Voici maintenant exactement trois ans que
la France est en guerre contre l’Etat islamique et il s’agit d'une des guerres les plus étrangement menées de notre histoire.
On ne reviendra pas sur les
circonstances de son déclenchement, on retiendra simplement que l’Etat
islamique est l’adversaire qui nous aura porté les coups les plus durs depuis
la fin de la guerre d’Algérie. On passera sur l’absence à peu près totale d’anticipation
et de préparation de ces coups. Nous avions crû à force de guerres lointaines
où seuls tombaient nos soldats que nous étions invulnérables sur notre sol. Nous
ne pouvions pas non plus indéfiniment réduire les moyens qui servent à assurer
la sécurité des Français sans en payer un jour le prix.
Du côté du bouclier, comme dans toutes
les organisations rigides, c’est le choc des événements qui a fait évoluer
les méthodes des services de sécurité intérieure. C’est le même choc qui a
permis d’arracher quelques ressources nouvelles, plus réglementaires ou
juridiques que matérielles, à des gouvernants toujours visiblement déchirés
entre l’obéissance aux critères de Maastricht et leur devoir de protéger la France,
ses intérêts et ses citoyens.
On remarquera donc que les attaques
terroristes de grande ampleur ont cessé en France depuis un an, laissant la
place à un harcèlement de petites actions qui si elles sont rudimentaires n’en
font pas moins mal. L’esprit humain est ainsi fait qu’une attaque qui fait dix
victimes provoque plus d’émotion que celle qui n’en fait qu’une mais pas dix
fois plus. Dans ces opérations psychologiques, les deux modes d’action ont
finalement presque le même effet de saturation sur les chaînes d’information.
La fin de ces grandes attaques, dont
il serait très présomptueux de penser qu’elles sont terminées, est
incontestablement le fait d’un bouclier plus étanche mais aussi d’un reflux
général de l’Etat islamique et de la réduction de sa liberté d’action. Il en va
comme du retour de la croissance économique, on privilégiera toujours sa propre
action sur les circonstances extérieures. L’erreur serait sans doute d’y croire
trop et de chercher l’éradication totale des attaques par la seule poursuite
des efforts de sécurité intérieure et jusqu’à l’éradication totale des
attaquants.
Rappelons ce principe de base des
organisations que c’est toujours le passage de 80 % d’efficacité à un
hypothétique 100 % qui coûte cher, jusqu’à parfois être contre-productif sinon franchement dangereux. A la
fin de 1956, il y avait à Alger des attaques terroristes tous les jours,
parfois avec des petites bombes, bien plus souvent au pistolet et surtout à l'arme
blanche. Face à cette menace nouvelle, les services de police, rigides,
compromis, dispersés et rivaux paraissaient impuissants et devant cette
impuissance le gouvernement de l’époque, au sein d’une grande démocratie, a « craqué ».
Au lieu de réorganiser les services de police, il a jugé plus rapide, facile
et efficace d’en déléguer les pouvoirs à la 10e division parachutiste
de Massu. On connaît la suite. Si effectivement les réseaux du FLN ont été rapidement
démantelés, le coût humain et moral de ce succès a été exorbitant. La campagne
terroriste du FLN pendant un an, pour ignoble qu’elle soit, avait pourtant fait
moins de morts que la seule journée du 13 novembre 2015.
Il est donc important de chercher à
améliorer notre efficacité mais il est aussi important de savoir où s’arrête ce
qui suffit. On peut sans fin ajouter des lois, étendre les pouvoirs de police, surveiller
plus de monde et plus profondément, montrer toujours plus de soldats et de
policiers dans les rues, s’agiter en permanence pour montrer que l’on fait
quelque chose. On peut aussi accepter l’idée qu’on ne supprimera pas tous les
terroristes potentiels. C’est après tout ce que l’on fait avec la criminalité. On lutte contre elle mais, pour paraphraser les propos du Président de
la république au sujet de Daesh, personne ne s’est « engagé solennellement
à mettre tout en œuvre pour éradiquer la criminalité ». La société tolère
finalement une part de criminalité car tout le monde sait ou sent le coût
exorbitant à tout point de vue que provoquerait la recherche, sans doute
impossible, de son éradication. L’action de l’Etat a toujours une limite
matérielle et aussi, au moins dans une démocratie, une limite légale et morale,
avec parfois la tentation de compenser l’inélasticité de la première par le
repoussement de la seconde.
