Quelle différence entre ces deux situations ? Dans le premier cas, le
problème stratégique opposait deux camps, comme dans la plupart des conflits ;
dans le second, il était passé à trois camps, voire plus, avec l’apparition de
nouveaux acteurs politiques indépendants. Or, comme tout physicien le sait, le
calcul des trajectoires dans un système à plusieurs corps devient vite
imprévisible. De « compliquée », la situation stratégique au Tchad était
devenue « chaotique » et incontrôlable. Retrouver un sentiment de victoire
aurait nécessité un changement de stratégie, mais cela demandait trop d’effort.
On a préféré échouer.
Dans la matrice
Une opération militaire « simple » – ce qui ne signifie pas sans danger
– est une action dont le succès est probable, bien qu'il ne soit jamais
garanti. Les relations de cause à effet sont connues, et une fois le problème
identifié, il suffit d'appliquer la procédure adéquate pour, normalement, le
résoudre. Au début des années 1960, le dispositif militaire français en Afrique
se concentrait sur la prévention des coups d'État. Un déploiement rapide d'une
compagnie française suffisait à stabiliser le pouvoir en place. Pour le
président de la République, la seule vraie contrainte était l’impopularité de
telles actions, perçues comme néocoloniales. C’est souvent cette considération
qui influençait la décision d’intervenir ou non.
Les opérations vraiment simples sont vraiment rares car elles se
déroulent toujours face à des intelligences humaines, et
pour peu que ces ennemis disposent de plusieurs manières de s’opposer à nous et
la situation devient dès lors plus compliquée.
De fait, la grande majorité des opérations militaires sont
« compliquées ». Dans ces situations, les paramètres – notamment
l’ennemi – sont connus, mais leurs interactions sont difficiles à anticiper. Quand
les objectifs et les moyens des deux camps sont connus, il faut en passer par
une matrice à deux entrées où on confronte les différents choix possibles pour
atteindre de part et d’autre cet objectif. On choisit alors le mode d’action
qui semble le mieux adapté.
L'architecture de sécurité entre la France et certaines de ses anciennes
colonies africaines reposait sur l'idée qu’on n’y conduirait que des opérations
simples ou peu compliquées, limitées dans le temps et l’espace, avec quelques
centaines de soldats professionnels sur place ou venus en urgence de France. Quelques années
après la guerre d’Algérie, il était hors de question de s’impliquer dans un
conflit long et meurtrier en Afrique. Impliqués comme nous l’étions et toujours
soucieux de notre rang et de notre crédibilité, on refusait de voir qu’il
serait pourtant nécessaire de le faire.
Le dilemme se pose pourtant rapidement au Tchad lorsque le régime
sectaire et autoritaire du président Tombalbaye provoque une révolte au centre
et au nord du pays. Une première intervention simple dans le nord du pays en
1968, avec le déploiement dissuasif d’une compagnie d’infanterie et le survol
d’avions de chasse, calme la situation la plus critique au nord mais une menace
beaucoup plus grave surgit l’année suivante : les factions rebelles du Frolinat
menacent de prendre la capitale, et l’armée nationale tchadienne (ANT),
majoritairement composée de l'ethnie Sara du président, sont incapable de
réagir. Tombalbaye fait donc appel à nouveau la France mais pour faire la
guerre cette fois. Le général de Gaulle, dont ce fut une des
dernières décisions comme président de la République, ordonne alors de « faire quelque chose pour Tombalbaye ».
Les moyens militaires français, limités aux troupes professionnelles,
permettent d'envoyer entre 2 000 et 2 500 soldats, jugés suffisants pour
résoudre ce premier « problème compliqué » post-colonial. Les acteurs
politico-militaires sont peu nombreux, regroupés en deux camps, permettant une
matrice à deux dimensions, avec un nombre réduit de scénarios. Un plan
d’opération en deux axes est établi : destruction des groupes armés du Frolinat
et renforcement de l'administration tchadienne. On imagine simplement que le
Frolinat va s’y opposer en s’efforçant de contrôler autant de terrain et de
population que possible.
Ces missions françaises se déroulent finalement avec plus ou moins de
succès sur trois ans toujours au sein de cette matrice. Les opérations de
recherche et destruction permettent de neutraliser la 1ère armée du
Frolinat dans le centre-est, mais échouent dans les provinces du BET
(Borkou-Ennedi-Tibesti). Par ailleurs, l’ANT et les organes de sécurité locaux
se renforcent, mais on ne parvînt pas à instaurer une administration tchadienne
efficace.
