien ont toujours fait preuve d’intransigeance, arguant de
la nécessaire sécurité de ce glacis, et persuadés de toute manière de leur
supériorité militaire [1].
Et
c’est bien là, le deuxième élément. L’Azerbaïdjan a effectivement longtemps été
dissuadé par la réelle supériorité arménienne. Elle s’est efforcée patiemment
de la surmonter. Les Azéris ont consacré plus 24 milliards de dollars de
2009 à 2018 à leur Défense [2].
L’Azerbaïdjan est le 9e pays au monde en termes d’effort de
défense rapporté au PIB. Tout le monde a remarqué l’investissement dans les
drones achetés à Israël et à la Turquie, mais les achats plus classiques
d’engins blindés modernes ont au moins été aussi importants. L’essentiel est
cependant ailleurs. Il ne suffit pas d’accumuler des équipements modernes pour
être une bonne armée, il faut surtout savoir bien les utiliser. L’armée
azerbaïdjanaise a beaucoup travaillé avec l’aide des Turcs. Par une formation
soutenue et de nombreux exercices, elle a considérablement augmenté son capital
de compétences depuis les savoir-faire de base des combattants jusqu’à
l’organisation d’opérations interarmes et interarmées complexes. Elle a aussi
innové en adoptant un certain nombre de procédés nouveaux turcs et russes
employés en Syrie ou dans le Donbass.
En
face, l’Arménie n’a que peu bougé. Son effort de défense est certes conséquent
puisqu’elle se trouve au 10e rang mondial, mais avec un PIB
très inférieur à celui de l’Azerbaïdjan. Là où cette dernière investissait 24 milliards
de dollars, l’Arménie n’en dépensait que 4. Cela n’inquiétait visiblement pas
beaucoup les autorités arméniennes dont beaucoup avaient connu la guerre
précédente et restaient toujours persuadées de la supériorité qualitative de leurs
forces et de celles de l’Artsakh. Non seulement les Arméniens n’ont pas assez investi
matériellement, mais ils ont peu innové, laissant ce champ à leurs adversaires,
une erreur fatale quand on a moins de ressources. Avec des budgets comparables,
il aurait été possible de construire un système défensif mieux organisé, en
profondeur, enterré, camouflé et associé à une force décentralisée de
technoguérilla, pour reprendre l’expression de Joseph Henrotin. Pour le prix de
l’escadrille de chasseurs multirôles Su-30 SM, dont pas un ne décollera pendant
la guerre, il aurait possible de se constituer une flotte de drones de combat
supérieure à celle de l’Azerbaïdjan. On se trouve là dans un cas d’inertie
conscient, selon l'expression de Philippe Silberzahn, où même après les accrochages violents de 2016 on voit venir la
guerre, mais on ne fait pas grand-chose de sérieux pour y faire face.
Il
est vrai que l’Arménie comptait aussi beaucoup sur son alliance militaire avec
la Russie, très présente sur son sol avec la grande base de Gyumin. Le problème
est que lorsque l’on dépend d’un unique et puissant protecteur, il ne faut pas
le fâcher. Or, la Russie n’apprécie pas le nouveau régime arménien issu de la
révolution de 2018. Elle a donc saisi l’occasion de cette nouvelle crise pour
lui rappeler son statut d’allié captif, en laissant clairement entendre qu’elle
défendrait le territoire de l’Arménie si celui-ci était agressé, mais qu’elle
ne combattrait pas pour l’Artsakh. La Russie se permettait d’affaiblir son
image construite d’allié fiable, mais au profit de celle de protecteur
indispensable lorsque la situation sera devenue critique. Cette posture a été
le « feu vert » pour l’Azerbaïdjan, mais
c’est aussi la Russie qui a été le seul interlocuteur à pouvoir négocier la
paix. Il est même possible selon certains que la Russie ait même imposé la paix à l’Azerbaïdjan en menaçant d'intervenir. Elle est en tout cas devenue le nouveau protecteur de ce qui reste de l’Artsakh.
À
noter enfin que si la Russie se posait comme protecteur ultime de l’Arménie, la
Turquie faisait de même avec l’Azerbaïdjan en déployant quatre avions F-16
sur la base de Ganja, en maintenant une posture de vigilance à la frontière turco-arménienne,
en soutenant matériellement les forces azéries et même en engageant sans le
revendiquer une force de mercenaires syriens dans ses rangs. On a là un bon
exemple, proche de ce qu’a pu faire la France dans plusieurs conflits africains,
d’implication sous le seuil de la guerre ouverte.
