Je suis jaloux de Jean Michelin. J’aurais tellement aimé raconter l’ « OPEX », cette plongée collective de
quelques mois dans un autre univers, parfois paisible, souvent violent et où
dans ce dernier cas, le tragique se superpose à l’aventure. Il aurait fallu
pour cela prendre des notes, fixer sur le moment les visages, les noms, les
mots, les faits, toutes ces petites choses qui font la densité de ce
quotidien entourant des pics d'extraordinaire, qui eux pour le coup restent,
pour notre malheur parfois, gravés dans les âmes. L’auteur dit avoir
écrit pour ne pas oublier, je n’ai pas pour ma part écrit et j’ai franchi depuis longtemps le
point au delà duquel la mémoire n’est que reconstitution approximative, injuste et bien
souvent trop bienveillante.
Je ne suis pas certain par ailleurs que je l’aurais fait aussi finement
que le capitaine Michelin, indicatif Jonquille
(substitut chasseur à « une des deux couleurs dont on ne dit pas le
nom »). Jonquille donc qui désigne, par identification entre le groupe et
son chef, aussi la 3e compagnie du 16e Bataillon de
Chasseurs, et qui sont envoyés ensemble dans la province afghane de Kapisa.
Nous sommes à l’été 2012 dans une guerre dans laquelle les Français sont
présents depuis onze ans et pleinement engagés au combat (plus de 80 % des
pertes) depuis presque quatre. C’est alors le début de la fin après une course
électorale au retrait le plus rapide, la fin de la
mission devenant une…fin en soi, bien plus que son succès. On attend d’ailleurs
toujours que le résultat même de l’engagement soit décrit par ceux qui
ont envoyé les soldats au milieu du danger.
Difficile dans ces conditions de s’engager, de vivre et peut-être mourir
autour de Nijrab, cette toute petite forteresse au cœur du grand Afghanistan, surtout quand
on voit qu’au bout de quatre d’efforts et de sacrifice, les Français en sont revenus
physiquement au point de départ, bien plus refoulés par leur propre échelon politique que par l'ennemi. C’est
difficile et pourtant on le fait, sous le contrôle étroit de Paris, validant ou
non par le biais du CPCO le moindre mouvement pour éviter à tout prix cet « événement »,
intrinsèquement négatif, qui fera la une des chaînes d’informations.
On le fait parce que c’est le job, l’éthique du soldat professionnel,
et puis parce que malgré tout on a le sentiment d’être, ensemble, au cœur d'un petit monde temporaire où la vie est plus forte…tant qu’on reste en vie. Car
une opération, c’est aussi un travail, en fait une somme de missions quotidiennement
répétées, parfois à l’identique comme dans Un
jour sans fin à part que les morts
ne se réveillent pas le lendemain. Comme le fort Bastiani du Désert des Tartares, la base de Nijrab
de Jonquille est comme une grande horloge
dont les rouages sont vivants. Soixante fois de suite, le capitaine reçoit une
mission et l’organise et la compagnie l’exécute dans les quelques heures qui
suivent, du petit matin à la fin d’après-midi, et sur quelques kilomètres
carrés seulement. Ces processions de petites phalanges évoluant au rythme des sapeurs-démineurs visent par ailleurs plus souvent à faire respirer le dispositif français, sécuriser sa logistique
en particulier, qu’à détruire un ennemi qui nous échappe.
Cet ennemi comme d’habitude on le voit très peu mais il est
toujours là, dans l’air, y compris physiquement par les balles, quelques obus
et surtout des engins explosifs. Le soldat est un homme qui voit finalement peu
de choses, coupé qu’il est par toutes les protections naturelles et
artificielles possibles. Le chef, comme le capitaine, est de plus souvent relié
par des fils invisibles qui le retiennent en arrière, là où il peut commander
avec un peu de recul et communiquer avec l’échelon supérieur. Pour lui, plus
encore que pour les autres, le combat ce sont d’abord des sons, les communications
radio, les mots avec l’équipage, parfois
les bruits des balles qui passent sans trop savoir généralement à qui elles étaient
destinées, et parfois le plus rare et le plus redouté de tous : la grande
explosion, souvent synonyme de « coup dur ». Ce coup dur, cet « événement »,
est finalement survenu pour la capitaine Michelin le 9 juin 2012 avec la mort de quatre soldats français (et
deux interprètes) et la blessure de cinq autres après une attaque suicide, le
missile de croisière des Taliban et associés.