À l'été 1972, le président Pompidou estime que le bilan – la
sécurisation de 90 % de la population et le renforcement de l'ANT – est
satisfaisant, au prix de 39 soldats français tués. Il décide donc de mettre fin
à l’opération, sous la pression des autorités tchadiennes qui, désormais
sauvées, trouvaient la présence française encombrante. D’un commun accord, un
bataillon français fut néanmoins maintenu à la capitale et l’armée de l’air
tchadienne resta en grande partie franco-tchadienne.
Cette période refermée, la France, sous le président Valéry Giscard
d'Estaing, cherche à revenir à des opérations simples. En 1977, l'opération Lamantin
est lancée en Mauritanie pour stopper les attaques du Polisario contre les
trains miniers. La méthode est simple et directe : dès qu'une attaque est
détectée depuis l'Algérie, un raid aérien français doit partir de Dakar pour la
contrer. De décembre 1977 à juillet 1978, trois grands raids d’avions Jaguar brisent
ainsi autant de colonnes du Polisario et les attaques cessent. Presque au même moment, en mai 1978, un bataillon de parachutistes est
envoyé à Kolwezi, au Zaïre, pour libérer la ville occupée par 3 000 combattants
du Front national de libération du Congo. L'opération, bien que risquée,
réussit brillamment. Pendant ce temps, de nouvelles difficultés sont survenues
au Tchad.
Dans la mosaïque tchadienne
En 1975, un groupe d’officiers renverse et assassine le président
Tombalbaye, devenu totalement despotique et incohérent. Alors peu interventionniste,
le président Giscard d'Estaing ne fait pas intervenir le bataillon français de
N’Djamena. Le Conseil militaire suprême qui prend la direction du pays avec le
général Malloum à sa tête doit toujours faire face à une coalition du Frolinat
qu’il ne peut réduire, surtout dans le BET. Cependant, le FROLINAT est, lui
aussi, trop faible pour lancer des offensives contre l’ANT, renforcée par les
Français.
Deux éléments vont bouleverser cet équilibre. Tout d'abord, le général
Malloum exige le départ des militaires français et signe en 1976 un nouvel
accord de coopération militaire qui exclut l'implication directe de la France
dans les combats au Tchad. Il se prive ainsi de son principal soutien
militaire. Pendant ce temps, de son côté, le colonel Kadhafi, qui nourrit des
ambitions au Tchad, décide de soutenir massivement les Forces armées populaires
(FAP) de Goukouni Oueddei dans le BET. En quelques mois, ce qui n’était qu’un
groupe de combattants toubous se transforme en une véritable armée mobile
équipée de pick-up et d'armes modernes : fusils d’assaut, missiles antiaériens
portables, lance-roquettes antichars, lance-roquettes multiples et
mitrailleuses lourdes. Mieux équipées que les autres forces en présence ou même
que les fantassins français, les FAP deviennent capables de lancer des
offensives.
Cette montée en puissance soudaine d’une faction du FROLINAT suscite des
réactions fortes. L’ingérence libyenne, qui va jusqu’à l’envoi de conseillers
militaires et de troupes dans la bande d’Aouzou, irrite les autres acteurs. En
octobre 1976, Hissène Habré se dissocie de Goukouni Oueddei et crée les Forces
armées du Nord (FAN), qui recrutent aussi parmi les guerriers toubous. Il se
replie au centre du pays, près du Soudan, pour obtenir de l'aide, tout en
organisant la prise en otage d'anthropologues européens, dont la Française
Françoise Claustre. Cela lui rapporte une rançon et l’occasion d’humilier la
France, allant même jusqu'à assassiner l'officier français envoyé pour
négocier. Le Soudan accepte de le soutenir, tout comme il appuie des factions
comme le Front populaire de libération (FPL) ou l’armée Volcan.
L'équilibre est rompu avec la première offensive des FAP en juillet
1977, qui s’emparent des postes de Bardai et Zouar dans le BET, puis surtout de
Faya en février 1978. L’ANT est sévèrement affaiblie, et son aviation,
dépassée, est impuissante face aux nouvelles armes antiaériennes des rebelles.
Après avoir exigé le retrait des forces françaises, le général Malloum les
appelle désormais au secours. Giscard d'Estaing hésite.
Les conseillers militaires du président, le général Vambremeersch, son
chef d’état-major particulier, et le général Méry, chef d’état-major des
armées, redoutent de s’engager dans un conflit prolongé comme en 1969 et sont
réticents à intervenir. Cependant, le ministre des Affaires étrangères, Louis
de Guiringaud, rappelle les obligations de la France en Afrique et l'importance
de ne pas abandonner le régime de N’Djamena. Plusieurs chefs d'État africains
appellent discrètement à intervenir contre les rebelles soutenus par la Libye
de Kadhafi. Enfin, la proximité des élections législatives françaises de mars
1978 incite Giscard d'Estaing, que François Mitterrand qualifiera bientôt de «
pompier pyromane en Afrique », à éviter une intervention risquée.