En
résumé, si l’Arménie a été battue, c’est parce qu’elle était devenue battable
et que tous les freins diplomatiques à l’engagement azéri ont été levés.
La conquête
La
zone des combats est de 100 km de large sur 150 de long, l’équivalent de trois départements français, correspond au Haut-Karabagh lui-même et aux districts
azéris conquis à la fin de la guerre de 1994 et occupés depuis par la milice
arménienne.
La
majeure partie du Haut-Karabagh est montagneux et forestier, mais le sud de la
zone le long de la frontière iranienne est plat et plus accessible. Le système
de défense de l’Artsakh y est fondé sur un réseau de points d’appui tenus et un
deuxième échelon de forces de manœuvre à base de petits bataillons blindés
mécanisés et de groupes d’artillerie, avec un arsenal ex-soviétique ancien,
mais conséquent : environ 300 chars ou véhicules blindés d’infanterie
et 140 pièces d’artillerie, dont il est difficile de déterminer le taux de
disponibilité réel. L’armée du Haut-Karabagh dispose aussi d’une petite force
aérienne avec deux avions d’attaque Su-25, quatre hélicoptères d’attaque Mi-24,
cinq hélicoptères de transport Mi-8 et quatre drones de reconnaissance
Krunk. L’ensemble représente environ 40 000 combattants d’active et de
réserve, un poids énorme pour une population de moins de 170 000 habitants. Cette force est largement soutenue par
l’Arménie par le corridor de Lachine qui relie les deux territoires et par
lequel passent la logistique, les équipements et les combattants venus d’Arménie
[3].
L’offensive
azérie lancée le 27 septembre présente de nombreuses analogies avec les
deux offensives russes dans le Donbass en août 2014 et janvier 2015. Il s’agit
d’abord très classiquement d’une opération séquentielle où on cherche à
s’emparer du terrain et non d’une opération cumulative où on s’efforce de faire
pression sur l’ennemi, par des feux aériens le plus souvent, pour le faire
céder. On peut la suivre sur la carte et en prédire la fin. Elle est lancée sur
l’ensemble de la ligne de front. Le 4e corps d’armée engagé au
nord et au centre, essentiellement pour des raisons politiques afin de
s’emparer des zones azéries tenues par les Arméniens, est assez rapidement et
logiquement stoppé. Le terrain difficile favorise le défenseur et les axes peu
nombreux et encaissés peuvent facilement être bloqués. La combinaison
mines-missiles antichars y a causé de fortes pertes pour des gains de terrain
limités, mais jugés suffisants et qui ont permis de fixer une partie des forces
ennemies.
L’effort
est porté au sud, avec trois corps d’armée concentrés sur la partie sud, la
plus accessible. C’est une zone de 50 km sur 50 où sont menées une série
de petites avancées par blocs avec, comme au Donbass, mais aussi en Syrie et
notamment par l’armée turque, une phase d'infiltrations dans la profondeur de groupes professionnels d'infanterie légère, puis une neutralisation par le couple
artillerie/LRM-drones de reconnaissance suivie d’une phase d’assaut blindé.
Les
armées du Caucase ont hérité de l’Union soviétique une artillerie diversifiée
et pléthorique, souvent plus volumineuse que celle de l’armée de Terre
française. L’artillerie azérie disposait ainsi d’un arsenal de 600 pièces
diverses réparties dans les 23 brigades motorisées, mais aussi une brigade
d’artillerie, qui regroupe les armes à longue portée, et une brigade de lance-roquettes
multiples (LRM). Cette artillerie est cependant ancienne et à la précision très
éloignée des standards occidentaux. La combinaison avec des drones de
reconnaissance lui a d’un seul coup donné un surcroît d’efficacité. À la masse des feux notamment des LRM s’ajoutent maintenant une plus grande précision et une grande réactivité, puisque la boucle de tir, de la détection à
l’évaluation, est plus rapide.
