Tout
commence en 1994 lorsque John Meriwether, un des plus prestigieux traders de
New York, fonde Long-Term Capital Management (LTCM) avec l’ambition d’aborder
la spéculation boursière de manière scientifique. Pour y parvenir, Meriwether s’entoure
des meilleurs « mentats » de la finance et de l’université, dont
David Mullins, vice-président de la réserve fédérale américaine, et surtout
Myron Scholes et Robert Merton, alors professeurs à Stanford.
Cette
concentration unique de talents construit rapidement un modèle opérationnel puissant
reposant sur de nombreuses statistiques historiques et quelques principes
simples :
- Evoluer sur des
secteurs étroits engageant relativement peu d’acteurs, comme les marchés
hypothécaires européens. Le faible nombre de participants réduit la
volatilité et accroît donc la prédictibilité.
- A l’intérieur de ces
secteurs, lister des actifs en couple, c’est-à-dire des valeurs liées de
telle façon qu’elles évoluent en tandem à la hausse ou à la baisse.
- Repérer les
décalages dans ces couples et anticiper les mouvements qui permettront le
retour à l’équilibre. Acheter ou vendre en fonction de ces anticipations.
- Compenser la
faiblesse du gain de chacune de ces micro-opérations par des ordres
massifs possibles grâce à un énorme effet de levier. Si, par exemple, LTCM
achète 100 000 obligations danoises à 1 000 dollars pour les
revendre quelques jours plus tard, il ne présente en réalité que 5
millions de dollars, le reste (95 millions) est garanti par les banques
jusqu’au dénouement de l’opération (l’achat et la vente des 100 000
actions s’effectuent en même temps et on ne considère que le bénéfice ou
la perte).
L’effet
de levier amplifie les gains ou les pertes. Si le prix des 100 000 actions
augmente de 10 % entre l’achat et la vente, le bénéfice est de 10 millions pour
une mise de 5, soit 200 % de gain. En cas d’erreur en revanche les pertes
peuvent être considérables et même fatales. Le modèle LTCM est cependant ainsi fait
que si les conséquences d’un échec peuvent être effectivement énormes, sa
probabilité d’occurrence est considérée comme faible du fait même de sa rigueur
scientifique et de l’autorité de ceux qui l’ont conçu.
Les
premiers résultats sont extraordinaires. Après déductions des commissions (considérables)
versées à LTCM, les performances du fonds sont de + 20 % en 1994, +42,8 %
en 1995, +40,8% en 1996 et +17,1% en 1997. La même année, Myron Scholes et
Robert Merton obtiennent le prix Nobel d’économie. Tout réussit donc à LTCM et
les investisseurs arrivent en masse.
En
réalité, le modèle présente de grandes fragilités. La première est qu’il
s’agit d’un modèle inductif prédisant que les tendances du passé se
reproduiront immanquablement dans le futur, à la manière de la dinde inductive
décrite par Bertrand Russell et qui est persuadée, à partir de ses
observations, que l’homme est fait pour nourrir les dindes…jusqu’à ce que
survienne Noël. LTCM est extrêmement vulnérable à la surprise stratégique.
Plus
subtilement, si la rareté des acteurs sur les marchés spécialisés choisis
réduit l’incertitude, elle rend aussi l’action de LTCM plus visible. Le succès
venant, beaucoup d’investisseurs en viennent à imiter le comportement de LTCM,
ce qui est en contradiction même avec le principe du marché boursier puisque
pour pouvoir vendre ou acheter, il faut que quelqu’un en face estime utile ou
rentable de faire le contraire. Lorsqu’un grand nombre d’acteurs finit par
imiter LTCM, le modèle est perturbé.
Le maintien de la confiance, sinon de l'insouciance, des particuliers comme des banques et la nécessité d’investir plus pour conserver
les mêmes rendements incite à augmenter encore les effets de
levier jusqu’à des niveaux inédits. Au début de 1998, les positions cumulées de LTCM finissent
par représenter le PIB de la
France. Les conséquences possibles d’un échec s’accroissent
considérablement ainsi que sa probabilité d’occurrence mais de manière moins
visible. L’espérance mathématique (que l’on peut rebaptiser espérance
stratégique) du modèle s’effondre donc sans que cela empêche la poignée de génies de LTCM de continuer sur la même voie, allègrement suivie
par le système bancaire.
C’est
alors qu’en août 1998 survient le « cygne noir » sous la forme de la
défaillance de la Russie
incapable d’honorer le paiement de ses dettes et contrainte de dévaluer sa
monnaie. LTCM est alors en train de vendre massivement à découvert des emprunts
en attendant d’acheter moins cher plus tard (oui, c’est possible sur les
marchés financiers). Les investisseurs qui se détournent des valeurs russes se
ruent alors sur ces valeurs sûres et bon marché. Contrairement à la prédiction
de LTCM, les cours augmentent brutalement et la théorie des couples ne tient plus.
