dimanche 7 avril 2024

Chaos debout

Dans la conclusion de L’embrasement j’écrivais au mois de janvier dernier qu’après la première phase de « modelage », euphémisme, de la zone de combat par une campagne de frappes, la phase de conquête du territoire de Gaza se poursuivrait probablement jusqu’à la fin du mois de mars 2024 pour faire place ensuite à une longue phase de contrôle dans un nouveau cadre politique. Malgré les apparences, je croyais encore qu’il y avait un début de stratégie du côté israélien. En fait, on n’est jamais sorti du modèle de la « corbeille à papier » de James March : un ensemble de réactions jetées les unes sur les autres au hasard des circonstances comme des boulettes de papier dans une corbeille.

L’esprit humain cherchant toujours une cohérence dans les choses, on peut rétrospectivement considérer que toutes ces décisions empilées formaient un plan réfléchi. En réalité, le cabinet de guerre israélien a bien du mal visiblement à établir une ligne claire entre des impératifs et des contraintes souvent contradictoires : démanteler le Hamas mais tout en libérant les otages sans trop concéder de contreparties, préserver ses troupes mais aussi la population gazaouie tout en ne sachant pas trop quoi faire d’elle, contrôler la Cisjordanie sans susciter de révolte générale, écarter la menace du Hezbollah et de l’Iran tout en leur faisant très mal, restaurer la sacro-sainte capacité de situation tout en évitant l’embrasement général.

Tout au plus peut-on considérer une dominante maximaliste à l’image de celle du gouvernement Olmert voulant profiter de l’occasion de l’attaque du 12 juillet 2006 du Hezbollah à la frontière nord pour chasser le Hezbollah du Sud-Liban, mais en plus de l’opération déjà en cours contre le Hamas et tout en cherchant à imposer au gouvernement libanais de désarmer le parti de Dieu. Certains voulaient même à l’époque s’en prendre aussi à la Syrie, voire l’Iran. On connaît le résultat de cette politique brouillonne et déconnectée de ce qu’il était réellement possible de faire. Tsahal ravage le Liban mais échoue à imposer un comportement à un gouvernement libanais impuissant. L’armée israélienne échoue surtout à vaincre le Hezbollah et se trouve en crise tandis que le Hamas a les mains libres pour prendre le contrôle de Gaza. A la fin de la séquence de 2006, la position d’Israël se trouve affaiblie au lieu d’être renforcée.

Les enjeux de la guerre en cours contre le Hamas sont bien plus importants que ceux de la guerre contre le Hezbollah en 2006, ne serait que parce l’attaque du 7 octobre 2023 à été au moins cent fois plus violente que celle du 12 juillet 2006 et avec cent fois plus d’otages. Il fallait au moins donner une réponse à la hauteur du choc. On s’est donc surtout contenté côté israélien d’essayer de donner une réponse cent fois plus forte qu’en 2006. Dans ce cadre, l’objectif stratégique affiché initialement de destruction du Hamas était évidemment irréaliste mais que dire d’autre à ce moment-là ? Après l’attaque du 13 novembre 2015 à Paris-Saint Denis François Hollande avait dit aussi qu’il mettrait tout en œuvre pour « détruire l’armée des terroristes » qui avait commis cette attaque. Outre qu’il n’a pas réellement mis tout en œuvre, l’Etat islamique est toujours là, même affaibli pour la deuxième fois après son étouffement de 2008. L’étouffement d’une organisation armée, c’est-à-dire son retour à une clandestinité difficile, est la seule chose qu’une armée peut proposer au politique. Pour le reste, c’est à ce dernier de donner les clés pour la suite. Cet étouffement est cependant impossible à atteindre par le seul moyen d’une campagne aérienne et exige, comme justement les deux cas de l'Etat islamique en 2006-2008 et 2014-2017, la conquête puis le contrôle du terrain tenu par l’ennemi.