Non
seulement, l’artillerie azérie a été efficace dans la neutralisation des défenses
arméniennes, mais elle a pu, largement étouffer l’artillerie arménienne par sa
contre-batterie grâce aux pièces lourdes, type 2S7 Pion de 203 mm, et LRM
à longue portée, comme les BM 30 Smerch. Autre point fort, l’emploi des 80 canons
automoteurs de 122 mm 2S1 comme « canons d’assaut » frappant en tir direct jusqu’à 2 000 mètres les positions retranchées ennemies. L’artillerie
azérie dispose enfin avec les LORA de missiles balistiques suffisamment précis
avec un écart circulaire probable de 10 m (une chance sur deux de frapper
dans ce diamètre) pour effectuer des missions d’interdiction, en frappant par
exemple le pont dans le corridor de Lachine et provoquant ainsi une sérieuse
entrave la logistique arménienne.
Les
groupements de manœuvre, ont progressé ensuite derrière ces feux. Au moins
autant que l’acquisition de drones armés, c’était l’acquisition ces dernières
années de cent chars russes T-90, avec une option pour cent autres, qui
auraient dû inquiéter le commandement arménien. Ils sont venus s’ajouter à un
parc déjà conséquent de 95 T-55 peu utilisés, mais surtout de 470 T-72
dont certains modernisés avec l’aide israélienne. Même en ne considérant que
les engins les plus modernes, c’est un arsenal considérable pour un pays de
cette importance.
Les
trois corps d’armée évoluant au sud de la zone d’action le long de la frontière
possédaient un potentiel de trente à quarante groupements tactiques interarmes
chars-infanterie mécanisée et artillerie automotrice, qui ont évolué et se sont
relevés au rythme des cessez-le-feu sur des fronts de 1 à 2 km en
progressant de trois à quatre kilomètres par jour.
À
partir du moment, où ils évoluent dans un contexte de supériorité dans le « ciel terrestre », c’est-à-dire dans l’environnement
immédiat où évoluent les obus, les roquettes, et les appareils de
reconnaissance et d’appui, et qu’ils sont évidemment servis par des hommes
courageux et compétents, rien ne peut résister à l’attaque de ces groupements
dès lors que la ligne de défense est franchie. Celle-ci a tenu deux semaines.
Le
point clé de Fizuli est pris le 17 octobre. Cinq jours plus tard toute la
zone frontalière avec l’Iran est conquise et la manœuvre pivote ensuite en
direction de Chouchi, le véritable centre de gravité de la région, lieu historique
et symbolique au cœur du Haut-Karabagh, à 15 km de la capitale Stepanakert,
mais surtout sur l’axe principal et vital reliant l’Artsakh et l’Arménie.
Significativement,
si les pertes humaines de la guerre de 1988-1994 étaient largement en défaveur
des Azéris (de l’ordre 3 ou 4 pour un combattant arménien), celles de 2020
sont équilibrées. Le gouvernement
arménien a annoncé la mort de 2 425 hommes, dans les forces de
l’Artsakh et les siennes, une proportion considérable des troupes engagées, ce
qui témoigne de leur courage comme de la violence des combats. Du côté azéri,
le président de l’Azerbaïdjan a parlé de 1 500 martyrs, c’est sans doute sous-estimé, et les pertes réelles doivent être très proches de celles des Arméniens. Dans tous les cas, on est très loin des 20 000 morts de la première
guerre, certes beaucoup plus longue.
Le
groupe néerlandais Oryx a documenté précisément les pertes en équipements du
conflit. Ces estimations étant fondées sur des images, elles sont forcément
inférieures à la réalité, mais elles montrent là encore la très grande létalité
du combat moderne, en particulier pour les véhicules. Les destructions de chars
de bataille des deux camps représentent à elles seules la moitié du parc
théorique français. La disparité des pertes y est aussi frappante, alors que
les Azéris étaient en posture d’attaques de positions défensives, leurs pertes
matérielles prouvées sont inférieures de moitié aux pertes arméniennes, et
parfois plus encore. Les Azéris n’ont eu par exemple que 32 chars détruits
pour 121 arméniens. Plus de 200 pièces d’artillerie arméniennes de
tout type ont été détruites, pour un LRM et un mortier azéri, preuve de la
suprématie azérie dans la contre-batterie. Un autre point significatif est le
nombre d’équipements capturés par les Azéris, correspondants à entre 30 %
et 100 % du nombre de ceux détruits, alors qu’inversement les matériels
capturés par les Arméniens sont très peu nombreux [4]. Tout cela témoigne d’une
supériorité quasi systématique sur les points de contact, sauf dans la région
du nord ou le terrain équilibrait les choses, avec plusieurs niveaux tactiques
d’écart, ce qui a permis à plusieurs reprises de disloquer les dispositifs
ennemis et donc d’obtenir de grands décalages de résultats.
