Maintenir le
capital humain dans le chaos
Le but premier
de la GRH de guerre est de maintenir le capital humain des grandes unités sur
le front. Il ne s’agit pas simplement de remplacer « homme pour homme » toutes
les pertes, mais uniquement celles qui sont définitives : tués, prisonniers,
disparus et blessés graves. Pour le reste, plus de la moitié des absents des
unités sont des blessés légers, qui sont normalement destinés à revenir dans
les rangs, en permissions ou en formation si la situation le permet, ou enfin
des déserteurs de plus ou moins longue durée. Les unités sur le front, comme
les brigades ukrainiennes, sont donc déjà systématiquement en sous-effectif par
rapport à leur structure réglementaire, censée représenter l’organisation
tactique optimale. On peut imaginer, comme dans certaines armées du passé,
faire appel à un pool d’ « intérimaires » pour combler, au moins
temporairement, ces trous. Cependant, outre que c’est un exercice très délicat
sous le feu, les unités ukrainiennes n’ont pas le luxe de ce surplus.
Une fois que
l’on a une idée des besoins humains, il faut ensuite s’efforcer d’envoyer les
bons individus au bon endroit, et donc associer des compétences à des postes,
avec cette difficulté supplémentaire que les postes peuvent aussi changer au
cours d’une guerre longue. De nouvelles spécialités peuvent émerger, comme
l’emploi des drones, qui nécessitent de plus en plus de personnel. D’autres
peuvent au contraire décliner, car devenues moins utiles ou simplement parce
qu’à effectifs constants ou croissants faiblement, on ne peut satisfaire tout
le monde. On assiste donc le plus souvent à une bataille des spécialités pour
obtenir la meilleure part possible d’une ressource humaine presque toujours
insuffisante à toutes les satisfaire en volume et en qualité.
Il s’agit de
mette en place ensuite une structure de recrutement et de formation à l’arrière
capable de satisfaire ces besoins humains changeants et cette structure
elle-même a besoin de ressources matérielles, des camps et des équipements
d’instruction, et surtout humaines, des cadres en particulier. Cette structure
arrière entre donc elle-même dans l’équation complexe de l’allocation des
ressources humaines en compétition avec toutes les autres. Elle s’efforce
ensuite de « produire » des soldats au cours de formations plus ou
moins longues, avec cette contradiction permanente entre l’urgence et la
qualité, et dans le cas ukrainien avec la menace permanente de frappes
aériennes dès qu’une concentration d’hommes peut être repérée par l’ennemi. Par
principe ces formations arrière se trouvent presque toujours en décalage avec
les évolutions très rapides sur le front et nécessitent des formations
complémentaires assurées par les grandes unités réceptrices. On s’efforce alors
de transformer des bleus en individus capables d’assurer un nouveau métier dans
les dangers du front. L’affaire est donc extrêmement complexe et d’autant plus
délicate que l’on traite là non seulement de métiers et de compétences mais
aussi de la vie et de la mort. Elle nécessite donc un réseau particulier
permettant d’ajuster le moins mal possible la demande du front et l’offre de
l’arrière. La forme idéale que doit prendre ce réseau est bien connue depuis la
Première Guerre mondiale et disons-le tout de suite, l’armée ukrainienne en est
très éloignée.
La meilleure
manière de gérer ce désordre obligatoire est de disposer d’état-major
intermédiaires entre les unités engagées directement sur le front et
l’état-major général ou le ministère à l’arrière, et qui servent de relais et
de transformateurs. Ces états-majors, de division ou de corps d’armée dans le
cas ukrainien, doivent gérer simultanément les opérations des brigades qu’elles
commandent et en même temps s’efforcer d’assurer leurs besoins dans tous les
domaines. Ces états-majors permanents connaissent les unités qu’ils commandent,
d’autant plus que les officiers qui les arment en sont issus ou y sont
affectés. Ils connaissent donc leurs besoins et sont capables de les traduire à
l’arrière, dans leur province d’affectation, en recrutements et formations les
plus adaptés possibles, car c’est aussi leur intérêt à l’avant d’avoir des
brigades efficaces. Rien de tel en Ukraine, où la plupart des brigades sont
commandées par des états-majors ad hoc, dont les officiers, tournants pour
quelques mois, ne connaissent rien des unités qu’ils commandent et sont surtout
là pour éviter les problèmes. Le soutien, et notamment la GRH, leur échappe
complètement, étant géré par l’administration centrale et les provinces. Circonstance
très aggravante : dans ce système encore très soviétique, où l’aveu d’une
erreur, d’une faiblesse ou d’un échec est synonyme de sanction, l’information
remontant la hiérarchie est très souvent fausse, ce qui est source à la fois de
nombreux problèmes opérationnels et d’un accroissement du désordre dans la
gestion. La confiance n’excluant pas le contrôle, l’armée française de la
Première Guerre mondiale doublait le processus normal de comptes rendus du bas
en haut par un service de contrôle du haut en bas assuré par des inspecteurs
généraux ou de spécialités et des officiers de liaison du Grand Quartier
Général. Ce n’est pas le cas en Ukraine.