Cette opération de conquête finalement ordonnée pour la fin du mois d'octobre a été d’emblée plus gâchée qu’aidée par une campagne de frappes dévastatrice de l’artillerie et surtout des forces aériennes. Certes le Hamas et les autres groupes armés ont subi des pertes sous cette pluie de projectiles, mais comme l’admettait le porte-parole de Tsahal au moins de décembre, deux fois moins que la population civile. Or, quand on tue bien plus de civils que de soldats ennemis dans un contexte médiatisé, ce que l’on gagne éventuellement militairement est irrémédiablement perdu sur le plan politique. En l’espace de quelques semaines, Israël s’est créé plusieurs problèmes humanitaires à résoudre, depuis l’alimentation immédiate ou les soins jusqu’à leur habitat futur. Il a par ailleurs dilapidé le soutien massif il bénéficiait après l’attaque du 7 octobre, et ce jusqu’aux Etats-Unis, le seul acteur à pouvoir influer vraiment sur sa politique. Les dégâts humains, entre 10 et 17 000 morts civils par les seules frappes aériennes en six mois (pour les whataboutistes bien au-delà de tout ce qu’à pu faire la coalition anti-Daesh en quatre ans), matériels et politiques sont très profonds. Tout cela pour tuer quelques centaines de combattants ennemis et donc sauver aussi peut-être une dizaine de soldats israéliens qui auraient été en face d’eux par la suite. Gageons qu’à long terme, les nombreux vengeurs sécrétés dans les familles meurtries ne rejoindront peut-être pas tous un Hamas impopulaire à Gaza mais tueront quand même bien plus d’Israéliens que cette dizaine sauvée.

La seule chose cohérente - l’opération de conquête - n’est donc lancée que le 27 octobre 2023. Au lieu d’un engagement total, Tsahal opte alors pour une série d’attaques successives autour puis dans les grands centres urbains : Gaza-ville, plus Khan Yunes puis Rafah. C’est plus long, un paramètre à prendre à compte quand on s’appuie sur une mobilisation forcément éphémère des réservistes, mais cela permet de mieux (ou moins mal) gérer le problème de la présence de la population en la forçant à évacuer les zones attaquées et d’avoir localement un meilleur rapport de forces. Cette opération de conquête commence de manière conforme à ce qu’on pouvait en attendre, y compris avec la part incompressible de bavures lorsqu’on lance des dizaines de milliers de soldats très jeunes (20 ans pour une brigade d’active, cadres compris) dans une zone de combat très complexe et stressante où la majorité des êtres vivants sont des civils. Ces soldats israéliens tombent aussi, mais grâce à la puissance de feu, le blindage de feu des phalanges de fer de Tsahal et la capacité de secours rapide aux blessés, il faut alors huit heures aux 40 000 combattants du Hamas et des autres groupes armés de Gaza pour tuer un seul d’entre eux.

La 36e division conquiert à peu près la zone de Gaza-Ville dans le mois de novembre. La 98e division attaque ensuite celle de Khan Yunes durant le moins de décembre. Au changement d’année, tout en s’efforçant de contrôler le nord, la 36e division attaque à nouveau mais cette fois au centre. L’armée israélienne progresse encore un peu au moins de janvier et puis les combats diminuent en intensité. Tsahal perd 70 soldats tués à Gaza jusqu’à la trêve du 22 novembre, 102 en décembre et encore 53 en janvier 2024, signe déjà d’un infléchissement. Les pertes diminuent ensuite très fortement avec 17 morts en février et 15 en mars. Cette diminution s’explique par l’affaiblissement parallèle et beaucoup plus importante du Hamas et ses alliés, qui ont peut-être perdu définitivement - morts, blessés graves et prisonniers - 20-25 000 hommes sur 40 000, mais aussi par la moindre prise de risques de Tsahal. L’utilisation massive de la puissance de feu pour reprendre le contrôle de l’hôpital al-Shifa plutôt que de pénétrer à l’intérieur et la concentration croissante des pertes sur les unités de forces spéciales et de la 89e brigade commando sont des indices supplémentaires de la réticence nouvelle à engager les brigades régulières.

C’est très étonnant. Malgré les annonces sur l’opération suivante à Rafah, tout se passe en fait comme si le gouvernement israélien avait renoncé à conquérir définitivement Gaza depuis la fin du mois de janvier et était déjà passé à la phase de contrôle dans la partie nord du territoire. La conquête de Rafah posait de toute façon d’énormes problèmes humanitaires et politiques avec la présence forte de la population réfugiée à la frontière égyptienne, des problèmes totalement anticipables par ailleurs. La frappe meurtrière sur un convoi de l’ONG américaine World Central Kitchen le 1er avril constitue une bavure forte qui oblige Joe Biden a sortir un peu de sa paralysie électorale pour commencer à exercer une pression à « l’arrêt des conneries » sur Netanyahu, ainsi que l’opinion publique israélienne qui montre à nouveau son mécontentement. La décision annoncée aujourd’hui de retirer la 98e division de la zone sud à l’exception de la brigade Nahal sur le corridor de Netzarim, ou route militaire 749, au centre du territoire, mais aussi les avancées dans l’idée d’une trêve de longue durée vont dans cette hypothèse d’un renoncement à tout conquérir pour se concentrer simplement sur la gestion de la partie Nord.

