Si l’idée du smart power, cher à l’administration
Obama, est bien de comprendre comment combiner harmonieusement les différents instruments
de puissance, depuis l’influence culturelle jusqu’à l’emploi massif de la force
armée, en vue d’atteindre des objectifs stratégiques, force est de constater
qu’il s’agit là sans doute d’une problématique assez spécifique aux Etats-Unis.
De fait, les autres grandes traditions stratégiques ne se la posent pas
vraiment tant cette idée paraît évidente même si sa mise en application l’est
beaucoup moins.
Le smart power
à l’ère des épées
Le corpus stratégique
chinois tel qu’il se définit de la période des Légistes à celle des Royaumes
combattants du VIIe au Ve siècle avant JC, aboutit dès
cette époque à l’idée que le souverain dispose de tout un spectre d’instruments
à sa disposition, violents ou non, classé simplement en fonction de leur
rapport coût/efficacité, la guerre étant d’ailleurs jugée comme parmi les moins
efficients de ces outils.
A l’aube du IIIe siècle avant JC, l’Arthasastra, le grand
traité de stratégie indien, se veut comme un catalogue exhaustif de tous les
moyens à la disposition du Prince pour influencer ses voisins ou s’imposer à
eux, depuis le petit cadeau jusqu’à l’extermination totale.
Formée bien plus
tardivement, la culture stratégique européenne accorde certes la primauté aux
armes comme instrument politique, oscillant entre un emploi limité
post-westphalienne jusqu’à l’absolu napoléonien, mais il y a toujours cette
idée d’un spectre d’instruments,
violents ou non, comme le « blocus
continental » par exemple au service du souverain. Si Clausewitz considère que la guerre y est la continuation
de la politique avec d’autres moyens, l’ « ultime argument des
rois », c’est bien que les autres moyens sont aussi pris en compte.
L’ère des Minutemen
Lorsque Clausewitz écrit
cela, les Etats-Unis n’ont guère plus de quarante années d’existence et
celle-ci s’est fondée sur une révolte d’hommes libres, les Minutemen, prenant volontairement et « dans la minute »
leurs armes pour s’affranchir de la domination britannique.
Une culture stratégique
spécifique se forme alors là dans un contexte politique qui veut rompre
résolument avec les pratiques de l’Ancien monde. La guerre y est certes conçue
comme une continuation de la politique mais plutôt au sens de substitution pour
un temps limité. Hors de ce temps, l’armée américaine est réduite au minimum suffisant
pour les missions de police internationale et les petites guerres sans pouvoir
pour autant constituer un instrument de tyrannie. A l’intérieur de ce temps de
guerre, clairement délimité par les votes et les traités du Congrès, elle
redevient un rassemblement de Minutemen,
partant défendre la Patrie
contre une menace extérieure, avant de revenir à la maison. Même après la
professionnalisation des forces en 1973 (présentée comme une réunion permanente
de « volontaires »), rien d’important ne peut se faire sans l’emploi
massif des réservistes et des gardes nationaux, qui vont représenter par
exemple 40 % des effectifs américains en Irak en 2005. L’armée américaine, où
les contrats d’engagement restent aussi nettement plus courts que dans les
armées européennes, reste fondamentalement une armée de civils.
Cette mobilisation totale ne
peut, par principe et par obligation, n’être que courte. Elle ne peut être
utilisée, à la manière des « guerres en dentelles », pour servir à
imposer une volonté à un Etat considéré comme un autre soi pour des gains
limités mais pour éliminer définitivement un ennemi volontiers présenté comme
mortel et même parfois diabolique. Une telle conception de l’emploi de la
force, proche de celle du policier neutralisant des délinquants, ne laisse
guère de place à la négociation. En 1995, un général américain expliquait au
général belge Briquemont, commandant la force des Nations-Unies en Bosnie, que
les Américains ne résolvaient pas les problèmes mais les écrasaient. En lisant
l’article 11 de son « credo », le soldat américain contemporain
déclare toujours qu’il « détruira les ennemis des Etats-Unis »,
là où tous les autres soldats du monde dotés d’un « code d’honneur »
parlent de « vaincre ».
Cette victoire par destruction
est elle-même obtenue par une armée normalement autonome du politique dans son
action. A partir de la Seconde Guerre
mondiale, ce hard power autonome est
également doté d’une puissance matérielle incomparable qui lui permet
d’imaginer que toutes les victoires, par écrasement donc, sont possibles au
moindre coût humain. Les deux redditions sans conditions obtenues en 1945 aux
deux bords de monde semblent accréditer la force de cette approche. Elles en
constituent en réalité le point culminant. L’engagement militaire américain
depuis la Seconde Guerre
mondiale présente le paradoxe de s’appuyer sur une puissance relative inégalée
dans l’Histoire et pourtant d’échouer régulièrement avec à chaque fois des
conséquences considérables.
Les Minutemen
et le nucléaire
Dans le contexte de guerre
froide qui se forme sur fond d’apocalypse nucléaire, la surpuissance militaire sans
contrôle politique devient dangereuse.