Au bout du
compte, on demande aux provinces ukrainiennes de remplir des quotas de
recrutement mais elles ne sont pas directement concernées par le résultat final
de leur recrutement. Le problème premier consiste donc à réaliser ces chiffres
avec des volontaires et des conscrits. Les premiers sont évidemment beaucoup
plus rares qu’en 2022 et, au-delà d’un patriotisme toujours évident, sont
largement motivés par la possibilité de choisir leur affectation, qui se trouve
rarement en première ligne dans l’infanterie. Le choix des seconds ressemble
beaucoup à la conscription par tirage au sort du XIXe siècle, où on
ne retient finalement que les « mauvais numéros », ceux qui ne peuvent pas
payer. On envoie ensuite ces mauvais numéros dans les centres de formation de
base plus ou moins actifs cette population de pauvres et de « vieux »,
puisqu’il s’agit aussi des conscrits en moyenne les plus âgés de l’histoire.
Les plus qualifiés sont plutôt envoyés dans les armes les plus techniques,
tandis que les moins qualifiés apprennent qu’ils vont rejoindre l’infanterie,
là où l’on meurt ou où l’on se fait mutiler en masse. Comme la surveillance et
la coercition sont assez faibles en Ukraine, on comprend qu’il puisse y avoir
une certaine évaporation avant d’arriver dans les bataillons d’infanterie, qui
restent ainsi toujours aussi désespérément usées et en sous-effectif et c’est
bien le problème majeur.
La crise de
l’infanterie ukrainienne
Le triple
problème de l’infanterie ukrainienne, comme beaucoup d’autres infanteries dans
l’histoire, est qu’elle est à la fois indispensable, négligée et mortelle.
Indispensable, car ce sont les fantassins qui assurent la principale charge de
la conquête, du contrôle et de la tenue du terrain. Négligée, car les
fantassins sont souvent considérés comme les ouvriers non qualifiés du combat —
grave erreur — et sont les derniers servis dans les programmes d’équipement ou
les affectations de recrues. Mortelle enfin, car l’infanterie subit environ 70
% des pertes en Ukraine (comme dans pratiquement toutes les guerres modernes),
ce qui rend l’apprentissage sur le terrain difficile et l’ensemble de la tâche
peu attractif. Les unités d’infanterie ont ainsi beaucoup plus de mal à monter
en gamme que les autres, car pour capitaliser sur l’expérience, il est
préférable de survivre.
En résumé,
l’armée sur le front demande surtout des fantassins – il en manque peut-être 80
000 en Ukraine – alors que l’arrière a beaucoup de mal à lui en envoyer. Les
besoins sont tels que les brigades d’infanterie – c’est-à-dire majoritairement
composées de fantassins – doivent de plus en plus faire appel à des artilleurs,
logisticiens ou autres non-fantassins pour combler les trous dans les
compagnies d’infanterie. C’est une triple catastrophe. Cela affaiblit d’autant
les indispensables unités d’appui et de soutien autour des bataillons
d’infanterie, cela réduit la confiance des volontaires dans le système
puisqu’ils peuvent être finalement affectés à des unités où ils ne veulent pas
aller. Surtout, cela produit plus de pertes et de désertions que de bons
fantassins.
Engagés sans
compétences – et le combat d’infanterie en exige beaucoup – et sans confiance
réciproque avec des camarades de combat qu’ils ne connaissent pas, les bleus
envoyés directement sur le front meurent ou s’effondrent en moyenne quatre fois
plus que les anciens placés dans les mêmes conditions. On avait compris cela
dès le début de la Première Guerre mondiale, où les divisions d’infanterie
françaises avaient mis en place des bataillons de dépôt à l’arrière pour
apprendre progressivement le front aux nouveaux. Les Ukrainiens ont mis du
temps à retrouver ces principes, ce qui témoigne encore du problème du retour
d’expérience et de la circulation de l’information. Ils n’en ont pas encore
forcément tiré toutes les conclusions. De leur propre initiative, plusieurs
brigades ukrainiennes ont créé leur propre bataillon de formation, mais il
faudrait que cela puisse se passer un peu plus en arrière, au niveau des
divisions ou des corps d’armée permanents, qui comme on l’a vu n’existe pas à
quelques exceptions près comme celui des marines.