Finalement, Giscard d'Estaing opte pour une solution intermédiaire : une
opération d’assistance limitée, baptisée Citronnelle, avec une petite force en
réserve. Le 1er avril, 300 soldats français sont déployés au Tchad. En avril,
les FAP reprennent l'offensive et capturent Salal, près de Moussoro, aux portes
de N’Djamena. À la suite des élections législatives, Giscard d'Estaing, plus
confiant, ordonne d'accompagner discrètement les forces tchadiennes dans une
tentative de reconquête de Salal. Le 16 avril, les Français, un simple escadron
de blindés légers, se retrouvent de nouveau au combat au Tchad, face à un
ennemi mieux armé que par le passé. Les 400 hommes du FAP, bien équipés et
courageux, repoussent les forces franco-tchadiennes et infligent aux Français
leurs premières pertes. Cette première surprise militaire augure de la réelle
connaissance que l’on a à Paris des évolutions qui sont survenues sur le
théâtre d’opérations.
Après cet échec, les forces françaises s’adaptent. Un groupement
tactique interarmes (GTIA) est formé à Moussoro, composé de marsouins,
légionnaires et artilleurs parachutistes, avec deux escadrons de blindés
légers, une compagnie d'infanterie portée sur camions et une section de
mortiers. C’est la première fois que l’on forme une unité aussi composite
provenant d’autant de régiments différents.
Le 25 avril, le GTIA attaque Salal et parvient à reprendre le poste,
infligeant de lourdes pertes aux FAP. Le gouvernement français, embarrassé, nie
l’existence de ce combat tout en envoyant des renforts pour constituer deux
GTIA supplémentaires entre mai et septembre. Des fusils d’assaut SIG 542 sont
achetés en urgence en Suisse pour remplacer les fusils et pistolets mitrailleurs
français de la guerre d’Algérie face aux AK-47 Kalashnikov des rebelles. Après quelques hésitations, une force aérienne est déployée,
comprenant une vingtaine d’hélicoptères et dix chasseurs Jaguar. En septembre
1978, 2 000 soldats français sont présents au Tchad, un effectif qui atteint 2
300 début 1979 avec un quatrième GTIA. On retrouve ainsi le volume et la
structure de l’intervention de 1969, mais avec un matériel plus moderne et une
puissance de feu accrue, face à un ennemi lui aussi mieux équipé. L’armée de
l’air peut désormais mener des raids en profondeur, selon les renseignements.
Les moyens sont enfin là ; il reste à définir une stratégie.
Chaos
debout
Avec le gouvernement tchadien d’un côté, allié aux FAN d’Hissène Habré,
et les FAP de l’autre, toujours associés à la 1ère armée et à Volcan
au sein du Frolinat depuis le congrès de Faya en avril, le conflit au Tchad
reste un affrontement entre deux grands camps. Le général Bredèche,
nouvellement nommé à la tête de l’opération Tacaud, reçoit pour mission
de rétablir la confiance du gouvernement tchadien et de ses forces armées en
stoppant l’élan victorieux du Frolinat. Pour cela, il décide de reprendre le contrôle
des villes du centre du pays afin de protéger le « Tchad utile » des attaques
venant du nord.
En mai, les forces françaises s’emparent d’Ati, un point stratégique au
centre-sud du pays, après trois violents affrontements. Avec l’engagement plus
médiatisé à Kolwezi, ce mois est marqué par les combats les plus intenses
auxquels les forces françaises ont participé depuis 1962 et jusqu’à aujourd’hui.
Les FAP en sortent très affaiblies et, avec la reprise des villes du
centre, un ligne de défense est mise en place protégeant le sud et la capitale.
Les FAP se retranchent alors dans le nord, tandis que Malloum et Habré
s’unissent en août 1978 pour former un gouvernement avec le soutien de la
France. On espère alors que ce gouvernement saura s’imposer, permettant ainsi à
la France de retirer ses troupes.
Cet espoir se révèle vain, car personne n’est réellement prêt à partager
le pouvoir. Les deux alliés finissent par s’affronter, et de violents combats
éclatent à N’Djamena en février 1979. Goukouni Oueddei, qui vient de s’éloigner
de la Libye, s’allie à Habré et envoie des troupes à N’Djamena contre les
partisans de Malloum. Le conflit se complexifie et passe de deux à trois camps
principaux, voire davantage, avec la possibilité que d’autres factions, comme
la 1ère ou Volcan, interviennent à tout moment. Face à
l’effondrement du gouvernement, de nouvelles organisations d’autodéfense
émergent dans les ethnies du sud, et en mars, on compte onze groupes armés
différents dans le pays, sans parler de la présence libyenne dans le nord
extrême et de l’intérêt des pays voisins.
