En mars 2016,
lors d’un débat
télévisé consacré à la guerre contre l'Etat islamique la question
fut posée de la suite des opérations après la reprise de Ramadi puis de
Palmyre. Je me montrais à l’époque beaucoup plus prudent que
ceux qui voyaient un assaut imminent sur Deir ez-Zor et sur Mossoul, ne
serait-ce, dans ce dernier cas, que pour offrir une victoire majeure à la fin
de Présidence Obama.
J'avais tort, les exigences politiques l’ont emporté en Irak sur la prudence
militaire. Depuis sa prise par l’Etat islamique en juin 2014, Mossoul a
toujours été le centre
de gravité des opérations militaires en Irak. Pour les Américains,
leader de la coalition formée à ce moment-là et plutôt adeptes de stratégie
directe (surtout quand il s’agit de rester le moins possible sur un théâtre),
la reconquête de cette grande ville devait être la priorité. Le gouvernement
irakien de son côté était plus prudent, considérant les menaces plus immédiates
envers Bagdad notamment depuis l’Euphrate, la complexité politique des
provinces du nord et aussi la faiblesse des moyens militaires disponibles. En
Irak, l’Etat islamique se trouvait entouré des armées du Parti démocratique du
Kurdistan (PDK), de l’Union populaire du Kurdistan (UPK), des milices chiites
regroupées dans les unités de mobilisation populaire (UMP, Hachd al-Chaabi) et des
ministères de l’intérieur et de la défense. Si, après les défaites initiales et
avec l’aide de l’Iran et de la Coalition américaine, chacune de ces armées
pouvait résister, aucune d’entre elles n'était en mesure de reconquérir le
terrain perdu. Tikrit avait bien été reprise en mars 2015 par les UMP mais avec
de telles difficultés et de telles conséquences pour les populations, que cela
avait plutôt dissuadé de recommencer l'expérience.
En l’absence
d’unités de combat terrestres de la coalition, il fallut donc en passer par une
nouvelle reconstitution des forces irakiennes régulières. En décembre 2014, le
gouvernement américain décidait d’un plan de formation et d’équipement (Iraq
Train and Equip Fund, ITEF) de 1,6 milliards de dollars pour un total
estimé de 65 000 hommes. Les alliés, dont la France, contribuaient à ce
plan avec des équipes de formateurs et la livraison de quelques équipements. Ce
plan s’est révélé finalement beaucoup plus long à mettre en oeuvre que prévu et
au bout d’un an, le fer de lance de la contre-offensive était constitué par les
Forces spéciales irakiennes, élevées au niveau d’une division (la division d'or, au sens strict la 1ère brigade des trois du Couter Terrorisme Service, (CTS) forte en théorie de 13 000 hommes) et constituant un quasi-ministère. Cette unité est une unité d’élite
bénéficiant des meilleurs personnels et abondamment équipée de matériels
individuels ou de véhicules modernes comme les M-ATV. En deuxième échelon,
plusieurs divisions régulières irakiennes comme les 6e, 15e,
16e et 9e blindées ont également été
partiellement reformées et rééquipées. Le ministère de l’Intérieur dispose
également d’une division d’intervention rapide (RID) ou 5e division, en réalité
une unité d’infanterie spécialisée dans le combat urbain. Au total, au bout de
deux ans d’effort, on restait loin des 65 000 hommes prévus, et pour une
qualité moyenne, hors unités d’élite, encore fragile. Depuis la contre-offensive
sur Ramadi en décembre 2015 cette force, en particulier le CTS, est engagée
presque sans discontinuer et peine à compenser ses pertes ou même à conserver
ses soldats en fin de contrat. On a du mal ainsi à capitaliser et à simplement maintenir une force opérationnelle de 40 à 50 000 hommes.
C’est donc cet instrument fragile qui a été lancé à l’assaut de Mossoul dès la
fin de la conquête de Falloujah, car au sein de la coalition des quatre armées
réunies autour de la troisième ville du pays, c’est bien cette force régulière
qui a, seule, la charge de s’emparer de ce nouvel objectif. Or, celui-ci est
d'une autre ampleur que les combats menés jusque-là.
Sans surprise, l’Etat islamique a profondément organisé la défense de cette
ville grande comme cinq fois Paris intramuros. Dans
les localités autour de Mossoul, un premier dispositif visait avec quelques
équipes légères voire des combattants isolés, à freiner et désorganiser les
colonnes adverses. Surtout, à l’intérieur même de la ville, 5 000
combattants (sans certitude) soit 3 à 4 fois plus qu’à Ramadi ou Falloujah,
peuvent s'appuyer sur une forte densité de population civile, qui,
contrairement à ces deux localités largement désertées, leur sert de bouclier.
Ils ont surtout eu le temps de mettre en place un réseau de points d’appui et
de tunnels souterrains ou inter-bâtiments qui leur permet de circuler sans être
vus, ils ont aussi eu le temps de préparer des centaines de véhicules-suicide
qui leur servent de missiles de croisière en appui d’un combat décentralisé
« en essaim » très efficace.
Face à cette
organisation prévisible, il aurait été logique de faire pénétrer simultanément
dans la ville les quatre divisions régulières prévues (CTS, 16e, 9e et RID). Cela n’a pas été le cas. Par
optimisme ou désir d’obtenir une victoire rapide, la division CTS a reçu
l'ordre de pénétrer dès le 4 novembre dans les faubourgs est de Mossoul.