Le ciel du Caucase est un
espace trop dangereux pour les avions
L’aspect
le plus remarqué de ce conflit a été l’emploi massif des drones par les forces
azéries, notamment dans les premiers jours afin de briser les contre-attaques
aériennes. On a moins remarqué la rareté, voire l’absence des avions, un
phénomène déjà observé pendant la guerre dans le Donbass en 2014-2015. Non sans
mépris pour ces drôles d’engins volants, il était de bon ton dans les armées
occidentales de considérer que les drones ne survivraient pas longtemps dans un
environnement de haute intensité, et que les avions de combat resteraient les
rois du ciel. C’est exactement l’inverse qui s’est passé dans les deux premiers conflits du siècle entre États : les drones ont été omniprésents et
les avions rares, car jugés trop vulnérables ou, dans le cas russe, d’une signature
politique trop élevée.
L’Azerbaïdjan
et l’Arménie disposent pourtant d’une flotte non négligeable, avec une
trentaine d’avions de combat disponibles et une vingtaine pour l’autre dont quatre
Su-30 SM. C’est, et surtout pour les
avions les plus modernes, un investissement considérable pour ces petits pays.
Ils sont donc assez rares, un pour 150 000/300 000
habitants environ (comme pour la France) et précieux. L’avion de combat est
désormais un engin de luxe qu’il est difficile de se payer avec des budgets
contraints et sa perte est une catastrophe. Or, là aussi héritage soviétique et
russe, ces deux pays disposent aussi d’un solide réseau de défense antiaérienne,
sans parler des forces russes et turques très proches qui pourraient frapper à
tout moment sur la toute la zone des combats.
Comme
dans le contexte ukrainien, la défense tend alors à l’emporter, au moins pour
les avions, car les drones au contraire sont paradoxalement moins vulnérables.
En l’absence de capacité de fusion (plot-fusion) les réseaux de radars ont du
mal à repérer ces petits objets lents et volants à basse relative altitude.
L’armement prévu pour abattre des avions n’est pas non plus très adapté à ces
cibles anormales. Les instruments de brouillage manquent également pour couper
les liaisons entre les drones et les stations de conduite. Dans ce contexte, si
quelques Su-25 ont pu être utilisés, dont un abattu dès le deuxième jour, les
Mig-29 et même les Su-30 SM sont restés au sol faisant fonction de « flottes en vie » utilisables en dernier
recours dans un niveau supérieur d’escalade. Il n’y aura qu’un seul avion
abattu, un Su-25.
Il
n’y aura par ailleurs que deux hélicoptères abattus, un Mi-8 de part et
d’autre, ce qui tend à prouver surtout du côté azéri, qui dispose d’une flotte
très conséquente d’hélicoptères d’attaque avec plusieurs dizaines de Mi-24 et
surtout 24 Mi-35 M que ceux-ci ont été engagés de manière très prudente
et/ou que les défenses aériennes arméniennes ont bien été neutralisées ou détruites.
La
parole a donc été donnée aux drones et plus particulièrement les drones de
l’armée azerbaïdjanaise qui a su se constituer une petite flotte capable
d’effectuer presque toutes les mêmes missions qu’une aviation de combat, mais
pour beaucoup moins cher et évidemment moins de pertes humaines. Les Azéris
disposaient ainsi d’une flotte de vingt drones israéliens de reconnaissance (Héron,
Hermes 450 et 900, Aérostar, Orbiter 3), dix MALE armés turcs
Bayraktar TB2, ainsi qu’un certain nombre de drones-suicide israéliens Harop, SkyStriker et Orbiter 1 K. Plus
surprenant et preuve là encore d’une opération intelligemment préparée, les
Azéris ont constitué une flotte de vieux biplans An-2 Colt sans pilotes et
guidés depuis le sol, qui pourraient peut-être servir de bombes volantes avec
une quantité énorme d’explosifs ou, ce qui a été le cas, afin de servir
d’appâts pour les défenses antiaériennes arméniennes qui se découvraient ainsi
et étaient frappées immédiatement par les TB2 ou par l’artillerie [5].