L’Ukraine a par
ailleurs fait le choix de former 14 brigades d’infanterie nouvelles plutôt que
de renforcer les anciennes. Cela peut s’expliquer par la nécessité de disposer
d’une réserve stratégique permettant de faire face aux problèmes urgents, de
saisir éventuellement des opportunités offensives ou simplement de permettre
aux brigades de se reposer et se reconstituer à l’arrière. Il s’agit aussi de
constituer des produits d’appel à l’aide matérielle occidentale. C’est
probablement une erreur. Le combat est avant tout une affaire de qualité
humaine. Même si, sur le papier, les choses peuvent apparaître semblables, une
brigade d’infanterie expérimentée l’emportera toujours sur une brigade
constituée à partir de rien, avec, comme pour la brigade de Kiev, seulement 150
hommes sur les 2 400 déployés en France avec plus d’un an d’expérience
militaire (et encore, pas d’expérience du combat). Quitte à créer de nouvelles
brigades, autant les former à partir d’anciennes qui seront doublées et dont on
tirera les cadres parmi les anciens.
Une bureaucratie
qui doit se transformer en méritocratie
Sans grande
surprise, on s’aperçoit historiquement qu’une armée encadrée par des gens qui
ont fait leurs preuves au feu est plus efficace qu’une armée encadrée
uniquement par des gens qui ont réussi un concours à vingt ans et ont ensuite
monté mécaniquement la hiérarchie. Trois des plus belles armées de la France,
sous le 1er Empire, en 1918 ou à la Libération, sont des armées qui
ont fait exploser le carcan administratif pour faire place à des hommes souvent
jeunes et toujours courageux, énergiques et excellents tacticiens. Cela ne
s’est pas fait sans douleur, mais cela s’est avéré indispensable et très
efficace.
L’armée
ukrainienne comme l’armée russe ont commencé la guerre avec des cadres
supérieurs issus du monde post-soviétique, avec son mélange de rigidité à
l’ancienne et de clientélisme nouveau, la pire combinaison possible. Il a
manqué ensuite à l’Ukraine un Joffre remplaçant 40 % des généraux en exercice
en 1914 par des officiers ayant réussi l’épreuve initiale du feu. Il est vrai
que Joffre, contrairement à Zaloujny ou Syrsky, avait une vue à peu près claire
de ce qui se passait sur le front. Aussi l’Ukraine compte-t-elle toujours dans
ses rangs des commandants de brigades ou de bataillons incompétents mais qui
parviennent à le cacher. Il faut là encore imaginer les ravages opérationnels
et psychologiques d’une telle situation à l’intérieur même des brigades mal
commandées ou dans celles d’à côté, qui découvrent par exemple que leur voisine
a soudainement décroché de sa position sur le front, parfois parce que les
hommes en ont marre de leur chef imbécile et se sont repliés d’eux-mêmes. Une
bonne partie des quelques succès russes d’importance est le résultat de tels
problèmes de mensonges et de mauvaise coordination par des états-majors qui ont
une connaissance très imparfaite de ce qui se passe réellement.
En résumé, il
est probable que le principal gisement de ressources pour les Ukrainiens ne
soit pas forcément l’aide occidentale, mais bien la gestion de leurs hommes et
de leurs femmes sous l’uniforme. Quand on voit le courage de l’immense majorité
des soldats ukrainiens et l’ingéniosité de certaines unités, on se plaît à
imaginer ce que donnerait la même armée avec une structure de commandement bien
organisée et transparente, mais aussi des décideurs politiques courageux
capables de prendre des mesures impopulaires dans l’opinion et douloureuses
dans l’administration. Le chantier est déjà engagé, mais l’inertie et les
résistances sont telles que les progrès sont très lents alors que les hommes
tombent et que les Russes pressent sur le front.
Ajoutons pour conclure qu’il serait bon aussi que les forces armées françaises et la nation dans son ensemble se posent quelques questions sur ce qui se passerait si nous étions placés devant la même situation.
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