Les autobiographies ne sont supportables que lorsqu’elles exposent
aussi les faiblesses, parfois drôles parfois dures, les incompréhensions, les interrogations bref
tout ce qui fait qu’un être est vivant et en relief et non un super-héros de carton. De
ce point de vue, Jonquille est plein
de reliefs, et c’est un de ses grands mérites. L'auteur décrit les
situations à travers son point de vue et celui-ci est humain, très humain. Il
ne cache donc rien de son affectation et de ses interrogations (avec l’inévitable
« Aurais-je pu éviter cela ? ») après l'attaque du 9 juin. Il décrit aussi la nécessaire reconstitution, qui ne signifie pas
effacement, parce que la mission continue.
Si les combats sont des pics de sensations noires lorsqu’ils s’accompagnent
de la mort des siens, ils ne constituent cependant qu’une petite partie des
missions hors de la base, qui elles-mêmes ne forment qu’une partie de la vie. Hors
de l’extrême, la vie des groupes de soldats est pleine des mêmes multiples
choses depuis des siècles : le lien avec les familles (presque permanent
maintenant et ça c’est nouveau), le ressentiment contre les planqués (notion militaire
floue qui commence avec le 2e de la colonne de fantassins en
patrouille), les rapports de coopération/compétition avec les « voisins »,
la satisfaction des besoins de base (bien dormir, quelle richesse !), les
jeux, les blagues et, gloire soit rendu aux nouvelles technologies, les vidéos
et surtout la musique. On y revient, le combat et ses environs, ce sont d’abord
des sons et parfois ce rock qu’affectionne et pratique l’auteur.
Tout cela, de l’extrême au quotidien, est décrit avec la précision
et l’empathie d’un anthropologue qui décrirait sa propre tribu avec des couches
fines d’humanité.
Lisez, c’est remarquable !
Jean Michelin, Jonquille, Gallimard, 368 pages.
Salut Michel,
RépondreSupprimerAvec des témoignages comme celui du Cne Michelin, le tien, le mien, d'autres même parcellaires , il y a matière à un "Bureau des légendes de l'armée de terre". Et si on allait voir Netflix ? A bientôt pour un drink JLuc
Comme c'est bien rapporté. Nous nous sommes croisés anonymement au bureau sécurité d'école militaire il y a peu. Je n'ai pas voulu vous embêter mais l'envie de vous saluer a été forte.
RépondreSupprimerNous vivons tous des experiences difficiles à partager, parfois extraordinaires, effrayantes, écœurantes, galvanisantes...
Elles nous ramenent, moi en tout cas, toujours à notre capacité à être à la hauteur. Comment nous améliorer, progresser, garder le contrôle...
Un '' cousin '' volant du 44.
Retex et rock'nroll. La chanson Born in the USA de Bruce Springsteen raconte le retour au pays d'un vétéran de la guerre du Viêt Nam et le rejet qu'il subit de la part de ses concitoyens. Elle est aussi un hommage à ses proches qui ont vécu cette guerre et dont certains ne sont jamais revenus. Victime à 19 ans d’un accident de moto, le chanteur-auteur-compositeur américain en a gardé une jambe légèrement boiteuse et n'a pas passé pas les tests physiques, si bien qu'il a été réformé du service militaire. Born in the USA, à l'origine une " protest song " destinée à attirer l'attention des auditeurs sur les difficultés rencontrées par les vétérans du Viêt Nam à leur retour au pays, a été utilisée par le Parti républicain à des fins électorales sans le consentement de son compositeur. Bon week-end.
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