Il existe néanmoins une différence
fondamentale entre des terroristes et des criminels et qui s’appelle la motivation
politique. C’est d’ailleurs ce qui fait que l’affrontement contre l’Etat islamique
relève de la guerre et non de la police. Si la mission de
police est sans doute sans fin car il existera probablement toujours des
criminels, la mission des forces armées a toujours une fin qui s’appelle la
victoire ou la défaite. C’est cette fin qui met aussi normalement un terme à la
radicalité de l’autre. Il n’y a plus eu de kamikaze après la capitulation du
Japon. La meilleure méthode de déradicalisation est la victoire.
Quand on est face à des petits groupes
comme Action directe, on peut
toujours nier l’état de guerre, revendiqué par leurs membres, et les traiter
comme des criminels. Face à des organisations comme l’Etat islamique c’est
plus difficile, même si la tentation est forte, et à moins de rester dans une
posture totalement défensive, il n’est pas d’autre solution que de faire appel aux
forces armées dont on rappellera qu’il s’agit d’une instrument politique
destiné à imposer par la force sa volonté à un ennemi.
Nous cherchons donc à imposer notre
volonté à l’Etat islamique par le biais de deux épées :
Sentinelle à l’intérieur et Chammal au Levant.
On peut faire un bilan rapide de la
première : en continuité de Vigipirate
depuis 1995, nous avons une présence visible qui donne l’impression que le
politique fait quelque chose, un peu de rassurance pour certains, 7 « terroristes »
éliminés en attaquant les soldats, 0 indice d’un attentat dissuadé, 0 attentat
entravé et tout cela pour un coût de plus de 20 millions de journées de travail,
une usure forte, une diminution de l’entrainement et un milliard d’euros. Il n’est
pas certain que la volonté de l’Etat islamique en soit très affectée. Il est probable qu’il se félicite même de l’existence de cette opération.
Le bilan de Chammal est plus délicat, noyé dans celui de la coalition dirigée
par les Américains. Ce qui frappe surtout c’est le décalage.
Décalage d’abord entre l’objectif
affiché avec force par ceux qui ont engagé l’opération, à savoir l’éradication,
on a bien dit l’éradication, des « fanatiques » ou des « égorgeurs »,
et la maigreur des moyens engagés : deux groupements d’instruction, un
groupement de forces spéciales, une escadrille de
chasseurs-bombardiers, parfois renforcée de celles de l’aéronavale puis,
presque un an après l’engagement de « tout mettre en œuvre », une batterie
de 4 canons de 155 mm. Voilà donc ce que la France est capable d’engager dans
une guerre totale (puisque rappelons-le les deux adversaires veulent la fin de
l’autre).
Le ministère des armées établit régulièrement
un bilan chiffré de l’action de Chammal.
On se targue ainsi d’effectuer chaque jour un peu plus d’une frappe aérienne, qui
détruit 1 ou 2 objectif (mais qu’est qu’un objectif ?) et de lancer 27
obus (éclairants ? explosifs ? avec quel effet ?). En général,
comme le montrait le remarquable documentaire d’Ed Burns sur la guerre du
Vietnam, quand on se contente de présenter des chiffres, c’est que l’on est plutôt
dans le flou sur l’évolution politique (or, encore une fois, le but de l’emploi
des armées est de faire évoluer la politique). Mais même en regardant les
chiffres on se demande si on est vraiment sérieux. Imagine-t-on que sur un
territoire grand comme la Grande-Bretagne, on va détruire avec une frappe
aérienne et 27 obus divers chaque jour une armée ennemie forte de plusieurs
dizaines de milliers de combattants et dont on rappellera qu’elle est capable
de reconstruire, d’acquérir du matériel, de recruter ? Disons-le donc plus
clairement, on ne cherche pas vraiment de détruire mais de « contribuer un
peu à détruire », sachant que le gros du travail est quand même fait par
les forces locales au sol et que nous ne représentons qu’environ 5 % des
frappes aériennes.
Au total, avec nos deux opérations
militaires qui représentent un million d’euros par jour nous contribuons
empiriquement pour 1 % à la lutte contre Daesh. Ce n’est donc pas nous, et loin
de là, qui imposons notre volonté à l’Etat islamique, ce sont les forces armées
irakiennes, kurdes, arabes sunnites ou chiites, syriennes, russes et américaines.
C’est-à-dire, à l’exception des dernières, celles qui prennent des risques.