L’apparition de l’arme
atomique marque évidemment une rupture dans le modèle. Pour les militaires, il
s’agit là de l’arme ultime. La destruction de l’ennemi est désormais possible
sans même avoir à mobiliser les ressources humaines de la nation. Même
lorsqu’elle devient partagée à partir de 1949, la doctrine d’emploi reste celle
des représailles massives, autrement dit de destruction totale de l’ennemi, en
cas de guerre. Le premier missile intercontinental, baptisé Minuteman, est lancé en 1960.
La guerre de Corée qui
éclate en 1950 révèle toutes les contradictions cachées de cette posture. La
puissance nucléaire américaine n’a pas dissuadé la Corée du nord d’envahir la
zone sud désertée par les troupes américaines et délaissée dans le discours. Après
une nouvelle mobilisation, les Américains interviennent sans employer d’armes
nucléaires, il est vrai alors disponibles seulement en petit nombre. Le général
Mac Arthur, qui ne conçoit pas d’alternative à la victoire, sous entendue
totale, ne se contente pas de sauver la république du Sud mais impose
l’invasion du Nord, ce qui provoque à son tour une intervention chinoise et en
retour l’exigence d’emploi de l’arme nucléaire. Ce processus de montée aux
extrêmes est stoppé par le Président Truman et cette intervention politique,
suivie pour la première fois de l’imposition d’un arrêt des combats sans
victoire, suscite la fureur des militaires.
L’analyse qui est faite par
ces derniers est qu’ils doivent se doter d’armes atomiques tactiques en grand
nombre qu’ils pourront utiliser à leur guise et sans interférence politique. Se
développe alors toute une théorie du champ de bataille atomique dont la folie
est stoppée par l’administration Kennedy et le secrétaire à la défense Mac
Namara. La double doctrine d’emploi tactique du nucléaire et de représailles
massives stratégiques est remplacée par la doctrine de la riposte graduée où
l’emploi de l’arme nucléaire est étroitement contrôlé par le politique dans
toutes les étapes d’une escalade éventuelle. Si des propositions d’emploi
d’armes tactiques apparaissent régulièrement (bombes à neutrons, projectiles de
percement d’abris, etc.), le monopole politique de l’emploi de l’arme nucléaire
reste pour l’instant bien établi. Cette
confiscation est rendue plus acceptable par l’existence d’une puissance
conventionnelle qui reste considérable et dès le temps de paix cette fois.
Un hard power
inefficace face aux ennemis non-étatiques
Cette dissociation du hard power entre une forme conventionnelle qui reste largement
autonome une fois engagée et une forme nucléaire étroitement contrôlée
intervient alors que les Etats-Unis sont engagés militairement au Sud-Vietnam.
Le contexte y est plus flou qu’en Corée, l’ennemi principal étant cette fois
une organisation non-étatique, le Viet-Cong, associée à une nation extérieure,
le Nord-Vietnam, elle-même soutenue par l’URSS et la Chine, toutes deux
puissances nucléaires hostiles aux Etats-Unis.
Après l’échec de l’approche
indirecte consistant à appuyer le gouvernement sud-vietnamien et son armée,
l’intervention directe qui est décidée reste dissociée entre le territoire
sud-vietnamienne dans lequel l’hubris
militaire peut se développer sans limite et hors de ce territoire dans lequel
elle est sévèrement contrôlée politiquement afin d’éviter une intervention
chinoise comme en Corée et une escalade nucléaire.
Cela ne suffit pas pour
autant à contenir la montée aux extrêmes. La confusion entre écrasement des
forces militaires et victoire stratégique aboutit, dans un contexte où les
engagements sont limités mais multiples, à se concentrer sur la destruction de
toutes les forces ennemies rencontrées. La multiplication de ces petites
victoires à grands frais finit par avoir des effets macroscopiques contreproductifs.
Dans un combat contre des hommes qui sont avant tout des civils volontaires, la
démesure de la puissance de feu américaine (équivalente en tonnage de munitions
et sur le seul Sud-Vietnam à tout ce qui été utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale) et ses
effets collatéraux finissent par produire plus de combattants ennemis qu’elle
n’en détruit. Par ailleurs, sans même évoquer la crise morale qui se développe
dans la société américaine et dans son armée même, les coûts cumulés de tous
ces engagements au sol et des bombardements tout aussi stériles du Nord
finissent à eux-seuls par contribuer à l’affaiblissement de l’économie
américaine et à la fin du système de Bretton Woods. L’impuissance à maîtriser
l’emploi de la force au sein d’une guerre qui aurait dû rester localisée et
limitée a ainsi des effets démesurés sur la scène internationale.
La réaction militaire
Après la guerre du Vietnam,
le sentiment dominant dans l’armée américaine est pourtant que, comme en Corée,
c’est bien le contrôle politique de l’action qui a empêché la victoire en
empêchant l’invasion du Nord.