Peut-être faut-il considérer que Tsahal est réellement usée par les combats. Les forces israéliennes ont perdu à Gaza au total plus de 2 400 tués et blessés, dont 630 blessés par accidents. Avec les pertes du 7 octobre et des autres fronts, on atteint déjà des niveaux de pertes comparables à la guerre des six jours en 1968 alors qu’Israël affrontaient trois armées régulières arabes, à celles de la guerre d’Usure avec l’Egypte en 1969-1970 ou celles de l’opération Paix en Galilée au Liban en 1982 contre l’armée syrienne, l’OLP et d’autres organisations. Certaines brigades comme la 84e Givati (40 morts) ou la 7e Blindée (14 morts) combattent à Gaza depuis fin octobre. C’est beaucoup. Par ailleurs, les réservistes ne peuvent pas être maintenus sur le pied de guerre trop longtemps sous peine de paralyser l’économie du pays et ils commencent très progressivement à être démobilisés.  Autrement dit, Tsahal n'aurait plus le souffle pour entamer la conquête du sud et préférerait se concentrer sur le contrôle du territoire nord, qui visiblement présente des trous, et se contenter de raids et de frappes sur le sud en attendant de reconstituer ses forces. 

Savoir où s’arrête ce qui suffit est toujours un exercice difficile en temps de guerre. Peut-être que dans le même temps le gouvernement estime que même si l’objectif d’étouffement de l’organisation et d’élimination de ses deux principaux leaders, les pertes infligées au Hamas et alliés sont une vengeance à la hauteur du choc du 7 octobre et qu'il doit désormais se concentrer sur la libération des 133 otages restants, dont on ignore combien sont encore vivants. 

Mais peut-être aussi que ce même gouvernement Netanyahu est en fait beaucoup moins sage que ça et qu’il envisage très sérieusement de lancer une guerre contre le Hezbollah et l’Iran, ce qui serait pure folie. Très clairement ces deux acteurs ne voulaient pas de cette guerre, mais la récente attaque israélienne sur le consulat iranien de Damas (coup d’opportunité et/ou provocation ?) oblige à une riposte forte. Celle-ci sera servira sans doute à sauver la face sans trop escalader, notamment par une attaque sur des ressortissants israéliens hors d’Israël. Mais on ne peut pas exclure une riposte directe par une attaque massive de roquettes du Hezbollah, ce qui entrainerait immédiatement au moins cette campagne aérienne au moins au Liban et peut-être jusqu'en Iran que certains souhaitent tant en Israël.

Beaucoup de peut-être donc. Comme un Hercule se débattant dans une tunique de Nessus, la politique israélienne crée pour l’instant plus d’entropie qu’elle ne simplifie la situation à son profit. Il est inutile à ce stade de penser à une paix définitive quelconque, pensons simplement à limiter l’extension du domaine de la catastrophe.

6 commentaires:

  1. Heureusement qu'il y a l'écrit afin de vous permettre de vous exprimer publiquement plus de 37 secondes sans être coupé !
    :)

    C'est dingue qu'ils aient encore le moindre soutien, notamment celui des U.S.A. ... ils pourraient "se contenter" de garantir leur sécurité sans leur donner les moyens de faire n'importe quoi ...

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  2. Merci mon Colonel pour ce billet,
    Votre description de la situation est synthétique et intéressante, et ce billet mérite une relecture (le côté "premier jet" est visible)

    Un article passionnant de la presse israélienne sur l'usage de l'IA pour cibler le hamas: https://www.972mag.com/lavender-ai-israeli-army-gaza/

    Je note que pour tsahal, si tuer un combattant du hamas chez lui (curieux de savoir si un combattant ennemi sans armes et chez lui est un combattant ennemi au sens du droit international) justifie la mort de 10 civils, ça ne vaut pas un missile ou quelques heures de travail d'un officier du renseignement