Car
et là c’est un phénomène inédit, jamais des drones n’ont autant détruit en une
seule campagne. Le grand raid aérien initial classique, par avions ou missiles
de croisière, détruisant ou neutralisations les capacités de défense
antiaérienne ennemies, a été remplacé par un raid de drones TB2, dont les
missiles MAM-L ont fait des ravages, et de drones-kamikaze Harop attirés par
les émissions radars. Le 4 octobre, l’armée azérie revendiquait la
destruction de 33 systèmes de défense antiaériens arméniens, dont un
S-300. Oryx de son côté a documenté la destruction de 27 systèmes et 12 radars
[4].
Les
drones azéris ont également effectué des missions d’interdiction, avec au moins
un convoi logistique arménien frappé par des missiles TB-2. Ils ont
surtout entravé tout mouvement d’une force sur véhicules. On sait depuis la fin
de la Seconde Guerre mondiale que les unités terrestres motorisées sont
vulnérables aux attaques aériennes, des avions d’abord, chose dont les forces
occidentales ont largement profité depuis 1990, des hélicoptères ensuite, avec
le bémol de la vulnérabilité, et maintenant des drones armés dont tout indique qu’ils
sont en train de se « démocratiser ». Cela ne signifie pas la fin des unités motorisées, et
notamment de chars qui au contraire ont été le fer de lance de l’offensive
azérie, mais qu’elles doivent être accompagné d’un système de défense adapté à
courte portée et de moyens de guerre électronique, sachant que la tendance est
là encore au drone autonome. Les drones-suicide Harop par exemple, peuvent avec
des résultats un peu dégradés, effectuer des frappes sans être guidés.
De la dissuasion intra-guerre
À la manière maoïste, l’Arménie fondait sa capacité
de dissuasion sur le couple défense populaire-missiles à longue portée. La
défense populaire, on l’a vu, reposait sur la mobilisation et la résistance
acharnée des miliciens artsakhiotes soutenues par les « volontaires »
venues d’Arménie. Cela n’a pas suffi. La seconde composante reposait sur un
arsenal assez conséquent de missiles balistiques Scud-B et OTR-21 Tochka améliorés, capables
de projeter des dizaines de charges de plusieurs centaines de kilos d’explosifs
sur l’ensemble du territoire de l’Azerbaïdjan depuis le Nagorno-Karabakh. On
pensait alors à Erevan que dans une stratégie du « faible au fort », cette capacité globale
de destruction dépasserait les gains d’une conquête éventuelle d’un territoire de
seulement 160 000 habitants.
L’Azerbaïdjan
a répondu d’abord en se constituant à partir de 2011 un solide réseau de
défenses antimissiles, russe avec l’acquisition de deux divisions de missiles
antiaériens S-300 PMU-2, puis aussi israélien avec la commande de neuf systèmes de tir israéliens Barak-8
avec deux radars EL/M-2080 Green Pine, qui présentaient aussi l’intérêt pour
Israël de pouvoir déceler des tirs de missiles iraniens, mais il n'est pas certain qu'ils aient été déployés [6].
La
stratégie arménienne se trouvait prise en défaut. Après les incidents de 2006,
l’Arménie décidait d’aller donc plus loin en obtenant de la Russie
l’acquisition d’un bataillon de modernes et puissants Iskander E SRBM. L’achat
des avions multi rôles Su-30SM doit se comprendre aussi dans cette volonté de
montrer que l’on faisait quelque chose en achetant des moyens haut de gamme
censés faire peur à l’Azerbaïdjan. Mais après le bouclier défensif, l’Azerbaïdjan
se dotait aussi d’une force de frappe moderne conséquente avec quelques
systèmes biélorusses Poronez et turcs TRG-300, sur châssis LRM, et surtout des
LORA israéliens, à la fois puissant et précis.
La
force de frappe à longue portée arménienne n’a donc dissuadé en rien
l’offensive azérie. Pire en détruisant d’emblée grâce aux drones une grande
partie du système de défense antiaérien arménien, donc six lanceurs S-300
et même un lanceur de missiles balistiques (a priori SCUD), la position
d’équilibre qui pouvait exister entre les deux forces de frappe a été en partie
rompue.