Le gouvernement, autrefois seule autorité légitime à défendre, n’existe
plus, et le contrôle de la capitale, centre de gravité politique du pays, peut
basculer d’une coalition à une autre. Un camp qui devient trop puissant peut
provoquer des changements d’alliance ou une intervention extérieure pour
rétablir l’équilibre. Ce type de conflit s’éternise jusqu’ à ce qu’une faction
n’atteigne enfin une masse critique lui permettant de dominer ou rallier toutes
les autres.
La seule manière de sortir de ce dilemme aurait sans doute été de le
résoudre par la force, à la manière d’Alexandre le Grand tranchant le nœud
gordien. Cela aurait consisté à soutenir une faction – la plus puissante si
possible – et à la renforcer pour lui donner cette masse critique nécessaire à
une victoire décisive. Les Américains ont adopté cette stratégie en Irak en
2007, en soutenant fermement le gouvernement de Bagdad et en s’associant aux
nationalistes sunnites, souvent leurs anciens ennemis, pour contrer l’État
islamique en Irak, puis les milices mahdistes. Ce qui paraissait insoluble
s’est stabilisé en un an. La Russie a suivi un schéma similaire en Syrie en
2015, en appuyant le régime chancelant de Bachar al-Assad jusqu’à sa victoire, provisoire, quelques années plus tard.
En 1979, avec seulement quelques milliers de soldats professionnels et
quelques dizaines d’aéronefs, la France ne dispose pas des moyens américains en
Irak, mais dans un contexte où les factions au Tchad alignent rarement plus de
quelques milliers de combattants, cela pourrait suffire. Tactiquement, comme à
Ati, les forces françaises peuvent vaincre n’importe quelle faction sur le
terrain. Elles le prouvent encore le 5 mars, lorsque le Conseil démocratique
révolutionnaire (CDR) d’Acyl Ahmat, nouvel allié de la Libye, tente de prendre
Abéché. Avec 800 combattants bien équipés, le CDR constitue la force rebelle la
plus puissante vue jusqu’alors au Tchad. Mais face aux troupes françaises, il
est écrasé : environ 300 combattants rebelles sont tués, pour deux Français.
Malgré cette victoire, Valéry Giscard d’Estaing, critiqué en France et
en Afrique, renonce à combattre au Tchad. La France adopte une posture de
neutralité et, avec l’Organisation de l’unité africaine et en particulier le
Nigeria, cherche à obtenir une « solution négociée ». Les soldats français, y
compris ceux qui avaient pour mission de défendre Abéché à tout prix quelques
jours plus tôt, sont rapatriés à N’Djamena. Le contingent est réduit à 1 200
hommes, chargés uniquement de protéger les ressortissants français et de
fournir une aide humanitaire. En mars, le général Malloum s’exile, laissant
place à un gouvernement dirigé par Habré et Oueddei, nommé Gouvernement d’Union
nationale de transition (GUNT). Pendant que les négociations se poursuivent au
Nigeria pour intégrer les différentes factions, une première force neutre
d’interposition africaine est déployée à N’Djamena.
C’est le début des forces d’interposition et des « soldats
de la paix », aux mains pures mais sans mains. Signe du changement de
paradigme, Valéry Giscard d’Estaing, a déjà accepté en 1978 d’engager un
bataillon français sous casques bleus dans le cadre de Force intérimaire des
Nations-Unies au Liban qui vient d’être créée au Liban. Mais alors que le président est simultanément accusé d’ingérence et
d’inaction en Afrique, ce sont également des forces françaises, décollant de
N’Djamena en septembre 1979, qui renversent le régime de l’empereur Bokassa 1er.
Toutes les forces neutres à N’Djamena, et parce qu’elles sont neutres, n’empêchent pas la reprise des combats en mars 1980, entre Goukouni Oueddei et Hissène Habré cette fois. La deuxième bataille de N’Djamena, très violente, s’étend à l’ensemble du pays. Paralysée, la France retire ses troupes en avril 1980, abandonnant le Tchad à son chaos. En deux ans, le sacrifice de 28 soldats français n’aura produit aucun résultat stratégique. C’est la première fois depuis la guerre d’Algérie que la France fait face à une situation stratégique chaotique à plusieurs camps, et c’est un échec. Malheureusement, ce ne sera pas le dernier.
Le processus de décision politico-stratégique français s'avère incapable de faire face au problèmes complexes, autant les éviter ou au moins s'en retirer dès que l'on perçoit que l'on est en train de passer d'un problème stratégique à plus de deux corps.
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