Pendant tout le mois de novembre, la division CTS a progressé de plus en plus
méthodiquement, s’efforçant de préserver la population, qui lui a fait bon
accueil, et d’étanchéifier son dispositif face aux infiltrations de l’Etat
islamique. En pointe du dispositif, les forces spéciales ont cependant du faire
face au gros des forces ennemies qui qui ont multiplié les attaques suicides
(plusieurs par jour) et les harcèlements. Un bout d’un mois, la division d'or
n’a finalement libéré qu’un dixième de la ville au prix de près de 2 000
pertes. La 16e division est venue au nord appuyer les
Forces spéciales mais avec peu de forces en première ligne. Deux brigades ont
été engagées également au sud-est sous le commandement de la 9e division blindée. Ne possédant pas les
compétences d’infanterie des Forces spéciales, la 9e division a été lancée le 4 décembre
dans un raid en direction de l’hôpital Salaam, point d’appui de l’Etat islamique
près de l’Euphrate. Le 6 décembre, une colonne de la division atteignait
bien l’hôpital mais tombait dans une grande embuscade, encerclée par des
sections infiltrées de l’Etat islamique. Une centaine de soldats ont
été tués et des dizaines de véhicules détruits. Il a fallu l’intervention
d’avions de la coalition sur l’hôpital (sans présence de civils) et des Forces
spéciales pour sauver la 9e division en repli. Les 4 000
hommes de la division d’intervention rapide de la police, qui devaient être
engagés au sud-ouest sur l’aéroport sont envoyés en renfort à l’est. Le terrain
perdu est en partie regagné puis les opérations sont stoppées à la mi-décembre avant de reprendre dix jours plus tard.
La situation
est désormais bloquée et c’est une mauvaise surprise. Je pensais pour ma part
que l’offensive était prématurée, qu’il aurait fallu disposer d’un meilleur
rapport de forces en troupes compétentes et avoir nettoyé la poche de Hawija
entre Mossoul et Bagdad. J’estimais cependant que les forces irakiennes
seraient capables d’atteindre le centre de la ville à la fin novembre avant de
mener un combat de nettoyage pendant plusieurs mois. Les forces irakiennes,
hors de la division d’or qui avaient assumé la majeure partie des combats de
Ramadi et Falloujah, étaient plus faibles que je ne le pensais et en plus,
elles étaient mal coordonnées.
Alors que
plusieurs centaines de milliers de civils sont encore présents, l’Etat
islamique conserve encore au moins 70 % de ces forces et le centre-ville est
encore plus facile à défendre que la périphérie. Les gains en prestige de la
résistance héroïque commencent à compenser la perte, inéluctable, de Mossoul.
L’Etat islamique, qui est encore moins inquiété du côté de Raqqa malgré, là
encore, une offensive lancée à grands renforts de communiqués début novembre, conserve
des capacités d’action comme en témoignent la reprise de Palmyre et les
attaques sur Bagdad.
Débloquer la
situation implique maintenant de changer le rapport de forces. Les marges de
manœuvre de l’armée régulière sont limitées. La 15e division, présente à l’ouest de
Mossoul est disponible, au risque de laisser les UMP s’emparer de la ville de
Tal Afar, et la 16e division
a encore été peu engagée. Cela risque d'être insuffisant. Il est possible de
faire venir encore quelques unités en provenance de Bagdad mais au risque
de dégarnir la capitale et l’Euphrate face aux possibles retours offensifs de
l’Etat islamique. La deuxième option est d’engager les UMP dans Mossoul.
Le Premier ministre Abadi s’y refusait jusqu’à présent, cantonnant les UMP dans
une mission de cloisonnement des abords ouest de la ville mais il subit
désormais de fortes pressions pour engager au moins les milices Badr et Kaitaib
Hezbollah.
La troisième option consiste à modifier les règles d’engagement des moyens
d’appui feux en particulier ceux de la coalition. Il est difficile d'obtenir
des effets tactiques avec des frappes aériennes contre un adversaire retranché
dans un milieu urbain complexe surtout si la population civile y est
encore présente en nombre et que l'on a le souci de la préserver. Même
ainsi et avec l’emploi systématique de munitions aériennes de précision, le
site Airwars recense 73 cas de frappes ayant provoqué des pertes civiles en
Irak durant le seul mois de novembre (contre, si on veut comparer, 215 en Syrie
pour les seuls Russes qui emploient beaucoup moins de munitions guidées et ont
moins de scrupules), ce qui en fait déjà à cet égard le mois le plus meurtrier
depuis la création de la Coalition. Des règles d’engagement moins restrictives,
faciliterait la progression des troupes au sol mais multiplieraient ces pertes
civiles. Avec l’engagement de milices chiites, la bataille prendrait un tour
beaucoup plus sanglant pour la population et se rapprocherait de ce qui se fait
en Syrie. Outre que cela nuirait passablement à l’image de la Coalition, cela
engagerait aussi très probablement l’avenir politique de cette région sensible,
alors même que les forces régulières se trouveraient affaiblies par rapport aux
milices de tous les camps.
La bataille de
Mossoul a été mal engagée. Elle sera gagnée malgré tout mais la manière de
parvenir à la victoire influencera fortement l’avenir, alors même que la
disparition territoriale de l’Etat islamique est loin d’être achevée et que les
causes qui ont provoqué sa renaissance au sein de la population arabe sunnite
locale sont encore largement présentes.