Les
frappes sur des cibles civiles ont commencé, semble-t-il, le 3 octobre
avec des tirs azéris de roquettes Smerch sur Stepanakert, sans que l’on n’en
connaisse très bien la raison. Peut-être s’agissait-il de faire fuir la
population, ce qui sera le cas pour la moitié de l’Artsakh. L’Arménie riposte
en lançant un missile Scud sur la ville et base militaire de Ganja, ce qui
induit en retour de nouveaux tirs sur Stepanakert. Il y a donc une escalade
surtout du côté arménien où on cherche à compenser une situation que l’on
contrôle plus sur le terrain en essayant d’exercer autrement une pression sur
l’ennemi. Les forces arméniennes frappent donc à nouveau Gandja puis la ville
de Barda. Elles auraient aussi, semble-t-il, essayé de frapper les installations
pétrolières au nord de Bakou. L’ensemble est erratique, à la fois trop faible
pour avoir véritablement un impact stratégique, et trop fort pour ne pas
susciter de réprobations internationales, comme le 28 octobre lorsqu’une
frappe de LRM Smerch tuait 21 personnes et en blessait plus de 80.
Les
Arméniens avaient peut-être l’espoir de finir par provoquer une intervention
russe, mais les Russes ne bougent pas, même quand le 14 octobre des tirs
azéris frappent des emplacements de lanceurs sur le sol de l’Arménie ou quand les
Azéris abattent par erreur un hélicoptère russe.
Dans
l’ensemble, cependant et si les chiffres sont contestés de part et d’autre, les
pertes civiles totales sont estimées à environ 50 morts du côté arménien,
plutôt dans les combats au sol, et 90 morts du côté azéri du fait des frappes à
distance. Un chiffre finalement assez faible pour une guerre de haute intensité
de 44 jours, à comparer par exemple aux 500 morts des 78 jours
de campagne aérienne de l’OTAN au Kosovo et en Serbie en 1999 ou au millier de
morts de la campagne aérienne américaine en Afghanistan d’octobre à mi-décembre 2001,
pour des cadres espace-temps comparables. La différence est que dans le conflit
du Nagorno-Karabakh, on a fait endosser le risque aux soldats sans beaucoup le
transférer aux civils.
Au
bout du compte, on se trouve dans une situation très classique, mais un peu
oubliée d’un conflit clausewitzien, ouvert, avec un début et une fin clairs,
marqué par un duel des armes jusqu’à la réduction à l’impuissance d’un des
adversaires. La montée aux extrêmes a été contenue et il n’a jamais été
question à aucun moment de détruire l’ennemi, mais simplement de le soumettre à
sa volonté politique. L’Azerbaïdjan a emporté ce duel parce qu’il y avait
accord entre les objectifs et les moyens conçus puis utilisés pour les
atteindre. Face à une nation qui n’a pas aussi bien analysé les choses et n’a
pas su se doter d’un modèle de forces adapté, la victoire était certaine avant
même le premier coup de feu. Notons pour conclure qu’il serait intéressant de
simuler une situation où les forces françaises qui ont désormais moins de
moyens que celles de l’Azerbaïdjan, 76e puissance mondiale, se
seraient retrouvées à la place des Arméniens.
[1] Noura Doukhi, « Les raisons de la défaite arménienne dans le Haut-Karabakh »,
L’Orient-Le jour, 24 novembre 2020.
https://www.lorientlejour.com/article/1242147/les-raisons-de-la-defaite-armenienne-dans-le-haut-karabakh.html
[2]
Ejaz Haider, “War in the Caucasus: Lessons”, https://www.thefridaytimes.com/war-in-the-caucasus-lessons/
[3] Pierre Razoux, « Nagorno-Karabakh :
nouveau front turc face à la Russie ? »
Fondation Méditerranéenne d’Etudes Stratégiques, 13 octobre 2010, https://fmes-france.org/nagorno-karabakh-nouveau-front-turc-face-a-la-russie-par-pierre-razoux/
[4] https://www.oryxspioenkop.com/2020/09/the-fight-for-nagorno-karabakh.html
[5] Joseph Henrotin, « Guerre d’Artsakh-Quelles
leçons pour une guerre de haute-intensité », Défense et Sécurité Internationale, n°150, novembre-décembre 2020.
[6]Eduard
Abrahamyan, “Azerbaijan's Ballistic Missile Dilemma”, August 22, 2018, the CACI
Analyst. https://www.cacianalyst.org/publications/analytical-articles/item/13530-azerbaijans-ballistic-missile-dilemma.html