    Respectueusement,
    Simon

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  3. Les chiffres des pertes militaires coté israélien sont de 604 tués depuis le 7 octobre c'est a dire 344 pertes du 7 octobre et 260 pertes depuis le début de la réaction militaire ; les blessés sont 3193 . 46 des 344 pertes d'Israel en opération sont des tirs erronés, accidentels , ce qui est habituel dans un theatre d'opérations urbain ou la confusion entre ennemi et ami est fréquente. Les chiffres des tués du Hamas sont a recueillir coté israélien ; soit environ 12,000 a 15,000 combattants tué. Les victimes civiles coté Gaza sont gonflés et à mon avis une simple propagande si l'on retient que Mossoul ville de 1,200,000 habitants capturée par Daesh-Etat islamique, fut assiégée de septembre 2016 a juillet 2017 par les USA et les Kurdes ; au final il y eut 10,000 civils tués dans Mossoul soit 30 civils tués par jour . Donc le chiffre de 183 civils tués par jour à Gaza me parait peu crédible. La stratégie d'Israel est de diminuer la nuisance de Hamas , controler le nord du territoire , éliminer à la longue les cadres du Hamas. Pour les otages israéliens il y a peu d'espoir sauf miracle . Les USA vont arrimer un débarcadère maritime pour fournir des vivres plus aisément. Cela servira de point d' ouverture maritime à Hamas et il est évident que la Turquie voudra en profiter pour rentrer dans l' échiquier . Au Liban , le Hezbollah attend les instructions de Téhéran pour une attaque qui devrait viser les plates-formes gazières d'Israel, objectif " mou " difficile a défendre et qui peu apparaitre comme moins grave au yeux de l'opinion qu'une attaque sur Tel Aviv . L'élargissement du conflit à toute la région devient alors inexorable . L'Iran attend son heure c'est à dire de créer ses ogives nucléaires a partir du 1er janvier 2026 , date d'expiration de l'accord JCPOA avec Obama en 2015 qui est une licence de tir atomique aux mains des Ayatollahs .

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  4. Merci pour cette analyse Mon Colonel. Un point que je salut est votre rigueur et votre honnêteté intellectuelle : votre livre est toujours en rayon que vous dites déjà vous être trompé.
    Au milieu de tous ces experts, certains autoproclamés et d'autres réels, vous êtes un phare.

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  5. Analyse intéressante, mais j'aimerais bien connaître les alternatives qu'avait l'IDF. En ce qui concerne les pertes civiles, celle-ci sont dans l'ordre de grandeur d'une guerre en milieu urbain peuplé de civils ou de plus les combattants adverses se cache derrière les civils. Même si on croit les chiffres du Hamas (on peut grandement en douter) c'est 30'000 morts dont 12'000 combattants du Hamas. En réalité, l'IDF est exceptionnellement bon pour épargner dans ce contexte les vies civiles. Je ne vous apprends pas que dans toute guerre ce sont les civils qui trinquent et il s'agit d'une guerre et pas d'une opération de police. Quant au reproche de génocide narré par la gauche mondiale pour camoufler son antisémitisme profond, il faut quand même remarquer que l'IDF est particulièrement incompétent compte tenu de ses moyens à disposition pour arriver à tuer uniquement 1.4% de la population, combattants y compris quand dans autres génocides (Ruanda, Show, Arméniens en Turquie) les protagonistes étaient autrement efficace.
    Après quand on voit que 70% de la population de Gaza encore aujourd'hui estime que le massacre du 7 octobre était justifié, il y a un problème de fond qui est à mon avis sans solution. Mais apparemment dans cette région quand on tape suffisamment fort ça calme les ardeurs guerrière locales. Bizarrement, après avoir vu la réponse israélienne au massacre du 7 octobre, le Hezbollah et l'Iran se tiennent bien sagement tranquille, sauf quelques démonstrations de missiles pour calmer la populace. Donc il est fort possible qu'après que Gaza ne soit plus qu'un champ de ruine, ça calme pour en tout cas quelques années les ardeurs locales à commettre des horreurs comme le 7 octobre.•L'idéal serait l'Allemagne post-nazie à partir de 1945 (pays totalement détruit) qui s'est complètement distancé de son idéologie nazie et ceci en quelques mois. Mais je doute pour les palestiniens qu'ils soient capables de suivre le même chemin.

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    1. Bien que vous en doutiez, l'accusation de génocide mérite d'être étudié avec un minimum de sérieux, la définition légale d'un génocide dans le droit international étant plus large que ce qu'on a en tête en pensant au Rwanda ou à la Shoah. Voir: https://orientxxi.info/magazine/peut-on-parler-de-genocide-a-gaza,6944

      Sinon, pour qu'un opprimé cesse de détester son oppresseur (car c'est bien la situation ici), une réelle porte de sortie (aka une solution négocié de paix digne ce nom, avec la fin de la colonisation notamment, doit lui être proposé). L'Allemagne à certes fait un énorme travail sur elle même et son passé, mais dans un contexte apaisé, de paix. Les différents coree du sud/japon, concernant les conséquences de la colonisation japonaise, sont aussi un autre cas intéressant de difficulté à faire la paix sur son passé...

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