Pour beaucoup d’officiers
américains, soutenus par un courant politique de plus en plus fort, il s’agit d’abord
de ne pas répéter ce type de conflit et de revenir à la « vraie guerre »
entre Etats et armées régulières. Alors que les années 1950 avaient connu une
floraison d’écrits français sur la « guerre révolutionnaire », dans
les années 1970 les Américains se plongent eux avec passion dans la
redéfinition d’une doctrine de combat conventionnel en Europe contre l’ennemi
soviétique jusqu’à y voir, au bout de vingt ans, une « révolution dans les
affaires militaires ».
Tout ce qui ne relève pas de
ce cadre est relégué aux « opérations autres que la guerre » menées
soit par des armées étrangères, des unités dédiées comme les forces spéciales,
soit par des unités conventionnelles mais sans être engagées au combat, comme à
Beyrouth en 1982. L’engagement militaire ne se conçoit à nouveau que comme total.
En novembre 1984, Caspar Weinberger le secrétaire à la Défense de
l’administration théorise ce retour à un emploi classique de la force armée
américaine. Les troupes ne peuvent engager de troupes au combat, au sol tout au
moins, que pour la défense d’intérêts nationaux majeurs avec le soutien du
Congrès et de l’opinion publique pour atteindre des objectifs clairs avec
l’intention claire de vaincre et des moyens suffisants pour y parvenir.
Les opérations « autres
que la guerre » présentèrent finalement un bilan très mitigé. Comme au
Sud-Vietnam, l’appel et l’appui à des alliés locaux, aux intérêts propres et
souvent peu scrupuleux se sont révélés très aléatoires notamment en Amérique
centrale. Le refus de voir des ennemis au Liban n’a pas empêché d’en avoir et 241
Marines ont été tués par une attaque-suicide en une seule journée de 1983. Les
engagements de « guerre » eux-mêmes sont restés très limités du fait même des
blocages politiques de la « petite guerre froide » mais ces petits
combats sont toujours totaux. Un rapport de forces écrasant permet, avec
beaucoup de maladresses, d’envahir l’île de la Grenade en 1983 tandis
qu’un raid aérien tente en vain, en 1987, de tuer le colonel Kadhafi.
La malédiction de l’homme fort
La fin de la guerre froide
et de ses blocages permet la libre expression de la guerre « à
l’américaine ». En 1991, l’opération Tempête
du désert contre l’Irak, réalisée après six mois d’accumulation de moyens
écrasants, consacrait apparemment de manière éclatante la justesse de ces vues,
ainsi que les campagnes aériennes contre les Bosno-Serbes en 1995 et la Serbie en 1999. Ces succès
tactiques spectaculaires initiaient cependant plusieurs phénomènes contraires
chez les ennemis potentiels des Etats-Unis comme la recherche de la protection
par le nucléaire, seule arme susceptible de contrer une telle puissance, ou le
développement de procédés de guérilla. Elles masquaient aussi la difficulté à
gérer la paix après la victoire initiale. Le duel des armes, souvent bref, doit
à chaque fois être prolongé par une présence militaire permanente à proximité
comme face à l’Irak de Saddam Hussein ou au milieu des populations comme en
Bosnie ou au Kosovo. L’application du tout ou rien militaire aboutit aussi à un
échec en Somalie en 1993, témoignant une fois de plus de la maladresse militaire
américaine hors du contexte de duel clausewitzien. Encore une fois, l’analyse
dominante qui en est faite dans les milieux de réflexion militaire que l’on n’est
pas encore assez loin dans l’écrasement.
Les attentats du 11
septembre 2001, sont l’occasion de corriger cette anomalie. Les moyens
militaires sont développés à un niveau inédit dans l’Histoire puisque, en
réponse à une attaque menée par dix-neuf hommes armés de cutters, le budget de la
défense américain finit par équivaloir celui du reste du monde. La lutte contre
une organisation non-étatique, Al Qaïda, débouche en réalité sur la destruction
de deux régimes, les talibans en Afghanistan et Saddam Hussein en Irak, qui
eux-mêmes se transforment de manière inattendue en deux conflits de
contre-insurrection traités à la manière vietnamienne avec des conséquences
proches. Ces deux guerres sont finalement des impasses militaires à 1000
milliards de dollars, qui provoquent, comme dans les années 1970, crise
économique et repli. Che Guevara rêvait d’épuiser les Etats-Unis dans plusieurs
guerres du Vietnam, Oussama Ben Laden l’a fait. Mais déjà de nombreux officiers
parlent de la nécessité d’un retour à la « vraie guerre ».
Fondamentalement
les choses n’ont donc guère changé depuis l’époque des Pères fondateurs sinon
le degré de puissance. En s’efforçant de domestiquer la puissance militaire au
service d’une politique « intelligente », les Américains maudissent
finalement les effets dont ils chérissent les causes. Plus que la
conceptualisation éphémère d’une doctrine d’équilibre et d’harmonie, c’est la
transformation profonde de la culture militaire américaine qui serait
nécessaire pour ne plus faire de ce hard
power, démesuré dans sa masse et son emploi, une boîte de Pandore.