LTCM perd 1,7 milliard en août et encore 1 milliard sur les trois premières
semaines de septembre. Le 18 Septembre 1998, la rumeur de la faillite du fonds
le plus prestigieux de Wall Street circule dans le monde financier. Pour éviter
la catastrophe, la réserve fédérale fait appel aux banques américaines et
parfois européennes qui injectent 3,6 milliards de dollars pour recapitaliser
LTCM jusqu’à ce qu’elle puisse dénouer ses positions. Si le krach est évité, l’ensemble
de l’industrie financière perd par onde du choc plus de 110 milliards.
La crise passée, Robert Merton
déclare que son système était bon et que c'est le monde qui ne s’est pas comporté comme il
l’avait fait par le passé.
C'est toujours un plaisir culturel et intellectuel de lire vos analyses et vos synthèses ; je n'éprouve qu'une seule dissonance : l'emploi du mot étranger "traders" qui se traduit en français par "courtiers".
RépondreSupprimerA propos de "signe noir", l'image a été utilisée pour illustrer la couverture du récit de la gestion d'une autre situation de crise, celle provoquée en 2008 par le courtier Jérôme Kerviel ; voyez le livre d'Hugues Le Bret :
http://www.amazon.fr/semaine-Kerviel-syst%C3%A8me-financier-mondial/dp/2352041279/ref=la_B004N1RSI4_1_1?ie=UTF8&qid=1367402567&sr=1-1
Quelle institution financière commerciale de premier plan ne participe pas à la colonne de secours pour LTCM en 1998?
RépondreSupprimerCelle qui ne serra pas secourue à son tour en 2008.
Car les mêmes personnes sont aux affaires, que ce soit dans le domaine public ou privé. Avec leurs ethos, pathos, eros..., leurs amitiés et leurs inimitiés, leurs volontés.
Pour ne pas "garantir" Lehman, l'administration américaine devra faire "garantir" une semaine plus tard tout le système bancaire et assurantiel américain.
Le levier financier, tel le multiplicateur de force coercitive, a besoin pour fonctionner que les acteurs respectent les mêmes règles du jeu.
Si certains les contournent, les modifient, en utilisent d'autres, surprennent en changeant de jeu, l'asymétrie devient destructrice. Extrêmement?
Si la réalité ne s’est pas comportée selon les prévisions, c’est donc que la réalité est fausse. CQFD.
RépondreSupprimerCela rappelle (en moins dramatique tout de même), la folie d’Adolphe Hitler déclarant dans les ruines assiégées de Berlin, que le peuple allemand ne s’étant pas montré digne de son führer, il était normal qu’il disparaisse avec lui.
Dieu merci, le capitalisme financiarisé est beaucoup plus subtil qu’un IIIème Reich et sa lutte à mort pour la survie du plus fort. En guise ‘d’arme miracle’, il a inventé ‘l’aléa moral’, une arme imparable. Elle signifie que puisque je suis trop gros pour tomber, je peux prendre tous les risques. Si je gagne, je garde tout (puisque bien sûr, je ne paye que très peu d’impôts via l’utilisation systématique de l’optimisation fiscale et des paradis du même bois) et si je perds, et bien mon dieu, que voulez-vous ? Les gouvernements et in fine les peuples, seront bien obligés de me renflouer s’ils veulent éviter un krach systémique.
Seule deux ridicules petits problèmes, deux insignifiants grains de sable, persistent dans ce brillant raisonnement:
1 - La disproportion grandissante entre la masse des actifs financiers et la taille de l’économie mondiale, imposant des montages financiers toujours plus ‘créatifs’ qui aggravent le déséquilibre structurel du système.
2 – Des états ruinés qui ne peuvent plus sauver personne en cas de nouveau krach.
Finalement, la véritable question est de se savoir pourquoi les gouvernements n’ont rien fait pour arrêter la course à l’abîme.
Après le krach de 1929, non seulement ceux qui avaient joué au Casino boursier étaient ruinés, mais Roosevelt avait fait traduire en justice et emprisonnés, les ‘barons voleurs’.
Après le krach des subprimes, non seulement les principales banques sont devenues encore plus riches, c'est-à-dire plus systémiques, mais Obama n’a fait traduire en justice aucun des ‘banksters’ de la place de Wall-Street.
Une étrange défaite, ne trouvez-vous pas ?
Je vois un autre aspect à ce billet, des esprits très brillants analysant parfaitement la réalité, dégageant une stratégie géniale et pertinente mais qui passent totalement à coté du fait que "le milieu, le monde, l'univers" se réorganise par rapport à leur action. Les agents observent et co-évoluent et finalement la réalité devient tout autre sans que les "brillants esprits" n'intègre cette évolution. Ils finissent tout simplement par ne plus être adapté et sont frappés d'autant plus fort qu'ils ont été fort et puissant.
RépondreSupprimerVielle rengaine de l'économie en chambre : la théorie a raison, la réalité a tord...comme cette discipline (osera-t-on le terme de science ?) est la pierre angulaire de toute réflexion rationnelle (c.f. les prix Nobel d'économie consacrés aux choix rationnels et portés par l'Ecole de Chicago) et qu'elle est devenue la science royale...les remises en questions sont plus que difficiles.
RépondreSupprimerAprès tout cette l'orthodoxie est enseignée partout (ENA, HEC etc.)et permet le confort des oligarchies. Les économistes ne sont pas de mathématiciens cependant...