Car le décalage est flagrant aussi entre
la prise de risques pris par les forces armées françaises dans leur ensemble,
et non individuellement bien sûr, et l’enjeu de la guerre. Les soldats existent
pour absorber le risque plutôt que les civils, français bien sûr mais aussi
locaux. Or, moins on engage les soldats et plus on tue de civils. On les tue parfois
directement. Les 1 375 frappes dont on s’enorgueillit à ce jour ne peuvent, malgré
toutes les précautions prises, avoir été totalement sans conséquences sur la
population locale. On les tue aussi indirectement en résolvant forcément moins
vite le problème. Cette guerre est ainsi la première de notre histoire où les
pertes humaines sont civiles à presque 99 %. Cette faiblesse de l’engagement
est d’autant plus surprenante que nous avons été capables en Afghanistan et au
Mali d’envoyer au combat plus de 4 000 soldats et que nous avons accepté d’en
perdre 89 en Afghanistan et 20 au Sahel. Doit-on
considérer que les Taliban, le HIG, le MUJAO ou AQMI méritaient qu’on s’engage au
combat et que l’on prenne des risques mais pas l’Etat islamique, cette
organisation qui a tué plus de Français que toutes celles que nous avons
affronté avec courage jusque-là. Il est toujours surprenant que l’on s’engage dans
une guerre sans vouloir la faire.
Le théâtre des opérations est donc ici à prendre au premier degré mais les acteurs français improvisent et sont peu audibles. Il est urgent d’être plus clair car même après trois ans nous ne sommes qu’aux premiers actes.
Le théâtre des opérations est donc ici à prendre au premier degré mais les acteurs français improvisent et sont peu audibles. Il est urgent d’être plus clair car même après trois ans nous ne sommes qu’aux premiers actes.
Ce qui est pathétique c'est que l'on s'accroche à l'idée que nous sommes encore une grande puissance alors que nous ne le sommes plus. On veut jouer dans la cour des grands alors que nous n'en avons plus les moyens. Croyez bien que j'en suis attristé car j'aime mon pays...
RépondreSupprimerD'un autre côté, la Russie avec le PIB de l'Espagne et un territoire un brin plus vaste y arrive. On est toujours une puissance, que cela nous plaise ou non ...
SupprimerLe Caucase n'est pas pacifié (malgré l'alliance avec le très peu laïc Kadyrov) et les violences s'y étendent, il y a eu des attentats à Moscou, Volgograd et même en Sibérie, les arrestations y sont aussi nombreuses qu'en France. Je ne vois pas exactement que la Russie parvient à faire dans le domaine.
SupprimerEn parité de pouvoir d'achat le PIB de la Russie est celui de l’Allemagne
SupprimerMerci, mon Colonel, pour cet article sévère mais juste. Une question cependant: la France avait-elle seulement les moyens de participer à une opération au sol, avec des milliers de soldats, de canons et probablement de blindés, dans un pays enclavé et isolé face à un ennemi plus puissant que AQMI (en termes d'armement et d'effectifs) ? Vous avez certes donné de nombreuses pistes de réflexions dans votre article paru dans DSI sur l'idée d'une "guerre de corsaires", en particulier en suggérant de mettre fin aux opérations inutiles, Sentinelle en premier, pour dégager des effectifs. Mais comment aurait-on pu convoyer tous les hommes et le matériel sur place, en particulier au Kurdistan (zone sans doute la plus sûre) alors que notre flotte de transport est anémique ? Il avait fallu déjà mendier des avions de transports lourds pour Serval auprès de l'US Air Force et de sociétés russes. A côté du manque de volonté de se battre, nous avons sans doute aussi payé le prix d'une terrible inconséquence stratégique, à vouloir sans cesse réduire les moyens par idéologie ou pour jouir des "dividendes de la paix" en sacrifiant toute possibilité de remonté en puissance, ou de réaction rapide face à un "cygne noir" comme l'a été l'Etat islamique.
RépondreSupprimerCordialement.
Nos sommes tels une grenouille qui se voit être un bœuf, nous pourrions faire mieux...mais...
RépondreSupprimerNos politiciens et le tissus économique de notre pays ne peuvent pas suivre.
Sentinelle devrait être l'affaire des CRS et des gardes mobiles.
Les différents corps devraient être au sein de leur BDD pour se remettre en jambes ou en opex.
Le matos devrait être disponible, simple et fiable...remis en ordre de marche après chaque pépin.
Mais il n'y a pas de tunes pour les armées.
Le seul truc qui compte pour les édiles se sont les prochaines échéances électorales.
Bonjour mon colonel. Merci pour ce blog et ses analyses passionnantes. (Il y a, je crois, une petite coquille à ce passage:"d’en déléguer les pouvoirs la 10e division parachutiste de Massu.")
RépondreSupprimerPour tenter d'apporter une réponse à la question qui achève l'article je pense que la réponse est malheureusement: nous n'avons pas de politique et encore moins de moyens. Et je le déplore vraiment tant je voix mon pays incapable de réaction et surtout de lucidité publiquement exprimée.
EBM
Pour être complet, il manque -sûrement volontairement - un aspect à cette étude : le coût politique. L'engagement à minima de moyens français pour un million d'euros pas jour, est étonnant d'un point de vue militaire. Mais du point de vue politique, être aux côtés de ses alliés, même à minima, même si cela coûte cher, peut être indispensable.
RépondreSupprimerFinalement, n'est-ce pas cela le but stratégique de la France : "en être", comme les autres, c'est tout ?
Comme d'habitude, excellent article passionnant à lire.
RépondreSupprimerJe reviens juste sur l'opération sentinelle : "0 indice d’un attentat dissuadé, 0 attentat entravé". N'est-ce pas aller un peu vite en besogne ?
Cette affirmation me rappelle des études du temps des Brigades rouges en Italie (qui concernaient aussi la lutte contre les mafias)qui tendaient à prouver que la présence de protections rapprochées était inutile car, dans 99% des cas d'attaques, les gardes du corps étaient les premiers tués et n'avaient pas empêché la personnalité visée d'être assassinée. Fort justement, une nuance de taille était apportée: il était alors impossible de savoir combien d'attaques avaient été empêchées du fait de la présence de ces protections rapprochées, les assassins en puissance ne se vantant pas de ne pas être passés à l'action en raison de ces mesures. N'est-on pas un peu dans le même cas de figure? Pour moi, la réponse est que personne n'en sait rien. "plus j'en sais, moins j'en sais..."
Cordialement.
Alain Rodier (CF2R).
Si je peux me permettre et revenir sur votre exemple des assassinats mafieux, je pense que vous vous trompez sur un point essentiel, c'est que les cibles étaient le seul objectif des assassins et pas d'autres à ce moment précis là, comme avec un témoin gênant, un traitre, un juge, etc, mais des cibles parfaitement identifiés et ils étaient déterminés à les éliminer. Et bien sûr dans ce cas de figure, les gardes-du-corps deviennent les seul remparts qu'il y en ait qu'un ou qu'il y ait toute une escorte, toute la route peut bien exploser...
Supprimer-Alors que pour les terroristes islamistes, l'objectif est secondaire, seul le message de terreur est important pour eux, alors si une cible est bien protégé, ils en choisissent une autre dite mole, et c'est pas ce qui manque. Donc dire que Sentinelle dissuade, est pour moi absolument faux, au contraire cela attire un autre type de criminel. Par contre cela rassure la populas et c'est déjà pas mal, mais faudrait pas en faire une martingale car on se tromperait gravement.
-Certain disaient aussi qu'il ne fallait pas attaquer Daesh sur son terrain, sous peine de voire un jours les terroristes déboulés chez nous pour ce venger?! Avec ce genre d'interprétation erronés, on va pas allé loin, pourtant ça prend et ça se répand avant de faire pschiiit, mais cela a eu le temps d'ajouter la peur à peur dans une forme d'aveux d'impuissance qui n'en était pas un, mais qui cachait plutôt un aveux de manque de volonté politique.
-Derrière ces cellules terroristes, il y a souvent que quelques leaders charismatiques qui galvanisent une idéologie, mais une fois qu'ils sont morts ces cellules disparaissent avec eux, reste alors des actes beaucoup plus isolés, jusqu'à ce que ce phénomène de mode cruel, comme toutes les modes d'ailleurs, passe...
Nous avons envoyé 4000 hommes en Afghanistan, certes; dire que nous les avons envoyés "au combat" reste un tantinet exagéré. Là comme ailleurs nous n'avons pas, loin s'en faut fait la guerre à fond, même si il y a pu avoir ci et là quelques actions retentissantes et quelques douloureuses pertes. Nous avons surtout voulu, comme le dit "unknown" ci-dessus "en être", monter notre solidarité atlantique. La consigne était tout de même "pas de casse" et le mode d'action "risque zéro". C'est pas comme ça qu'on gagne...
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